19
Changement de
direction
Le voyage était simple. Du moins, il aurait dû l’être, car la route qui s’étirait le long de la rive occidentale du Masur Delaval au sud de Palmaris était la meilleure au monde. D’autant qu’un peu plus tôt, Jojonah s’était joint à une caravane, qui avait cheminé pendant quarante-huit heures, jour et nuit. Toutefois, son périple n’avait rien d’agréable. Ses vieux os le faisaient terriblement souffrir, et il était tombé malade à près de trois cent vingt kilomètres au sud de Palmaris, assailli par des crampes et des nausées terribles, et par une fièvre basse qui le faisait transpirer sans relâche.
Il supposait que la chose était due à un aliment avarié, et il espérait très sérieusement que ce voyage et cette maladie ne l’achèveraient pas. Il avait encore l’intention de faire bien des choses avant de mourir, et de toute façon, l’idée de passer seul sur une route, entre Ursal et Palmaris, deux villes dont il n’avait jamais été un grand adorateur, n’avait rien d’alléchant. Ainsi, avec son stoïcisme typique, le vieux maître continuait-il à tituber de ville en ville, progressant d’un pas lent, lourdement appuyé sur un morceau de bois robuste en se morigénant d’avoir laissé son estomac épaissir à ce point.
— Piété, dignité, pauvreté ! fit-il, sarcastique.
Vraiment, il se sentait tout sauf dignifié, et il avait le sentiment de porter bien trop loin son vœu de pauvreté. Quant à la piété… Jojonah n’était plus sûr de connaître la signification de ce mot. Cela voulait-il dire : suivre aveuglément le père abbé Markwart ? Ou plutôt : suivre son cœur, en utilisant les idées qu’Avelyn, par exemple, lui avait transmises ?
La seconde solution, décida-t-il. Mais en vérité cela ne résolvait pas grand-chose, car Jojonah n’était pas exactement sûr de la route qu’il lui fallait prendre pour faire une réelle différence dans le monde. Il n’allait probablement réussir qu’à se faire rétrograder dans les rangs de l’Église, être banni, peut-être, voire brûlé comme un déviationniste. L’Église s’était, au cours de sa longue histoire, souvent retournée comme un animal vorace contre des hommes proclamés hérétiques qu’elle torturait jusqu’à la mort. Un frisson courut sur l’échine de Jojonah alors qu’il étudiait cette pensée, comme une sinistre prémonition. Oui, le père abbé Markwart était d’humeur exécrable ces derniers temps, et elle devenait plus affreuse encore chaque fois que quelqu’un évoquait le nom d’Avelyn Desbris. Le maître se découvrit un autre ennemi sur cette longue route vers Ursal : le désespoir. Mais il continua, péniblement.
Lorsqu’il s’éveilla le sixième jour, il découvrit un ciel chargé de lourds nuages obscurs. Au début, il fut heureux de cette couverture, car la journée de la veille avait été caniculaire. Mais quand, en milieu de matinée, les premières gouttes commencèrent à tomber, quand l’eau glacée toucha sa peau brûlante, il sombra dans le malheur, et envisagea même de rebrousser chemin pour rejoindre la ville dans laquelle il avait passé la nuit.
Toutefois, il continua, trempé, à progresser sur la route pleine de flaques, en tournant son attention vers l’intérieur, vers Avelyn, Markwart, vers la direction que prenait l’Église et les voies qu’il pourrait prendre pour modifier ce sombre chemin. Les minutes se transformèrent en une heure, puis en deux, et le maître était si profondément plongé dans ses pensées qu’il n’entendit même pas le chariot qui arrivait à toute allure derrière lui.
— Dégagez ! cria le conducteur en tirant puissamment sur les rênes.
Le chariot zigzagua, manqua de peu de renverser Jojonah, et projeta une grande gerbe d’eau sale tandis que le moine, terrifié et surpris, s’effondrait sur le sol fangeux.
Le chariot partit sur le côté, et seule la vase, en s’accrochant aux roues comme une créature vivante, lui permit de ne pas se retourner alors que le conducteur tentait frénétiquement de reprendre le contrôle. Finalement, l’attelage s’immobilisa. Le cocher descendit d’un bond, lança un bref coup d’œil à sa voiture enlisée, et s’élança de l’autre côté de la route, où Jojonah était assis.
— Mes excuses, bégaya Jojonah tandis que le conducteur, un beau jeune homme d’une vingtaine d’années, approchait en pataugeant. Je ne vous ai pas entendu, avec la pluie.
