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Aux portes du Paradis

Gracieux, puissant, l’Oiseau de Nuit se laissa glisser du dos de Symphonie lancé au galop, et se mit à courir dès qu’il toucha le sol tout en montant une corde sur Aile de faucon. Pony, qui avait été assise derrière lui sur le cheval, s’avança d’un bond pour saisir les rênes et maintenir Symphonie dans une course droite et sous contrôle, car le terrain boueux était traître. Experte, elle fit virer le cheval vers la gauche pour contourner la base d’un large tertre, tandis qu’Elbryan prenait sur la droite.

Avant d’avoir fait seulement la moitié du tour, Pony et Symphonie aperçurent le trio de gobelins qu’ils poursuivaient. Deux d’entre eux couraient follement en tête vers l’abri d’un bosquet, tandis que le troisième faisait demi-tour pour prendre la butte à revers.

— Il arrive à toute vitesse ! hurla Pony en se penchant sur le cheval, auquel elle fit prendre un angle plus aigu pour raser la petite colline.

Symphonie ralentit alors que le gobelin apparaissait, titubant, derrière le monticule en serrant la flèche logée dans sa gorge. Une seconde le frappa à la poitrine et le jeta dans la boue.

— Ils se sont dirigés vers les arbres, annonça Pony quand le rôdeur apparut en courant. Ils vont rester tapis là-bas.

Son compagnon ralentit et jeta un coup d’œil sur le bosquet, puis, semblant acquiescer, il se dirigea vers le cadavre du gobelin et entreprit d’en extraire ses flèches. Ceci fait, il se redressa et balaya le paysage du regard. Une étrange expression apparut sur son beau visage.

— Nous pourrions faire le tour du bosquet, trouver le meilleur moyen d’entrer, et frapper, ajouta Pony. (Mais l’Oiseau de Nuit ne semblait pas l’écouter.) Elbryan ?

Le rôdeur continuait à regarder autour de lui, bouche bée maintenant, affichant un étonnement complet.

— Elbryan ? appela encore la jeune femme, d’un ton plus insistant cette fois.

— Je connais cet endroit, répondit-il enfin d’un air absent tandis que ses yeux sautaient d’un endroit à un autre.

— Les Landes ? interrogea Pony, incrédule, le visage se plissant de dégoût tandis qu’elle observait la région désolée. Comment le pourrais-tu ?

— Je suis passé par cet endroit en retournant à Dundalis. Après avoir quitté les elfes. (Il s’élança vers un enchevêtrement de bouleaux voisin et se pencha comme s’il espérait pouvoir retrouver en dessous des traces de son campement d’alors.) Oui ! reprit-il d’un ton excité. J’ai dormi ici, à cet endroit précis, par une nuit tranquille. Les moucherons étaient horribles ! ajouta-t-il en gloussant.

— Et les gobelins ? demanda Pony en désignant le bosquet lointain d’un hochement de tête.

— J’ai bien trouvé des gobelins ici, mais plus à l’est, aux frontières des Landes, répondit Elbryan.

— Je parle de ces gobelins ! répliqua fermement la jeune femme en pointant le doigt devant elle.

Elbryan agita une main méprisante. Les gobelins n’avaient plus aucune importance, alors que cette route suivie bien longtemps auparavant revenait de plus en plus clairement à sa mémoire. Le rôdeur se décala hâtivement de côté, dépassant Pony et Symphonie, et observa, par-delà les taillis irréguliers et les ondulations d’argile, les silhouettes noires des cimes des montagnes ourlées d’argent dans la lumière du soleil descendant, qui apparaissaient au loin, indistinctes, vers l’ouest.

— Oublie les gobelins, dit-il soudain.

Attrapant Symphonie par la bride, le jeune homme s’éloigna en entraînant cavalière et monture dans une direction qui les conduirait complètement sur le côté du bosquet, et plus directement en ligne avec les montagnes.

— Les oublier ? riposta Pony. Nous avons pourchassé cette tribu sur plus de trente kilomètres, en entrant dans les Landes et en nous y enfonçant jusqu’à la moitié ! Mille piqûres de moucherons sont en train de gonfler sur tout mon corps, et l’odeur de cet endroit nous suivra pendant au moins un an ! Et tu veux que je les oublie ? !

— Ils sont sans importance, répondit Elbryan sans la regarder. Ce sont les deux derniers sur trente. Après le massacre de leurs vingt-huit compagnons, je doute qu’ils se dirigent de nouveau vers Bout-du-Monde avant longtemps.

— Ne sous-estime pas la bêtise des gobelins, rétorqua la jeune femme.

— Oublie-les, répéta Elbryan.

Pony baissa la tête en grondant doucement. Elle n’arrivait pas à croire qu’il soit en train de l’entraîner vers l’ouest, loin des Timberlands, même s’il avait l’intention d’abandonner les deux gobelins. Mais elle lui faisait confiance, et si elle ne se trompait pas, ils étaient à présent tout près du bord occidental des Landes. Plus tôt ils sortiraient de cet endroit détestable et infesté d’insectes, mieux ce serait.

Ils continuèrent pendant un court moment, jusqu’à ce que le soleil commence à se coucher sur les distantes montagnes. Elbryan s’attela alors à dresser leur campement. Ils étaient toujours dans les Landes, hantés par le bourdonnement des insectes et, chose qui déplaisait plus encore à Pony, ils étaient encore trop près du bosquet dans lequel les gobelins avaient disparu. Elle tenta à maintes reprises d’indiquer la chose à son compagnon, mais il ne voulait rien entendre.

— Je dois aller à l’oracle, annonça-t-il.

Pony suivit son regard jusqu’à la base d’un gros arbre, dont une racine avait été soulevée du sol meuble pour ménager une petite ouverture.

— Bon endroit où être assis lorsque les gobelins arriveront à la charge ! riposta la jeune femme avec aigreur.

— Ils n’étaient que deux.

— Parce que tu doutes du fait qu’ils se trouveront des amis dans cet endroit maudit ? Nous pourrions bien dresser le camp en croyant passer une nuit tranquille, et nous trouver avant l’aube en train de combattre la moitié de l’armée des gobelins !

Elbryan semblait à court de réponses. Il se mordilla un moment la lèvre en regardant l’arbre et sa base creuse qui l’invitait à l’oracle. Il avait le sentiment qu’il devait aller voir oncle Mather, et vite, avant que les images de cette piste perdue depuis longtemps s’effacent de ses pensées.

— Va ; fais ce que tu dois faire, lui dit Pony, voyant le profond dilemme qui se gravait sur ses traits. Mais donne-moi l’œil-de-chat. Symphonie et moi allons explorer les environs à la recherche d’éventuels signes de nos ennemis.

Elbryan en fut sincèrement soulagé. Il ôta le frontal et le tendit à la jeune femme. L’objet était un cadeau d’Avelyn Desbris, que Pony et lui se passaient selon la nécessité. De toute façon, il ne pouvait pas s’en servir à l’oracle. Cela annihilerait tout l’esprit de la méditation, car la Gemme enchâssée à l’avant du frontal, un chrysobéryl, plus communément connu sous le nom d’œil-de-chat, permettait à qui la portait de voir très clairement même par la plus sombre des nuits, ou dans la plus obscure des grottes.

— Tu me dois une faveur pour l’indulgence dont je fais preuve, l’informa toutefois Pony en plaçant le frontal sur sa masse épaisse de cheveux blonds.