— Pas besoin de vous excuser, lui répondit aimablement l’homme. (Il aida Jojonah à se remettre debout et essuya de la main la boue qui souillait sa robe crottée.) Ce qui est sûr, c’est que j’à craint ça depuis que j’a quitté Palmaris.
— Palmaris, répéta Jojonah. Je viens moi aussi de cette excellente ville.
Constatant l’expression maussade qui s’affichait sur les traits de son interlocuteur en réaction au terme d’« excellente », le maître se tut, décidant qu’il était plus sage d’écouter que de parler.
— Ben, j’arrive plus vite du même endroit, répondit l’autre. (Il lança par-dessus son épaule un regard impuissant à son chariot, et ajouta d’un ton découragé :) Enfin, j’arrivais.
— Je crains que nous ayons quelque difficulté à l’extraire de la boue, acquiesça Jojonah.
L’homme hocha la tête.
— Mais je vas trouver des villageois pour nous aider. Il doit y avoir une ville, à quatre kilomètres en arrière.
— Les gens sont serviables, offrit Jojonah d’un ton plein d’espoir. Peut-être devrais-je vous accompagner. Ils seront, après tout, plus prompts à assister un prêtre de l’Église, et ils ont été très gentils avec moi la nuit dernière, car c’est là que j’ai dormi. Et puis, une fois que nous aurons récupéré votre chariot, peut-être m’emmenerez-vous ? Je me dirige vers Ursal, et je crains qu’une bien longue route m’attende encore, alors que mon corps ne prend pas très bien ce voyage.
— Ursal, c’est là que je vas aussi. Et vous pourriez bien m’aider dans mon message, vu qu’il concerne votre Église.
Jojonah tendit l’oreille et haussa un sourcil interrogateur.
— Oh, fit-il, afin d’encourager l’homme à parler.
— C’est un bien triste jour qui a vu la mort de l’abbé Dobrinion.
Les yeux de Jojonah s’écarquillèrent. Il tituba, et se retint à la manche du conducteur pour ne pas tomber.
— Dobrinion ? Mais, comment ?
— Un powrie. Sale petit rat maudit ! Il s’est glissé dans le monastère et l’a frappé à mort !
Jojonah parvenait à peine à digérer l’information. Son esprit se mit à tournoyer, mais il était trop troublé, et trop malade. Il se laissa tomber en position assis, « plouf », sur la route boueuse, et enfouit son visage entre ses mains en se mettant à sangloter, sans savoir s’il pleurait sur l’abbé Dobrinion ou sur lui-même et son Ordre bien-aimé.
Le conducteur posa une main réconfortante sur son épaule. Ensemble, ils se mirent en route en direction de la ville, l’homme promettant de passer la nuit là-bas même si les villageois parvenaient à désembourber son chariot.
— Et vous voyagerez avec moi jusqu’à Ursal, ajouta-t-il avec un sourire encourageant. On va vous trouver des couvertures pour vous tenir au chaud, mon Père, et de la bonne nourriture, plein de bonnes choses pour la route !
L’une des familles de la petite ville les hébergea pour la nuit, et offrit un lit bien chaud au moine. Il se retira de bonne heure mais ne parvint pas à trouver le sommeil, car une foule s’assemblait dans la maison, tous les gens du voisinage venant écouter la triste nouvelle du décès de l’abbé Dobrinion. Jojonah, allongé, immobile, les écouta longtemps, et enfin, tremblant et transpirant, il glissa vers le sommeil.
Youseff et Dandelion ne sont pas rentrés à Sainte-Mère-Abelle.
Jojonah s’éveilla en sursaut. La maison était silencieuse, et, comme les nuages étaient bas dans le ciel, elle était sombre, aussi. Il regarda tout autour de lui, les yeux plissés.
— Qui est là ? demanda-t-il.
— Youseff et Dandelion ne sont pas rentrés à Sainte-Mère-Abelle ! entendit-il de nouveau, plus énergiquement cette fois.
Non. Jojonah s’aperçut qu’il ne l’entendait pas, car il n’y avait pas un bruit, hormis celui de la pluie qui tambourinait sur le toit. Il sentait les mots, dans son esprit. Et il reconnut l’homme qui les déposait là.
— Frère Braumin ? demanda-t-il.