Son intonation, ainsi que le grand sourire qui souleva soudain les coins de ses lèvres, firent comprendre au rôdeur ce qu’elle avait en tête, idée qui fut renforcée lorsqu’elle bondit sur lui un instant plus tard et l’embrassa passionnément.

— Plus tard, termina-t-elle.

— Quand nous ne serons plus entourés de gobelins et d’insectes, acquiesça le rôdeur.

Pony bondit sur la selle de Symphonie. Puis, sur un clin d’œil à Elbryan, elle fit faire demi-tour au cheval et s’éloigna au trot dans l’obscurité croissante. Mais, avec l’œil-de-chat bien en place, les images demeuraient parfaitement nettes devant elle.

Elbryan la regarda partir, empli d’une affection et d’un respect profonds. C’était une période difficile pour le rôdeur. Toutes ses qualités, physiques et mentales, étaient mises à l’épreuve chaque jour. Chaque décision pouvait se révéler tragique. Chacune de ses manœuvres pouvait donner l’avantage à ses ennemis. Il était profondément heureux que Pony, si prévenante, si talentueuse, si magnifique, soit à ses côtés.

Il soupira lorsqu’elle disparut puis se tourna vers la nécessité du moment : construire un site correct pour l’oracle et rencontrer oncle Mather.

 

Il ne fallut pas bien longtemps à Pony pour découvrir que les gobelins, loin d’avoir abandonné la poursuite, avaient en fait commencé à les suivre. Et les traces qu’elle découvrit en faisant demi-tour indiquaient que les deux monstres avaient effectivement trouvé des amis, d’autres gobelins, peut-être une dizaine. Pony regarda droit devant elle en direction du campement, qui ne se trouvait à présent plus qu’à un kilomètre de distance. Elle comprit soudain qu’elle aurait bien du mal à dépasser les gobelins et à rejoindre Elbryan à temps.

— L’oracle, fit-elle avec un grand soupir en secouant la tête.

Priant Symphonie de rester immobile, elle plongea une main dans sa pochette pour en tirer sa malachite. Puis elle glissa les pieds hors des étriers tandis qu’elle envoyait ses pensées à l’intérieur de la Pierre pour en appeler le pouvoir, et bientôt, elle commença à s’élever, tout doucement, dans le ciel nocturne, en espérant que l’obscurité soit assez complète pour la maintenir cachée aux yeux perçants des gobelins.

Elle n’était montée que de six mètres environ lorsqu’elle aperçut les créatures assemblées autour d’un petit feu bien dissimulé dans un autre bosquet, à moins de deux cents mètres à peine de sa position. Elle comprit qu’ils ne s’étaient pas installés pour la nuit. Tous étaient debout et s’agitaient, se poussaient l’un l’autre et se disputaient en traçant des choses dans la poussière, probablement des chemins d’approche ou de recherche.

Pony ne voulait pas dépenser trop d’énergie magique. Elle relâcha peu à peu l’effet de la malachite et redescendit doucement pour se poser sur le dos de Symphonie.

— Es-tu prêt à t’amuser un peu ? demanda-t-elle au cheval en rangeant sa Pierre avant d’en sortir deux autres.

Symphonie hennit doucement. Pony lui tapota le col. Elle n’avait encore jamais essayé cette technique, et certainement pas en emmenant un cheval avec elle, mais elle débordait de confiance. Avelyn lui avait bien appris, et, étant donné sa nouvelle compréhension des Gemmes, qui allait bien au-delà de tout ce qu’elle avait jamais connu, elle croyait de tout son cœur qu’elle était prête.

Elle dirigea Symphonie au pas en direction du campement gobelin, puis entreprit d’appeler la magie de sa serpentine. Dans l’autre main, elle tenait la bride et un rubis, qui était peut-être la Pierre la plus puissante qu’elle ait en sa possession.

Grâce à l’œil-de-chat, elle choisit soigneusement son chemin, une piste qui leur permettrait, à Symphonie et elle, de frapper vite et fort. À moins de vingt mètres du campement, alors que le bruit des sabots était couvert par la dispute des gobelins, la jeune femme communiqua ses intentions au cheval par le biais de la turquoise. Puis, d’un coup de talon, elle lança l’animal au grand galop tandis qu’elle-même envoyait ses pensées dans la serpentine. Un bouclier blanc, lumineux, s’éleva autour de la jeune femme et de sa monture, donnant l’impression qu’ils étaient tombés dans une cuve de substance laiteuse et collante.

Pony n’eut que quelques secondes pour assurer le bouclier autour d’eux, changer la bride de main en levant bien haut le rubis libéré de la protection de la serpentine, puis refermer la bulle autour de sa main, sous la Gemme.

Les gobelins hurlèrent et se jetèrent sur leurs armes, en roulant et plongeant çà et là tandis que l’étalon et sa cavalière débouchaient entre eux dans un bruit de tonnerre. L’une des horribles brutes avait déjà une javeline à la main et s’apprêtait à la lancer.

Pony ne lui accorda aucune attention. Elle ne voyait que les tourbillons rouges à l’intérieur de la Pierre, n’entendait que le vent et le pouvoir croissant, bouillonnant, de la Gemme.

Symphonie s’élança en course droite jusqu’au feu des gobelins, et là s’immobilisa et se cabra.

Les gobelins crièrent. Certains chargèrent, d’autres cherchaient toujours à s’enfuir.

Mais pas assez loin.

Pony libéra le pouvoir destructeur du rubis en une boule de feu tremblotante et phénoménale qui explosa de sa main, engouffrant les gobelins comme les arbres dans un brasier soudain.

Symphonie se cabra de nouveau, poussa un faible hennissement, et se mit à tirer sauvagement. Pony tint bon en lui soufflant des paroles rassurantes, tout en doutant qu’il puisse l’entendre au milieu du rugissement féroce de la flambée, ou même qu’il sente ses pensées apaisantes dans le tumulte de la conflagration. La jeune femme voyait à peine, car la fumée roulait tout autour d’elle, mais elle poussa Symphonie en avant. Son bouclier était si puissant que ni elle ni l’imposant cheval ne sentirent la moindre chaleur. Ils croisèrent un monstre tombé, le gobelin à la lance, et Pony observa d’un air plein de dégoût la créature noircie, toujours agrippée à la javeline carbonisée en position d’attaque, dont le torse surchauffé s’effondra soudain sur lui-même dans un affreux craquement.

Peu après, la cavalière et l’étalon quittèrent le bosquet pour s’enfoncer dans la fraîcheur de la nuit. Dans une quinte de toux, Pony, épuisée, relâcha le bouclier.

— L’oracle, fit-elle une fois encore, avec un nouveau soupir, en lançant par-dessus son épaule un dernier coup d’œil à l’incendie.

Aucun gobelin ne se sortirait de cette catastrophe. Cela, elle le savait.

Quand elle atteignit le campement, elle trouva Elbryan dressé à la limite de celui-ci, qui observait le brasier continu à près de un kilomètre.

— Ton œuvre, dit-il plus qu’il ne demanda.

— Quelqu’un devait s’occuper des gobelins, répondit Pony en se laissant glisser de l’étalon noir toujours agité. Et peut-être serais-tu intéressé d’apprendre que leur nombre avait grossi.

Elbryan lui lança un sourire désarmant.

— J’avais confiance. Je savais que tu saurais gérer n’importe quelle situation.

— Pendant que tu jouais à l’oracle ?

Le sourire du rôdeur disparut. Lentement, il secoua la tête.