— Je crains que le père abbé les ait envoyés à votre poursuite, continuèrent les pensées. Courez, mon ami, mon mentor. Fuyez jusqu’à Palmaris si vous n’en êtes pas trop loin, allez trouver l’abri auprès de l’abbé Dobrinion, et ne permettez pas aux frères Youseff et Dandelion d’entrer à Sainte-Précieuse.
La communication était faible, chose que Jojonah pouvait comprendre, étant donné que Braumin n’avait pas une très grande expérience de l’hématite, et que les circonstances dans lesquelles il l’utilisait maintenant étaient probablement loin d’être idéales.
— Où êtes-vous ? demanda-t-il par télépathie. À Sainte-Mère-Abelle ?
— S’il vous plaît, maître Jojonah, vous devez m’entendre ! Youseff et Dandelion ne sont pas rentrés à Sainte-Mère-Abelle !
Le contact faiblissait. Braumin devait fatiguer. Soudain, il disparut complètement, et Jojonah craignit que Markwart ou Francis ait découvert le frère.
Si c’était réellement Braumin, fut-il contraint de se rappeler. Si c’était quoi que ce soit, à part le délire dû à sa fièvre.
— Ils ne savent pas, murmura le maître en s’apercevant soudain que le message de Braumin n’avait pas évoqué le décès de l’abbé.
Il se tira péniblement de son lit, grognant sous l’effort, et se dirigea silencieusement à travers la maison. Il surprit la dame en manquant de trébucher sur elle, alors qu’elle dormait par terre dans la salle sur une pile de couvertures. Il comprit alors qu’elle lui avait laissé son lit, et fut vraiment gêné de la déranger maintenant. Mais certaines choses ne pouvaient tout simplement pas attendre.
— Le conducteur ? demanda-t-il. Est-il ici, ou hébergé par une autre famille ?
— Oh non, répondit la femme aussi aimablement qu’elle le pouvait. Il couche dans la chambre avec mes petits garçons. Il dort comme un loir, comme on dit.
— Réveillez-le. Immédiatement.
— Oui, Père, tout ce que vous voudrez.
Elle s’extirpa à grand-peine de son couchage et traversa la pièce en rampant à demi. Puis elle revint un moment plus tard, accompagnée de l’homme aux yeux ensommeillés.
— Vous devriez être en train de dormir, dit-il. C’est pas bon pour votre fièvre, ça, de veiller si tard.
— Juste une question, commença Jojonah. (Il agita les mains pour faire taire le conducteur et s’assurer qu’il l’écoutait attentivement.) Quand l’abbé Dobrinion a été assassiné, où se trouvait le convoi de Sainte-Mère-Abelle ? (L’homme pencha la tête comme s’il ne comprenait pas.) Vous savez que des moines de mon abbaye ont visité Sainte-Précieuse, insista-t-il.
— Ils ont fait un peu plus que visiter, au vu des ennuis qu’ils ont causés ! renifla l’homme.
— En effet, concéda Jojonah. Mais où étaient-ils lorsque le powrie a tué l’abbé Dobrinion ?
— Partis.
— Ils avaient quitté la ville ?
— Oui, par le nord, d’après certains, bien que j’a entendu dire qu’ils ont traversé la rivière, et pas en ferry. Ils étaient partis depuis plus d’une journée quand l’abbé a été emporté par le monstre.
Maître Jojonah caressa son large menton. Le conducteur entreprit de développer, mais il en avait suffisamment entendu et l’arrêta d’une main levée.
— Retournez vous coucher, dit-il à son interlocuteur et à l’hôtesse. Je vais faire de même.
Revenu à la solitude de sa chambre, maître Jojonah ne s’endormit pas. Loin de là. Convaincu maintenant que le contact avec Braumin n’était pas un rêve ou le fruit de son imagination, il avait trop de choses auxquelles penser. Il ne craignait pas, contrairement à Braumin, que Youseff et Dandelion aient été lancés sur sa piste. Markwart était trop proche du but, ou du moins, pensait l’être, pour retarder ses tueurs. Non, ils n’iraient pas vers le sud de Palmaris mais vers le nord et le champ de bataille, pour rechercher les Pierres.
Mais ils s’étaient apparemment arrêtés en route, assez longtemps pour arranger un peu les problèmes de Markwart à Palmaris.
Maître Jojonah s’élança vers la seule fenêtre de la pièce, ouvrit les volets d’une poussée et vomit sur l’herbe, malade et révulsé à la seule idée que son père abbé ait pu ordonner l’exécution d’un autre abbé.