— Ce n’est pas un jeu, répondit-il gravement. Mais une recherche qui pourrait sauver le monde.

— Je te trouve bien mystérieux ce soir !

— Si tu cessais un instant d’être insultante et que tu repensais à tout ce que je t’ai raconté sur le temps que j’ai passé loin de Dundalis, tu commencerais à comprendre.

Pony pencha la tête de côté en observant cet homme, le rôdeur, entraîné par les elfes.

— Juraviel ? demanda-t-elle soudain dans un souffle.

Elle faisait référence à un Touel’alfar qu’elle avait rencontré par le passé, l’ami et le mentor d’Elbryan.

— Et toute son espèce, renchérit le jeune homme dans un mouvement du menton vers l’ouest. Je crois que je me suis souvenu du chemin d’Andur’Blough.

Andur’Blough, se répéta Pony. « La forêt au nuage », à l’intérieur de laquelle se trouvait Caer’alfar, la demeure des Touel’alfar, les elfes graciles et ailés de Corona. Elbryan lui avait conté quantité d’histoires sur cet endroit enchanté, mais chaque fois qu’elle l’avait prié de l’y conduire, sa seule réponse, frustrée, avait été qu’il ne pouvait se souvenir du chemin, et que les elfes aspiraient à leur intimité, même vis-à-vis de lui, le rôdeur entraîné chez eux à qui ils avaient donné le nom d’Oiseau de Nuit. Mais s’il voyait juste à présent, s’il pouvait en effet retrouver le chemin de leur demeure, alors son commentaire sur le fait que deux gobelins n’avaient aucune importance résonnait de façon bien plus convaincante.

— Nous partirons au matin, lui promit Elbryan en voyant son expression impatiente. Avant l’aube.

— Symphonie sera chargé et prêt à prendre la route, annonça-t-elle, ses yeux bleus pétillant d’excitation.

Elbryan la prit par la main pour la conduire jusqu’à la petite tente qu’ils partageaient.

— Connaîtrais-tu un sort qui repousse les insectes ? demanda-t-il sur un coup de tête.

Pony étudia la question un moment.

— Une boule de feu nous accorderait un bref répit.

Elbryan lança un coup d’œil vers l’est, en direction du bosquet toujours flambant et entièrement décimé, puis secoua la tête, le visage plissé. Il souffrirait la gêne de quelques milliers de moucherons.

Aucun gobelin ne les dérangea pendant le reste de la nuit, pas plus que le jour suivant tandis qu’ils quittaient les Landes par la frontière occidentale. Dès que le sol devint plus ferme, ils purent tous deux chevaucher Symphonie, qu’Elbryan poussa à une allure rapide. Étant relié à l’étalon par la turquoise, il comprenait que le cheval avait envie de courir, vite, fort, qu’il était né pour cela. Ainsi progressèrent-ils rapidement, dressant leur campement pour quelques brèves heures au plus sombre de la nuit, et, sur l’insistance du rôdeur, en évitant tout gobelin, géant ou powrie, ou toute distraction. Le jeune homme n’avait plus qu’un seul but à présent, pendant que le chemin toujours fuyant d’Andur’Blough demeurait clair dans son esprit, et Pony pensait qu’il serait sage de s’assurer du concours des Touel’alfar dans leur bataille continue.

Et il y avait, pour la jeune femme, un intérêt supplémentaire. Avec toutes les histoires enchanteresses qu’Elbryan lui avait racontées sur l’époque de son entraînement de rôdeur, elle brûlait vraiment de voir la forêt des elfes.

Elle utilisait également le répit offert par l’absence de batailles pour chercher à atteindre un autre but.

— Alors, es-tu prêt à commencer ta nouvelle carrière ? demanda-t-elle à Elbryan par un matin radieux, tandis que celui-ci levait le camp en grommelant qu’ils avaient trop dormi et qu’ils auraient dû reprendre la route avant l’aube.

Le rôdeur inclina la tête, curieux.

Pony tenait de côté la pochette de Gemmes, qu’elle secoua d’un air autoritaire quand l’expression du jeune homme se fit aigre.

— Tu as bien vu leur pouvoir ! protesta-t-elle.

— Je suis un guerrier, pas un sorcier ! répondit Elbryan. Et certainement pas un moine !

— Et moi, je ne suis pas une guerrière ? rétorqua Pony d’un ton entendu. Dis-moi, combien de fois t’ai-je mis à terre ?

Elbryan ne put retenir un gloussement. Lorsqu’ils étaient enfants, à Dundalis avant l’arrivée des gobelins, Pony et lui s’étaient souvent battus, et elle était toujours sortie victorieuse. Une fois, après qu’il l’avait attrapée par les cheveux, elle l’avait même jeté à terre d’un coup de poing en pleine face qui l’avait laissé complètement sonné. Ces souvenirs, même celui du KO, étaient pour Elbryan les plus radieux, car ensuite était arrivée l’époque obscure, la première invasion des gobelins, qui les avait séparés pendant de si nombreuses années, laissant chacun penser que l’autre était mort.

À présent il était l’Oiseau de Nuit, et faisait partie des meilleurs guerriers du monde. Pony, quant à elle, était une magicienne. Elle avait appris les Pierres sacrées auprès d’Avelyn Desbris, qui avait peut-être été dans ce domaine l’être le plus puissant au monde.

— Tu dois apprendre, insista Pony. Au moins un peu !

— Tu sembles très bien t’en servir toute seule, répondit Elbryan d’un ton méfiant, bien qu’en son for intérieur il soit un peu intrigué à l’idée d’utiliser les puissantes Gemmes. Est-ce que cela n’affaiblirait pas notre équipe de combat si certaines de ces Pierres étaient en ma possession ?

— Cela dépendrait de la situation. Si tu es blessé, je pourrai utiliser la Pierre d’âme pour te soigner. Mais moi, qui me guérira ? Ou peut-être que tu me laisserais juste mourir assise contre un arbre… ?

L’image amenée par cette idée manqua presque de faire ployer les genoux d’Elbryan. Il ne parvenait pas à croire que ni lui ni Pony n’avaient déjà envisagé cette possibilité, ou du moins, pas assez pour faire quelque chose à ce propos. Toute objection oubliée, il répondit :

— Nous devons partir. (Il leva la main pour interrompre les protestations prévisibles de sa compagne.) Mais à chaque repas et à chaque pause, j’apprendrai, en particulier la Pierre d’âme. Toutes nos heures de veille seront partagées entre voyage et apprentissage.

Pony étudia l’idée un bref instant et hocha la tête pour signifier son accord. Puis, sur un sourire pensif, soudain, elle se rapprocha d’un pas, saisit d’un doigt le haut de la tunique d’Elbryan, et fit de ses lèvres sensuelles une petite moue.

— Toutes nos heures de veille ? souligna-t-elle d’un ton charmeur.

Elbryan n’avait pas assez de souffle pour répondre. Cette capacité qu’elle avait de le déstabiliser constamment, de le surprendre, de l’appâter avec les remarques les plus simples, et des mouvements à peine suggestifs, était ce qu’il aimait le plus chez cette femme. Chaque fois qu’il se pensait fermement campé, Pony trouvait une nouvelle façon de lui faire comprendre que le sol était aussi provisoire que le limon mouvant des Landes.

Le rôdeur savait qu’ils étaient en retard pour suivre leur piste, et qu’ils n’iraient nulle part avant un petit moment.