Cela semblait grotesque ! Et pourtant, chaque détail qui filtrait jusqu’à lui le menait inéluctablement dans cette direction. Assombrissait-il, peut-être, ces détails de son propre jugement ? Il devait se poser la question.
Youseff et Dandelion ne sont pas rentrés à Sainte-Mère-Abelle !
Et frère Braumin ignorait que l’abbé Dobrinion avait rencontré une fin aussi prématurée.
Le vieux maître espérait sincèrement se tromper. Il espérait que tout cela soit le fruit de ses craintes et de son délire fiévreux déchaînés, et que le chef de son Ordre n’ait pas fait une telle chose. Quoi qu’il en soit, il ne semblait plus y avoir qu’une seule route devant lui maintenant : vers le nord et non le sud. Vers Sainte-Mère-Abelle.
Enfin, les deux cents se mirent en route, en évitant par l’ouest puis le sud les deux villes encore entre les mains des powries. Elbryan dirigeait la marche en maintenant des éclaireurs bien en tête de la caravane, et en conservant ses quarante meilleurs guerriers en groupe serré. De toute la caravane disparate, seule la moitié environ pourrait se battre, l’autre étant simplement trop jeune, trop vieille, ou trop malade. La santé générale du groupe était bonne, toutefois, grâce surtout aux efforts de l’infatigable Pony et de sa précieuse Pierre d’âme.
Aucune attaque ne vint des deux villes, et alors que l’après-midi du cinquième jour commençait à décroître, ils se retrouvèrent quasiment à mi-chemin de Palmaris.
— Une ferme avec une étable, expliqua Roger Crocheteur en venant retrouver Elbryan. À un kilomètre et demi à peine. Le puits est intact, et j’ai entendu des poules.
Plusieurs personnes autour grognèrent, roucoulèrent et firent claquer leurs lèvres à l’idée d’œufs bien frais.
— Mais il n’y avait personne ? demanda le rôdeur, sceptique.
— Personne à l’extérieur, répondit Roger, qui parut gêné de ne pas avoir pu en distinguer plus, et s’empressa d’expliquer : Mais je n’étais pas très loin devant vous. J’ai craint qu’en m’attardant trop longtemps vous finissiez par arriver, et que les éventuels monstres à l’intérieur vous voient.
Elbryan hocha la tête et sourit.
— Tu as bien fait, dit-il. Garde le groupe sous contrôle ici pendant que Pony et moi allons jeter un œil.
Roger hocha la tête et aida la jeune femme à grimper sur le dos de Symphonie derrière le rôdeur.
— Renforce le périmètre, tout spécialement au nord, recommanda Elbryan. Et trouve Juraviel. Dis-lui où nous sommes.
Le garçon accepta les ordres d’un hochement de tête, donna une tape sur la croupe de Symphonie, qui s’éloigna d’un bond, mais observa à peine le départ. Il allait déjà donner l’ordre aux villageois de se placer en position défensive.
Le rôdeur trouva aisément la bâtisse et Pony se mit au travail. À l’aide de la Pierre d’âme, elle entra d’abord par l’esprit dans la grange, puis dans la ferme.
— Il y a des powries dans la maison, expliqua-t-elle en regagnant son corps. Trois, bien que l’un d’eux soit endormi dans la chambre du fond. Les gobelins tiennent la grange, mais ils ne sont pas vigilants.
Elbryan ferma les yeux pour chercher un calme profond, méditatif, et se transforma, d’une façon presque visible, en son alter ego élevé par les elfes. Il désigna un petit bosquet à gauche de l’étable, puis se laissa glisser du dos de Symphonie en aidant Pony à faire de même. Le couple se coula prudemment dans l’ombre du buisson. De là, le rôdeur continua seul son avancée, en se faufilant d’une souche à un trou d’eau, et derrière tout ce qui pouvait le cacher. Bientôt, il atteignit la ferme et se colla dos au mur près d’une fenêtre, Aile de faucon en main. Lançant un coup d’œil autour de lui, il se retourna vers Pony en préparant une flèche.
Brusquement, il pivota et la libéra. Elle alla s’enfoncer à l’arrière de la tête d’un powrie sans méfiance occupé aux fourneaux. L’élan lui jeta la tête dans la graisse bouillante de la poêle à frire.
— Qu’est-ce que tu fiches ? ! hurla le compagnon du nain en s’élançant vers lui.