Ce qui les frappa le plus fut la véritable majesté des montagnes. Il n’y avait pas d’autre mot. Ils suivirent des chemins rocailleux, Elbryan en tête vérifiant la sente et cherchant d’autres routes. Pony avançait derrière lui en tenant Symphonie par la bride, bien qu’avec son lien télépathique avec ces deux humains, le cheval aurait suivi de toute façon. Ni l’un ni l’autre ne parlaient, car le bruit des voix semblait déplacé ici, à moins que celles-ci s’élèvent en chant glorieux.

Tout autour, les immenses montagnes dressaient jusqu’au ciel leurs cimes enneigées. Des nuages glissaient doucement, parfois au-dessus d’eux, parfois en dessous, et ils progressaient souvent au milieu de l’air gris. Le vent soufflait, constant, mais il ne faisait qu’assourdir plus encore tous les sons, et rendait cet endroit solennel parfaitement silencieux et serein. Ainsi, ils cheminèrent, et observèrent, pleins d’humilité face à la puissance et la gloire de la nature.

Elbryan savait qu’il était sur la bonne piste, qu’il se rapprochait de sa destination promise. Cet endroit, si puissant, si dominant, avait le goût d’Andur’Blough.

La route bifurqua. Elle montait d’un côté vers la gauche et descendait de l’autre vers la droite, en contournant un affleurement de pierre. Elbryan, supposant que les deux voies se rejoindraient bientôt, s’engagea sur celle de gauche en faisant signe à Pony de prendre la seconde. Il grimpait toujours quand il l’entendit crier. Il redescendit à toute allure en coupant par le terrain sauvage entre les chemins, atterrissant d’un bond au sommet de tous les gros rochers qui se trouvaient sur sa route avant de repartir du même élan, d’un pied aussi sûr que celui d’un chat des montagnes. Combien de fois l’Oiseau de Nuit avait-il couru sur ce genre de terrain pendant ses années d’entraînement avec les Touel’alfar !

Il ralentit en distinguant Pony qui se tenait calmement aux côtés de Symphonie. Quand il la rejoignit et qu’il suivit son regard vers la descente abrupte par-delà le rebord, il comprit.

Une vallée s’étirait visiblement en dessous d’eux, mais elle était entièrement dissimulée à la vue par un mur de brume épais, une couverture grise ininterrompue.

— Ce ne peut pas être naturel, réfléchit Pony à voix haute. Je n’ai jamais vu un tel nuage !

— C’est Andur’Blough, répondit Elbryan dans un souffle, et lorsqu’il eut fini sa phrase, les coins de ses lèvres se levèrent en un grand sourire.

— La forêt au nuage, ajouta Pony, ce qui était la traduction commune des termes elfes.

— Un nuage flotte au-dessus toute la journée, et chaque jour…, commença Elbryan.

— Ce n’est pas un endroit très joyeux, l’interrompit la jeune femme.

Elbryan lui lança un regard en biais.

— Oh, mais si, répondit-il, quand tu veux que ce le soit.

Ce fut à présent au tour de Pony de lancer à son compagnon un regard plein de curiosité.

— Je ne peux même pas trouver le moyen de commencer à te l’expliquer, bredouilla Elbryan. Cela semble si gris vu d’ici, mais ce n’est pas comme cela en dessous, pas du tout. La couverture est une illusion, et en même temps ce n’en est pas une…

— Et qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

Elbryan poussa un profond soupir et chercha une approche différente.

— En dessous, c’est gris, et magnifiquement mélancolique… Mais uniquement si tu veux qu’il en soit ainsi. Ceux qui préfèrent les journées ensoleillées ont largement de quoi trouver ce plaisir.

— La couverture grise me paraît bien épaisse, objecta Pony, sceptique.

— Les apparences sont souvent bien éloignées de la réalité, en ce qui concerne les Touel’alfar.

Le ton révérencieux avec lequel il parlait des elfes n’échappa guère à Pony. Ayant elle-même rencontré deux de ces créatures, elle put comprendre ce respect, bien qu’elle ne soit pas aussi éprise d’eux – en vérité, elle les trouvait un peu arrogants et durs. Toutefois, en regardant son compagnon, elle le trouva rayonnant, manifestement enchanté et ravi.

Et l’origine de ce charme était juste en dessous d’eux. Pony cessa là le débat et crut le rôdeur sur parole.

— Avant cet instant, je n’avais jamais vraiment compris à quel point ces jours passés à Caer’alfar me manquaient, annonça celui-ci d’un ton calme. Ou combien je me suis langui de Belli’mar Juraviel, et même de Tuntun, qui m’a pourtant rendu la vie bien difficile durant toutes ces années.

Pony hocha sombrement la tête à l’évocation de Tuntun, la vaillante elfe qui avait donné sa vie à Aïda pour les sauver, Elbryan et elle, de l’une des monstrueuses créations du démon dactyl : l’esprit d’un homme dans une carapace de magma.

Elbryan pouffa, l’arrachant à sa morosité.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

— Les pierres à lait.

Pony lui lança un regard curieux. Bien qu’il lui ait raconté quantité de choses sur le temps qu’il avait passé auprès des elfes, il n’avait fait qu’évoquer les pierres à lait en passant. Jour après jour, mois après mois, le jeune Elbryan avait passé toutes ses matinées avec ces pierres spongieuses, quoique dures et solides. Chaque matin elles étaient disposées dans un marais dont elles absorbaient l’eau, et sa tâche était de les y repêcher et de les transporter jusqu’à un puits, au-dessus duquel il devait alors les presser pour en extraire le liquide parfumé, concoction dont les elfes se servaient pour créer un vin puissant et sucré.

— La chaleur de mon repas dépendait de la vitesse à laquelle je parvenais à vider les pierres, poursuivit Elbryan. Je devais prendre un panier, courir au marais, puis me rendre au puits, ainsi de suite jusqu’à ce que j’aie fait mon quota. Entre-temps les elfes disposaient mon repas brûlant.

— Mais tu n’étais pas assez rapide et tu devais le manger froid, le taquina Pony.

— Oui, au début, admit le jeune homme, très sérieux. Mais très vite j’avais appris à finir mon travail assez rapidement pour me brûler la langue.

— Donc tu as mangé plus d’un repas brûlant.

Elbryan secoua la tête en souriant d’un air nostalgique.

— Non, répondit-il, parce que Tuntun était constamment là, à me poser des pièges pour me ralentir. Parfois j’étais le plus rusé et je prenais mon repas chaud. Mais j’ai souvent fini assis dans les broussailles, avec des cordes elfiques invisibles enroulées autour des pieds, et bien en vue du repas, dont je voyais la vapeur s’élever.

Elbryan pouvait en parler avec nostalgie à présent. Il arrivait à se souvenir de tout cela avec la sagesse du recul, en étant conscient de la grande valeur des leçons souvent brutales que lui avaient enseignées les Touel’alfar. Comme ses bras étaient devenus puissants à force de presser ces pierres ! Et combien résistant son esprit, par ses interactions avec Tuntun ! Il pouvait en rire aujourd’hui, mais ce traitement l’avait souvent laissé à deux doigts de l’échange de coups avec la jeune elfe, et avait même provoqué un véritable affrontement, une fois, combat qu’il avait lamentablement perdu. En dépit du traitement à la dure, des humiliations et de la douleur, Elbryan avait fini par comprendre que Tuntun, au fond, n’avait en tête que son intérêt. Elle n’était ni sa mère ni une sœur, et à cette époque, n’était pas même son amie. Elle était son instructrice, et ses méthodes, bien qu’axées sur la punition, avaient été indéniablement efficaces. Elbryan en était même venu à aimer la jeune elfe.