Il s’immobilisa toutefois en remarquant la hampe tremblante qui lui dépassait de la tête, et fit volte-face pour découvrir l’Oiseau de Nuit et Tempête qui l’attendaient.
La puissante épée s’abattit alors que le powrie tendait la main vers son arme, et, tandis que son bras se détachait de son tronc, le nain hurlant fonça tête la première sur le rôdeur.
Un coup assuré de Tempête transperça la créature jusqu’au cœur, le guerrier l’ayant, d’une fente, enfoncée jusqu’à la garde. Après quelques spasmes frénétiques, le powrie glissa, raide mort, sur le sol.
— Yak, vous m’avez réveillé ! gronda une voix dans la chambre.
L’Oiseau de Nuit sourit, attendit une minute, et se glissa silencieusement jusqu’à la porte. Il patienta encore un peu, s’assurant que le powrie s’était recouché, puis la poussa doucement.
Le nain était allongé là, sur le lit, et lui tournait le dos.
Le rôdeur ressortit peu après de la maison et fit rapidement signe à Pony. Puis, récupérant Aile de faucon, il entama un circuit prudent autour de la grange. Le grenier à foin attira particulièrement son attention. Une porte était craquelée et une corde en pendait jusqu’au sol.
Lançant un regard circulaire, l’Oiseau de Nuit vit la jeune femme prendre une nouvelle position, qui lui permettait de voir à la fois la porte principale et le grenier à foin. Il se sentit béni d’avoir une compagne si compétente. S’il devait avoir des ennuis, Pony serait toujours là.
Tous deux comprirent alors le plan. Pony aurait pu s’élancer directement dans l’étable et se servir de la serpentine et du rubis pour faire sauter l’endroit, mais la fumée d’un tel feu ne serait pas une bonne chose. Au lieu de cela, elle maintint sa position et assura les arrières de l’Oiseau de Nuit, graphite et magnétite en main.
Le rôdeur ne sous-estimait pas le niveau d’autodiscipline dont la jeune femme devait faire preuve pour accepter ce rôle. Chaque matin, elle effectuait le bi’nelle dasada près de lui, et son jeu d’épée devenait réellement magnifique. Elle avait envie de se battre, de se tenir près de lui, de danser vraiment, maintenant. Mais Pony était disciplinée et patiente. Il lui avait assuré qu’elle aurait l’occasion d’expérimenter les nouvelles techniques. Ils savaient tous deux qu’elle était presque prête.
Mais pas encore.
L’Oiseau de Nuit testa la corde du grenier, puis entama une ascension prudente et silencieuse. Il s’arrêta juste sous la porte, écouta, glissa un coup d’œil furtif dans le grenier, puis agita un doigt en l’air pour que Pony le voie.
Il monta encore, et au niveau de l’ouverture, glissa avec précaution le pied dans une petite fissure, bien qu’il soit encore obligé de se tenir à la corde. Il comprit qu’il devrait aller vite, et qu’il n’aurait probablement pas le temps de tirer une arme.
Une fois encore, le rôdeur prit une profonde inspiration, apaisante, et retrouva son centre et le calme nécessaire. Puis il glissa le pied sous la porte, l’ouvrit brusquement et se jeta à l’intérieur, atterrissant tout droit sur le gobelin surpris qui montait nonchalamment la garde.
Le monstre poussa un cri, qui fut presque immédiatement étouffé par la main puissante que l’Oiseau de Nuit lui plaqua sur la bouche, tandis que l’autre s’enroulait fermement autour de sa main armée. D’un coup sec du poignet, le guerrier jeta la créature à genoux.
Un cri s’élevant d’en bas lui fit comprendre que le temps allait bientôt lui manquer.
Dans un sursaut soudain, le guerrier releva le gobelin, puis le balança par la porte ouverte. Le monstre plongea sur trois mètres, heurta violemment le sol en grognant, et tenta de se relever, d’appeler. Il ne remarqua qu’au tout dernier moment la femme qui attendait calmement, le bras tendu.
Une magnétite filant plusieurs fois aussi vite qu’un projectile lancé par une fronde vint transpercer l’amulette en métal que la créature portait autour du cou, bijou qu’il avait volé à une femme alors qu’elle le suppliait inutilement de l’épargner.