Et maintenant, tout ce qui lui restait de Tuntun étaient ses souvenirs.

— Le sang de Mather ! dit-il avec un sourire méprisant.

— Quoi ?

— C’est ainsi qu’elle m’appelait, expliqua Elbryan. Et, au début, elle y mettait toujours une lourde note de sarcasme. Le sang de Mather.

— Mais tu lui as très vite prouvé que c’était un titre bien mérité, intervint une voix mélodieuse qui s’élevait de l’intérieur du linceul de nuage, non loin du couple.

Elbryan connaissait cette voix. Pony aussi.

— Belli’mar ! s’écrièrent-ils en chœur.

Belli’mar Juraviel répondit à cet appel en émergeant de la couverture de brume, et en agitant ses ailes délicates pour s’aider à naviguer sur l’angle aigu de la pente. Face à la beauté pure de l’elfe, à ses cheveux et ses yeux dorés, à ses traits anguleux et sa silhouette longiligne qui ajoutaient encore à l’aura déjà majestueuse de l’endroit, les deux humains se figèrent. Elbryan et Pony pouvaient presque entendre de la musique à chaque petit pas bondissant de Juraviel, à chaque battement de ses ailes quasi translucides. Ses mouvements étaient une danse d’harmonie et d’équilibre parfaits, comme un compliment à la Nature elle-même.

— Mes amis ! les accueillit-il avec chaleur.

Il y avait toutefois dans sa voix un accent qui parut inhabituel à Elbryan. Juraviel s’était engagé avec eux dans le voyage vers Aïda comme unique représentant de la race elfique, mais il avait sacrifié sa place pour servir de guide à une bande de réfugiés hagards.

Elbryan s’avança et serra dans les siennes les mains du Touel’alfar, mais son sourire s’éteignit bientôt. Il allait devoir informer Juraviel du sort de son amie, car les elfes ignoraient que Tuntun avait suivi le groupe. Le rôdeur lança un coup d’œil à sa compagne, qui lut son désarroi dans son expression.

— Tu sais que le démon dactyl a été vaincu ? demanda la jeune femme pour enclencher les choses.

Juraviel hocha la tête.

— Toutefois le monde demeure un bien dangereux endroit, répondit-il. Le dactyl a été jeté à bas, mais son héritage demeure sous la forme d’une armée monstrueuse qui saccage les terres civilisées de vos frères humains.

— Nous devrions peut-être évoquer ces sombres affaires en bas, dans la vallée, intervint Elbryan. L’espoir est omniprésent sous les clairs rameaux de Caer’alfar.

Ce disant, il entreprit de descendre la pente. Mais Juraviel tendit une main pour l’arrêter, et son expression soudain sinistre indiquait qu’il n’y avait aucun débat possible à ce sujet.

— Nous parlerons ici, annonça l’elfe d’un ton calme.

Elbryan se redressa et étudia longuement son ami, en tentant de déchiffrer les émotions derrière cette déclaration inattendue. Il vit de la douleur, et une pointe de colère, mais guère plus. Comme ceux de tous les elfes, les yeux de Juraviel possédaient cette étrange et paradoxale combinaison d’innocence et de sagesse, de jeunesse et de grand âge. Elbryan n’apprendrait rien de plus tant que Juraviel ne le lui offrirait pas de plein gré.

— Nous avons tué de nombreux gobelins et powries, des géants, même, en revenant vers le sud, expliqua le rôdeur. Pourtant, il semble que nous n’ayons fait que peu de progrès contre les hordes.

— La défaite du dactyl n’était pas une mince affaire, répondit Juraviel, une ombre de sourire revenant sur son visage. Les trois races étaient tenues ensemble par Bestesbulzibar. Nos… Vos ennemis ne sont plus aussi organisés à présent, et s’affrontent les uns les autres autant qu’ils combattent les humains.

Elbryan entendit à peine le reste de la phrase après le changement de possessif par lequel l’elfe avait restreint les ennemis au peuple des hommes uniquement. Il comprit alors que les Touel’alfar s’étaient retirés du combat. Or c’était une chose que le monde pouvait difficilement se permettre.

— Que sont devenus les réfugiés que tu as escortés ? questionna Pony.

— Ils ont atteint Andur’Blough sains et saufs, bien que nous ayons été accostés par le dactyl lui-même. Je n’aurais jamais survécu à cette rencontre si Dame Dasslerond n’avait quitté la demeure des elfes pour venir en personne m’apporter son soutien. Mais nous sommes arrivés à rejoindre la sécurité, et ces pauvres gens ont été renvoyés indemnes vers le sud rejoindre leur espèce. (Juraviel parvint à rire en terminant :) Ils se sont toutefois mis en route en laissant derrière eux une bonne partie de leurs souvenirs récents.

Elbryan hocha la tête, comprenant que les elfes pouvaient avoir recours à leur propre magie, pour effacer par exemple des itinéraires, comme ils l’avaient fait pour lui. Dame Dasslerond tenait à tout prix à ce que l’emplacement de sa vallée demeure secret. C’était peut-être pour cela que Juraviel était nerveux de les trouver ici ; peut-être qu’en revenant, Elbryan avait violé un code elfique.

— Aussi indemnes qu’on peut l’être par les temps qui courent, commenta Pony.

— Effectivement, concéda l’elfe. Mais davantage maintenant qu’auparavant, grâce aux efforts d’Elbryan et de Jilseponie, et au sacrifice du centaure Bradwarden et d’Avelyn Desbris. (Il s’interrompit, prit une profonde inspiration, puis regarda Elbryan droit dans les yeux :) Et de Tuntun de Caer’alfar, termina-t-il.

— Tu savais ? s’étonna le rôdeur.

Juraviel hocha la tête, l’air grave.

— Nous ne sommes pas nombreux. Mon peuple et notre communauté sont liés de bien des manières que les humains ne peuvent pas comprendre. Nous avons appris la mort de Tuntun au moment où celle-ci l’a compris. Je crois qu’elle est morte vaillamment.

— En nous sauvant tous les deux, souligna hâtivement Elbryan. Et en sauvant la quête. Sans Tuntun, Pony et moi aurions péri avant d’atteindre l’antre du dactyl.

Juraviel hocha la tête, apparemment satisfait de cette réponse. Une profonde sérénité s’afficha sur ses traits.

— Alors Tuntun vivra à jamais dans les chants, dit-il.

Elbryan approuva cette déclaration d’un hochement de tête, puis ferma les yeux et imagina les elfes, assemblés dans un champ de la vallée sous un ciel étoilé, en train de chanter Tuntun.

— Vous devriez me communiquer les détails de sa mort, dit Juraviel. Mais plus tard, ajouta-t-il vivement en levant une main avant qu’Elbryan puisse commencer. Je crains que nous n’ayons pour l’heure des affaires plus pressantes à régler. Pourquoi êtes-vous venus ?

Face à la brusquerie de la question, au ton presque accusateur, Elbryan retomba brusquement sur terre. Pourquoi était-il venu ? Et pourquoi ne l’aurait-il pas fait, après s’être souvenu du chemin ? Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il puisse être considéré comme un indésirable à Andur’Blough, cet endroit qu’il considérait comme sa demeure, autant que toutes celles qu’il avait pu connaître.

— Ta place n’est pas ici, Oiseau de Nuit, expliqua Juraviel. (Il tenta de prendre un ton amical, compréhensif, même, alors que les mots qu’il prononçait blessaient son ami malgré lui.) Et l’amener ici sans l’autorisation de Dame Dasslerond…

— L’autorisation ? ! regimba le rôdeur. Après tout ce que nous avons partagé ? Après tout ce que j’ai offert à ton peuple ?

— C’est nous qui t’avons donné, le corrigea prestement Juraviel.

Elbryan s’interrompit pour y réfléchir. En effet, les Touel’alfar lui avaient beaucoup apporté. Ils l’avaient élevé, enfant, et lui avaient apporté le savoir d’un rôdeur. Mais, en considérant la relation sous le ton sobre de l’attitude de Juraviel, l’Oiseau de Nuit comprit alors que la générosité avait été réciproque. Les elfes lui avaient énormément donné, c’était vrai, mais en échange il leur avait cédé le cours même de sa vie.

— Pourquoi me traites-tu de la sorte ? demanda-t-il brusquement. Je pensais que nous étions amis. Tuntun a donné sa vie pour moi, pour ma quête, et le succès de celle-ci n’a-t-il pas bénéficié aux Touel’alfar autant qu’aux hommes ? (L’expression sévère de Juraviel, encore exagérée par ses traits anguleux, s’adoucit quelque peu.) Je porte Tempête, ajouta Elbryan en tirant la lame brillante, cette arme de secret argentel forgée par les elfes. Et Aile de faucon, ajouta-t-il en ôtant l’arc qui pendait à son épaule. (Aile de faucon était fait de fougère noire, une plante que les elfes cultivaient et qui poussait en tirant l’argentel de la terre.) Toutes deux sont des armes de Touel’alfar, poursuivit le jeune homme. Ton propre père a fabriqué cet arc pour moi, pour l’ami et l’élève humain de son fils. Et je porte légitimement Tempête car j’ai passé le test du fantôme de mon oncle Mather…

Juraviel leva une main pour mettre un terme au discours.

— Assez, pria-t-il. Tes mots sont justes. Tous. Mais cela ne change pas le détail de ce moment. Pourquoi es-tu revenu, mon ami, sans y être prié, jusqu’à cet endroit qui doit demeurer secret ?

— Je suis venu découvrir si ton peuple est prêt à accorder son soutien au mien en ces temps d’obscurité profonde, répondit Elbryan.

Une profonde tristesse passa sur les traits de Belli’mar Juraviel.

— Nous avons souffert, expliqua-t-il.

— Tout comme les humains, répliqua le rôdeur. Les hommes ont péri en plus grand nombre que les Touel’alfar, et ce même si tous les elfes de Caer’alfar avaient dû trouver la mort !

— Nous comptons peu de décès, admit Juraviel. Mais la mort n’est pas la seule mesure de la souffrance. Le dactyl est entré dans notre vallée. En effet, Dame Dasslerond a été contrainte d’y transporter ce démon infâme pour le vaincre quand il m’a surpris au cours de ma mission. Le démon a été repoussé, mais Bestesbulzibar, que son nom soit honni, a laissé une cicatrice sur nos terres, une blessure dans le sol lui-même qui ne guérira plus jamais, et qui continue à s’étendre malgré tous nos efforts.

Elbryan regarda Pony. La jeune femme était grave. Il n’avait pas besoin de lui expliquer les conséquences.

— Il n’y a, pour nous, pas d’autre place au monde qu’Andur’Blough, poursuivit l’elfe d’un air sinistre. Et la pourriture a commencé. Notre époque passera, mon ami, et les Touel’alfar disparaîtront de ce monde, devenant pour la plupart un conte pour enfants à transmettre au coin du feu, et un souvenir pour les descendants des quelques rares, tel l’Oiseau de Nuit, à nous avoir bien connus.

— Il y a toujours un espoir, répondit Elbryan malgré la boule dans sa gorge. Il y a toujours une solution !

— Ainsi allons-nous en chercher une, concéda Juraviel. Mais pour l’heure, nos frontières sont fermées à tous les n’Touel’alfar. Si je n’étais pas venu à vous, si vous étiez descendus à travers la brume qui voile notre demeure, elle vous aurait étranglés et laissés pour morts sur le flanc de la montagne.

Pony lâcha un hoquet stupéfait.

— Ce n’est pas possible, dit-elle. Vous ne tueriez pas l’Oiseau de Nuit !

Mais Elbryan savait. Les Touel’alfar vivaient selon un code différent de celui des humains, et peu de gens pouvaient le comprendre. Aux yeux des elfes, tous ceux qui n’étaient pas de leur race, même les rares sélectionnés qui recevaient l’entraînement des rôdeurs, leur étaient inférieurs. Les Touel’alfar pouvaient être les plus grands alliés au monde. Ils se battaient jusqu’à la mort pour sauver un ami, et ils étaient prêts à tout risquer, comme Juraviel l’avait fait avec les réfugiés, par pure compassion. Mais lorsqu’ils étaient menacés, les elfes devenaient inflexibles, et Elbryan ne fut pas surpris le moins du monde d’apprendre qu’un piège mortel de cette teneur avait été mis en place pour empêcher les étrangers de toucher leur terre en ces temps périlleux.

— Suis-je donc n’Touel’alfar ? demanda audacieusement Elbryan en regardant Juraviel dans les yeux.

Il y vit de la peine, et une profonde déception.

— Cela n’a aucune importance, répondit l’elfe sans enthousiasme. La brume ne distingue que la forme physique. Pour elle, tu es humain et rien de plus. Pour elle, tu es effectivement n’Touel’alfar.

Elbryan voulait insister sur ce point, savoir comment son ami percevait cette situation. Mais il comprit que le moment était mal choisi.

— Si j’avais eu un quelconque moyen de demander la permission de venir, et d’amener Pony, je l’aurais fait, dit-il, sincère. Je me suis souvenu du chemin, alors je suis venu. C’est tout.

Juraviel hocha la tête, satisfait, et parvint soudain à lui adresser un sourire chaleureux.

— Et je suis heureux que tu l’aies fait, dit-il gaiement. C’est bon de te revoir, et de savoir que tu… et toi aussi, ajouta-t-il en regardant Pony, as survécu à l’épreuve d’Aïda.

— Tu es au courant, pour Avelyn et Bradwarden ?

Juraviel hocha la tête.

— Nous avons certains moyens d’obtenir des renseignements, dit-il. C’est comme cela que j’ai su que deux humains trop curieux approchaient les limites interdites d’Andur’Blough. Et d’après tous les rapports, seules deux silhouettes, celles de l’Oiseau de Nuit et de Pony, ont quitté les Barbanques dévastées.

— Hélas, pour Bradwarden et pour Avelyn, commenta sombrement Elbryan.

— Avelyn Desbris était un homme bon, acquiesça Juraviel. Et la forêt tout entière portera le deuil de Bradwarden. Ses chants étaient doux, et son esprit féroce. Je m’asseyais souvent pour l’écouter jouer ces mélodies si adaptées à la forêt.

Elbryan et Pony hochèrent la tête à cette évocation. Quand ils étaient enfants, à Dundalis, en des temps meilleurs et plus innocents, ils entendaient parfois flotter la musique mélodieuse de Bradwarden, sans avoir alors la moindre idée de l’identité du musicien. Les habitants des deux villes des Timberlands, Dundalis et Pré-l’herbe-folle (car Bout-du-Monde n’existait pas encore), avaient donné à ce mystérieux joueur le nom de Fantôme de la forêt. Mais ils ne le craignaient pas, car ils savaient qu’une créature capable de produire une musique aussi envoûtante et magnifique ne serait jamais une menace pour eux.