À l’intérieur de la grange, l’Oiseau de Nuit et Aile de faucon se mirent au travail, en délogeant les gobelins de l’échelle alors qu’ils tentaient de gagner le grenier. Un instant plus tard, le rôdeur surpris s’aperçut qu’il n’était pas seul. Un autre archer s’était joint à lui.
— Roger m’a fait part de tes plans, expliqua Juraviel. Bon début ! ajouta-t-il en plantant une flèche dans un gobelin qui s’était stupidement précipité devant eux.
Comprenant qu’ils ne pourraient jamais monter par là, les gobelins restants se dirigèrent vers la porte, qu’ils ouvrirent tout grand pour se jeter dans la lumière du jour.
Un éclair en aplatit la plupart.
Puis l’elfe fut au-dessus d’eux, aux portes du grenier, abattant de ses flèches tous ceux qui continuaient à s’éparpiller.
Le rôdeur ne se joignit pas à son ami. Choisissant un cours différent, il se laissa glisser le long de l’échelle. Il toucha le sol dans une roulade, évitant la javeline lancée par une créature, et se mit à tirer dès qu’il se fut relevé, saisissant le gobelin en pleine face. Une seconde flèche faucha un autre monstre qui courait vers la porte.
Puis tout redevint calme, à l’intérieur, du moins. Mais l’Oiseau de Nuit sentit qu’il n’était pas seul. Posant son arc à terre, il tira son épée et entreprit de se déplacer, lentement, en silence.
Dehors, les cris diminuaient. L’Oiseau de Nuit atteignit une balle de foin, s’y adossa, et écouta attentivement.
On respirait.
Contournant brusquement l’obstacle, il retint son coup assez longtemps pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’un gobelin et non d’un malheureux prisonnier, puis, d’un coup bien placé, décapita le monstre. Après quoi il sortit dans le grand jour, et retrouva Pony et Juraviel qui, leur travail achevé, conduisaient Symphonie vers l’étable.
L’elfe demeura avec lui afin de sécuriser le périmètre, tandis que Pony portée par l’étalon allait chercher les réfugiés.
— Je peux pas faire demi-tour maintenant, répondit le conducteur quand Jojonah lui expliqua le plan le lendemain matin. Croyez bien que j’aimera vous aider. Mais mes affaires…
— Sont importantes. En effet, termina le moine, compréhensif.
— Le meilleur moyen que vous avez pour revenir en arrière, c’est les bateaux, continua l’homme. La plupart se dirigent vers le Nord et le grand large pour la saison estivale. J’en aura pris un moi-même, mais y’en a peu qui descendent vers le Sud en ce moment.
Maître Jojonah passa une main sur son menton hérissé d’une barbe de plusieurs jours. Il n’avait pas d’argent, mais il pourrait peut-être trouver une solution.
— Conduisez-moi jusqu’au port le plus proche, dans ce cas, le pria-t-il.
— Au sud-est, répondit l’autre. Bristole, il s’appelle. C’est une ville construite pour réparer et ravitailler les bateaux, pas plus. Elle n’est pas trop loin de ma route.
— Je vous en serais obligé.
Ainsi ils se remirent en route après un solide petit déjeuner offert par les généreux villageois. Ce n’est qu’au moment où le chariot reprit la route que le maître s’aperçut combien il se sentait mieux physiquement. En dépit de la nature cahotante du voyage, son repas restait bien en place. C’était comme si les nouvelles de la nuit, insinuant que les choses étaient encore bien plus sombres qu’il l’avait imaginé, avaient redonné de la force à son corps fragile. Il ne pouvait simplement pas se permettre d’être faible maintenant.
Bristole était la plus petite ville que Jojonah ait jamais vue, et elle lui parut étrangement déséquilibrée. L’espace des docks était considérable, tout en longs quais capables d’accueillir dix gros bateaux, et il n’y avait à part cela que quelques bâtiments, dont deux petits entrepôts. Il lui fallut attendre que le chariot s’immobilise au milieu des bâtisses pour comprendre enfin.
Les vaisseaux qui se dirigeaient vers l’amont ou l’aval n’avaient pas besoin de se ravitailler ici, car le voyage entre Ursal et Palmaris n’était pas long. Les marins, cependant, pouvaient aspirer à un peu de divertissement. Ainsi les navires s’arrêtaient-ils ici pour une pause d’une autre nature.
Sur l’amas de sept bâtisses, deux étaient des tavernes, et deux des maisons closes.
Maître Jojonah dit une brève prière, mais il ne s’inquiétait pas outre mesure. C’était un homme tolérant, toujours prêt à pardonner la faiblesse de la chair. Après tout, c’était la force d’âme qui comptait.
Il fit ses adieux au généreux conducteur, en regrettant de ne pouvoir offrir au brave homme plus que quelques mots pour le remercier de ses efforts, puis il se concentra sur sa tâche. Trois bateaux étaient à quai. Un autre approchait par le sud. Le moine descendit vers la rive, ses sandales claquant sur le passage en bois.
— Ohé, bonnes gens ! appela-t-il en atteignant le vaisseau le plus proche.
Deux hommes, pliés en deux, se tenaient derrière la lisse de couronnement, attaquant à coups de marteau un problème qu’il ne pouvait pas voir. Jojonah constata que ce vaisseau s’était amarré poupe la première, chose étrange, qui, espérait-il, indiquerait que le navire repartirait bientôt.
— Ohé, du bateau ! cria-t-il plus fort, en agitant les bras pour attirer leur attention.
Les coups de marteau s’interrompirent et l’un des vieux loups de mer, qui avait une peau brune et fripée et pas une dent, releva la tête pour observer le moine.
— Bonjour à vous, mon Père, répondit-il.
— Vous dirigeriez-vous vers le Nord ? demanda maître Jojonah. Vers Palmaris, peut-être ?
— Palmaris, puis le Golfe, confirma l’homme. Mais on n’ira nulle part avant un bout de temps. On a une ligne d’ancre qui ne tient pas. La chaîne est toute cassée.
Jojonah comprit alors pourquoi le navire était amarré à l’envers. Il lança un regard circulaire, se retourna vers la ville, cherchant un moyen de permettre à ce navire de circuler de nouveau. N’importe quel port valable aurait possédé l’équipement adéquat. Même sur les maigres docks de Sainte-Mère-Abelle on trouvait une réserve de chaînes et d’ancres. Mais Bristole n’était pas un endroit destiné à réparer les bateaux… plutôt l’équipage.
— Y’en a un autre qui arrive d’Ursal, continua le vieux marin. Devrait être là d’ici deux jours. Vous voulez faire la traversée ?
— Oui, mais je ne peux pas attendre.
— Eh ben, on vous emmène, contre cinq pièces d’or du roi, offrit le vieux marin. C’est un bon prix, mon Père.
— En effet, mais j’ai bien peur de ne pas avoir l’or nécessaire, répondit Jojonah. Ni même le temps d’attendre.
— Même deux jours ?
— C’est plus que je ne puis me permettre.
— Pardonnez-moi, mon Père, fit une voix venant du bateau suivant, une caravelle, grande et robuste. Nous partons vers le Nord aujourd’hui.
Maître Jojonah salua les deux hommes sur le bateau endommagé et le contourna pour mieux voir son nouvel interlocuteur. L’homme était grand et mince, et sa peau était sombre, chose qui n’était pas due au soleil mais à son héritage. C’était un Behrenais, et au vu de sa carnation, il était certainement originaire d’une région du Behren méridional, qui se situait très loin au sud de la Ceinture-et-la-Boucle.
— Je crains fort de ne pas avoir d’or, répéta Jojonah.
L’homme sombre lui lança un sourire nacré.
— Mais mon Père, pourquoi auriez-vous besoin d’or ?
— Je travaillerai pour payer mon voyage, dans ce cas.
— Une petite prière ne ferait de mal à personne à bord de ce navire. Plus encore, j’en ai bien peur, après notre petit arrêt ici. Montez, je vous en prie. Nous n’étions pas censés partir avant bien plus tard dans la journée, mais un seul de mes hommes manque à l’appel et il devrait être facile à retrouver. Si vous êtes pressé, alors nous le sommes aussi !
— C’est très généreux à vous, mon bon monsieur…
— Al’u’met, répondit l’homme. Capitaine Al’u’met, du bon vaisseau Saudi Jacintha. (Jojonah pencha la tête, surpris par ce nom curieux.) Cela signifie « Bijou du désert ». C’est devenu une petite plaisanterie entre mon père et moi : le pauvre homme souhaitait me voir chevaucher les dunes, et non les vagues.
— Comme le mien souhaitait me voir servir de la bière, pas des prières, répondit Jojonah en riant.