— Mais trêve de tout cela, annonça soudain Juraviel en ôtant le petit paquet qu’il portait sur le dos. J’ai apporté de la nourriture, de la bonne nourriture, et du Questel ni’Touel.

— Eaudormante, traduisit Elbryan.

Le Questel ni’Touel était le vin elfique concocté à partir de l’eau filtrée par les pierres à lait. Il était parfois vendu aux humains par des canaux secrets sous le nom d’Eaudormante, ce qui était une plaisanterie elfe évoquant à la fois l’eau du marais dont venait le liquide, et l’état d’esprit qu’il suscitait très vite chez les humains.

— Allons dresser un bivouac, proposa Juraviel, hors de ce vent et à l’abri du froid de la nuit qui approche. Nous pourrons manger et discuter plus confortablement.

Les deux amis approuvèrent promptement, et tous deux comprirent que leur agitation passée n’était due qu’à la recherche de la vallée magique. Maintenant que le problème d’Andur’Blough était réglé, ils pouvaient l’un comme l’autre se détendre, car ils ne craignaient ni gobelin ni powrie, ni ennui inspiré par un géant quelconque, si près de la frontière de la maison des elfes.

Lorsqu’ils s’installèrent pour manger, Pony et Elbryan découvrirent que Juraviel n’avait pas exagéré le moins du monde au sujet de la qualité de la nourriture : des baies, charnues, sucrées, des fruits qui avaient grossi sous les doux rameaux de Caer’alfar, et du pain, aromatisé d’une légère touche de Questel ni’Touel. Juraviel n’avait pas apporté grand-chose, mais tout était immensément nourrissant, et en vérité, ce fut le meilleur repas que les voyageurs épuisés aient savouré depuis de nombreux mois.

Le vin aidait, également. Émoussant le tranchant de la nature inconfortable de leurs retrouvailles, il permit à Elbryan, à Pony et à l’elfe de mettre un instant de côté les dangers du combat continu pour se détendre et oublier que leur monde était plein de gobelins, de powries et de géants. Ils évoquèrent un temps révolu, celui de l’entraînement d’Elbryan dans la vallée des elfes, de la vie de Pony à Palmaris, ou de l’époque où elle avait servi dans l’armée du roi de Honce-de-l’Ours. Ils s’attachèrent à s’en tenir à des bavardages légers, majoritairement constitués d’anecdotes amusantes, et nombre des histoires que raconta Juraviel avaient Tuntun comme sujet.

— Oui, je trouverai amplement matière à composer ce chant pour elle, commenta tranquillement l’elfe.

— Un chant de guerre exaltant ? demanda Elbryan. Ou un air charmant pour une âme délicate ?

En l’entendant qualifier Tuntun d’« âme délicate », le rire vint aux lèvres de Juraviel.

— Oh, Tuntun ! s’écria-t-il d’un ton dramatique en se levant d’un bond, les bras levés au ciel, tandis qu’il improvisait un chant :

 

Oh, douce elfe, quels poèmes as-tu écrit
Pour le mieux te dépeindre ?
Quelles paroles jaillissent de tes lèvres pour voler jusqu’aux oreilles grandes ouvertes d’Oiseau de Nuit ?
Mais il est fort douteux qu’il entende, si tu lui tiens la tête
sous l’eau du puits !

 

Pony se mit à hurler de rire en entendant cela, mais Elbryan braqua sur son ami un regard mauvais.

— Qu’est-ce qui te trouble, ami ? demanda Juraviel.

— Si mes souvenirs sont bons, ce n’est pas Tuntun mais Belli’mar Juraviel qui m’a enfoncé la tête dans le puits ! répondit sombrement le rôdeur.

L’elfe haussa les épaules et sourit.

— Alors je crains de devoir écrire une autre chanson, dit-il calmement.

Mais Elbryan fut incapable de maintenir plus longtemps cette façade, et lui aussi éclata de rire.

Leur hilarité, accentuée par l’eaudormante, dura encore quelques minutes, pour revenir finalement à des ricanements tranquilles, puis à des gloussements occasionnels. Suivit un silence songeur, simple. Tous trois restèrent assis sans qu’aucun fasse le geste de parler le premier.

Finalement, ce fut Juraviel, assis en face d’Elbryan, de l’autre côté du feu, qui reprit la parole.

— Vous devriez aller vers le sud et l’est, jusqu’aux villes qui se situent entre Dundalis et Palmaris. C’est là qu’ils ont le plus besoin de vous, et là que vous ferez le plus de bien.

— Est-ce le front ? demanda Pony.

— C’est l’un des fronts, répondit Juraviel. Des combats plus grands font rage à l’est, le long de la côte, et tout là-haut au Nord, sur les terres glacées d’Alpinador, où le puissant Andacanavar brandit l’étendard de rôdeur conféré par les elfes. Mais je crains qu’Elbryan et Pony ne soient que de moindres acteurs dans ces luttes, alors qu’ils pourraient faire changer le cours des choses dans les environs plus immédiats.

— Les environs immédiats des frontières d’Andur’Blough ? demanda sournoisement Elbryan, qui se méfiait des motivations de l’elfe.

— Nous ne craignons aucune attaque, ni des gobelins ni des powries, répliqua vivement Juraviel. Nos frontières sont protégées de cet ennemi. C’est le mal plus profond, la tache du démon dactyl… (Il s’interrompit, la voix traînante, en laissant la sombre image flotter dans les airs.) Mais vous devriez vous rendre dans ces villes, reprit-il au bout d’un moment. Faites pour ces gens la même chose que pour ceux de Dundalis, de Pré-l’herbe-folle, et de Bout-du-Monde, et toute la région pourrait bientôt être délivrée de l’héritage du dactyl.

Elbryan lança un coup d’œil à Pony, et tous deux répondirent à l’elfe d’un hochement de tête. Le jeune homme étudia alors son minuscule ami de plus près, à la recherche de signaux non formulés qui lui donneraient un indice sur l’importance de tout ceci. Il connaissait bien Juraviel, et il avait le sentiment que bien des choses n’étaient pas aussi profondément gravées dans la roche que l’elfe le laissait entendre.

— Vous êtes officiellement fiancés ? demanda soudain le Touel’alfar, prenant le rôdeur par surprise.

Pony et Elbryan se regardèrent.

— Dans nos cœurs, expliqua Elbryan.

— Nous n’avons eu ni le temps ni l’occasion, expliqua Pony. (Dans un grand soupir, elle ajouta :) Nous aurions dû demander à Avelyn d’effectuer la cérémonie. Qui mieux que lui aurait pu convenir à cette tâche ?

— Si vous êtes mariés dans vos cœurs, alors mariés vous êtes, décréta Juraviel. Mais il devrait y avoir une cérémonie, une déclaration officielle aux amis et aux proches. C’est plus qu’une légalisation, et plus qu’une fête. C’est un vœu, effectué ouvertement, de fidélité et d’amour immortel, la proclamation faite au monde entier qu’il y a plus grand que cette forme physique, et un amour plus profond que le seul désir.

— Un jour, promit Elbryan en regardant Pony, la seule femme qu’il pensait jamais pouvoir aimer, en comprenant parfaitement chaque mot qu’avait prononcé son ami.

— Deux cérémonies ! décida Juraviel. Une pour vos compagnons humains, et une pour les Touel’alfar !

— Pourquoi les Touel’alfar se soucieraient-ils de cela ? demanda Elbryan avec une pointe de colère qui surprit ses deux compagnons.

— Pourquoi pas ? rétorqua Juraviel.

— Parce que les Touel’alfar ne s’intéressent qu’aux affaires des Touel’alfar, réfléchit Elbryan.

Juraviel se mit à protester. Mais, voyant sur quoi donnait le piège, il se contenta de rire.

— Toi, ça t’importe, concéda le rôdeur.

— Bien sûr ! répondit Juraviel. Et je suis, comme tous les elfes de Caer’alfar, heureux qu’Elbryan et Pony aient survécu à Aïda, et qu’ils se soient trouvés. Votre amour est pour nous une lumière vive dans un monde obscur.

— C’est bien ce que j’avais compris, dit Elbryan.

— Compris quoi ? demandèrent en chœur Pony et Juraviel.

— Eh bien que je… que nous, rectifia-t-il en désignant Pony, n’étions pas des n’Touel’alfar. Pas aux yeux de Belli’mar Juraviel.

L’elfe poussa un gros soupir exagéré.

— Je l’admets, dit-il. Je me rends.

— Et je comprends bien l’autre chose, également, reprit Elbryan en souriant d’une oreille à l’autre.

— Et de quoi s’agit-il ? demanda Juraviel en feignant le plus complet désintérêt. Que sait donc le sage Oiseau de Nuit ?

— Que Belli’mar Juraviel a l’intention de nous accompagner au sud et à l’est, répondit le rôdeur.

Les yeux de l’elfe s’écarquillèrent.

— Je n’avais même pas envisagé la chose !

— Alors fais-le, demanda Elbryan. Parce que nous partons tous les trois aux premières lueurs. (Il se laissa rouler loin du feu et se nicha dans son couchage.) Il est l’heure pour nous de dormir, dit-il à Pony, et temps que notre ami retourne dans sa vallée pour prévenir sa Dame Dasslerond qu’il sera absent quelque temps.

Pony, épuisée par la route et le vin, et repue, fut plus qu’heureuse de tomber entre ses couvertures.

Juraviel ne dit pas un mot et demeura longuement immobile. Devant lui, le souffle d’Elbryan et de Pony prit bientôt le rythme d’un sommeil profond et satisfait. Derrière, Symphonie hennit doucement dans la nuit paisible. Puis l’elfe disparut en se glissant silencieusement dans les ténèbres, courant, pensif, vers sa Dame.

Malgré sa discrétion, son départ réveilla Pony, dont le sommeil avait commencé à se charger de rêves troublants. Elle sentit le poids du bras puissant d’Elbryan autour d’elle et la chaleur de son corps recroquevillé contre le sien. Le monde entier aurait dû lui paraître chaud et heureux dans cette étreinte.

Mais ce n’était pas le cas.

Elle demeura un long moment les yeux grands ouverts. Comme s’il sentait son angoisse, Elbryan se réveilla également.

— Qu’est-ce qui te trouble ? demanda-t-il doucement en se blottissant plus près d’elle pour déposer un baiser sur sa nuque.

Pony se raidit et son amant le sentit. Il recula et s’assit, silhouette sombre sur le ciel étoilé.

— J’essayais juste de te réconforter, dit-il d’un ton d’excuse.

— Je sais, répondit-elle.

— Alors pourquoi es-tu en colère ?

Pony y réfléchit longuement.

— Je ne suis pas en colère, comprit-elle enfin. Je suis terrifiée.

Ce fut alors au tour du rôdeur de se taire et réfléchir. Il se rallongea près de Pony, observant les étoiles. Il ne l’avait jamais vue avoir peur. Du moins, pas depuis le jour où leurs demeures avaient été dévastées. Il était convaincu à présent que ses craintes n’étaient en rien liées aux powries ou aux géants, pas même au démon dactyl. Il repensa à sa raideur quand il l’avait touchée. Elle n’était pas fâchée contre lui, il le savait, mais…

— Tu es restée bien silencieuse quand Juraviel a parlé de mariage, dit-il enfin.

— Il n’y avait pas grand-chose que tu n’aies déjà dit, répondit-elle en se tournant pour lui faire face. Nos cœurs sont liés, et nous sommes semblables en esprit.

— Mais… ? (Un nuage passa sur le visage de la jeune femme.) Tu as peur de te retrouver avec un enfant.

L’expression de Pony se fit stupéfaite.

— Comment le sais-tu ?

— Tu viens de dire que nos cœurs étaient identiques, répondit-il avec un petit rire.

Pony soupira et enveloppa d’un bras le torse d’Elbryan en déposant doucement un baiser sur sa joue.

— Quand nous sommes ensemble, dit-elle, j’ai l’impression que le monde est merveilleux. J’oublie la perte de Dundalis, d’Avelyn et Bradwarden, de Tuntun. Le monde ne paraît plus aussi sombre et horrible, et tous les monstres s’enfuient.

— Mais si tu devais attendre un enfant maintenant, ici, alors les monstres redeviendraient bien trop réels.

— Nous avons un devoir. Avec le talent que les Touel’alfar t’ont donné, et celui qu’Avelyn m’a offert, nous devons être plus pour les gens que de simples observateurs. Comment pourrais-je continuer à me battre si je tombe enceinte ? Et quelle vie connaîtrait notre enfant en ces temps terribles ?

— Comment pourrais-je encore me battre si tu ne pouvais plus rester près de moi ? demanda Elbryan en lui caressant le visage du bout des doigts.

— Je ne souhaite pas me refuser à toi, lui dit Pony. Jamais.

— Alors je ne demanderai pas, répondit-il, sincère. Mais tu m’as dit qu’il y avait certaines périodes du mois durant lesquelles il était peu probable que nous risquions de concevoir un enfant ?

— Peu probable, répéta la jeune femme d’un ton sceptique. Mais quelles probabilités sont acceptables ?

Elbryan y réfléchit un instant seulement.

— Aucune, décida-t-il. Les enjeux sont trop élevés, et le prix trop grand. Nous allons passer un pacte, maintenant. Finissons les affaires en cours et quand le monde sera redevenu juste, nous nous intéresserons à nos propres besoins et à notre famille.

Il annonça cela avec tant de simplicité, d’optimisme, et semblait si convaincu que le pacte ne serait que temporaire, et que le monde redeviendrait effectivement décent, qu’un sourire parvint à se dessiner sur le visage troublé de Pony. Elle se rapprocha alors, et s’enroula autour de lui, en sachant dans son cœur qu’il serait fidèle à sa parole et qu’ils attendraient pour faire l’amour que le moment soit le bon.

Tous deux dormirent profondément le reste de la nuit.

Juraviel était de retour quand Pony, s’éveillant, découvrit que leurs affaires étaient déjà emballées et placées sur le dos de Symphonie. Le soleil était levé, bien que toujours bas dans le ciel.

— Nous devrions déjà avoir repris la route, dit Pony en s’étirant dans un bâillement, les yeux ensommeillés.

— Je vous ai accordé cette nuit de repos, répondit Juraviel, car je doute que vous en ayez bientôt d’autres.

Pony regarda Elbryan qui dormait toujours d’un sommeil satisfait. Les sommes longs et reposants, comme d’autres plaisirs, se feraient rares maintenant.

Mais pendant quelque temps seulement, se rappela-t-elle avec détermination.