Il était passablement surpris de trouver un Behrenais à la peau sombre aux commandes d’un vaisseau d’Ursal, et plus encore de voir qu’il accordait tant de respect à un moine de l’ordre abellican. L’Église de Jojonah n’était pas très implantée dans le royaume du Sud. En effet, les missionnaires avaient souvent été massacrés pour avoir voulu imposer leur vision de la divinité aux prêtres des déserts, yatols, dans la langue de Behren, souvent intolérants.
Le capitaine Al’u’met aida Jojonah à franchir les derniers mètres de la passerelle, puis envoya deux de ses hommes d’équipage à la recherche du marin manquant.
— Avez-vous des bagages à monter à bord ? demanda-t-il.
— Je ne possède que ce que je porte, répondit le moine.
— Où souhaitez-vous aller ?
— À Palmaris. Ou plutôt, de l’autre côté de la rivière. Je peux prendre le ferry. Des affaires très urgentes m’appellent à Sainte-Mère-Abelle.
— Il se peut que nous longions la baie de Tous-les-Saints, lui dit le capitaine Al’u’met. Mais vous perdrez au moins une semaine en voyageant par la mer.
— Dans ce cas, ce sera Palmaris.
— C’est exactement là que nous allons ! (Souriant toujours, il lui indiqua la porte des cabines situées sous le pont de la poupe.) Je peux sûrement en partager une avec vous pendant un jour ou deux.
— Êtes-vous abellican ?
Le sourire d’Al’u’met grandit encore.
— Depuis trois ans, expliqua-t-il. J’ai trouvé votre Dieu à Sainte-Gwendoline-de-la-Mer, et c’est la meilleure prise qu’Al’u’met ait jamais connue !
— Mais une déception supplémentaire pour votre père, réfléchit Jojonah.
Al’u’met posa un doigt sur ses lèvres closes.
— Il n’a pas besoin de savoir ce genre de chose, mon Père, dit-il d’un air entendu. Dehors, sur le Mirianique, quand l’orage explose et que les vagues deux fois plus grande qu’un homme de bonne stature se dressent devant la lisse, je choisis mon propre Dieu. En outre, ajouta-t-il avec un clin d’œil, ils ne sont pas si différents, vous savez, le Dieu de votre terre et celui de la mienne. Il suffirait d’un changement de robe pour faire d’un prêtre un yatol.
— C’est donc par commodité que vous vous êtes converti, le taquina Jojonah.
Al’u’met haussa les épaules.
— Je choisis mon propre Dieu, répéta-t-il simplement.
Le moine hocha la tête en lui renvoyant son sourire, puis il entreprit lentement de se diriger vers les cabines.
— Le mousse va vous montrer vos quartiers, lança Al’u’met derrière lui.
Le petit garçon, qui devait avoir dix ans à peine, jouait aux osselets à l’intérieur de la pièce quand Jojonah ouvrit la porte. Il se leva d’un bond et ramassa fiévreusement ses jouets, l’air coupable. Le maître comprit qu’il avait été pris à négliger ses corvées.
— Aide notre ami à s’installer, Matthew, appela le capitaine Al’u’met. Et veille à ce qu’il ait tout ce dont il pourrait avoir besoin.
Jojonah et Matthew, immobiles, s’observèrent, se jaugèrent, longuement. Les vêtements du garçon étaient usés jusqu’à la corde, chose fréquente lorsque l’on travaillait sur un bateau, mais ils étaient bien taillés, et de meilleure qualité que ceux des marins que le moine avait pu rencontrer. Et ce garçon était également plus propre que la plupart des mousses. Il avait la peau dorée, et ses cheveux, éclaircis par le soleil, étaient soigneusement taillés. Son seul défaut, notable, était une tache noire sur l’avant-bras.
Jojonah reconnut la cicatrice et imagina la souffrance que le petit avait dû endurer. La marque avait été causée par le deuxième des trois « liquides médicaux » qu’un vaisseau gardait à bord lorsqu’il naviguait : du rhum, du goudron et de l’urine. Le rhum servait à tuer les vers qui se frayaient immanquablement un chemin jusqu’au cœur des victuailles, à étouffer les effets secondaires d’une nourriture avariée, et simplement à oublier les longues, longues heures vides. L’urine servait à nettoyer les vêtements et à se laver les cheveux, et toute répugnante que soit cette idée, elle était bien pâle comparée au goudron liquide, qui servait à cicatriser les blessures. Le garçon, Matthew, s’était visiblement entaillé le bras, et les marins lui avaient appliqué le remède du goudron pour refermer la plaie.
— Puis-je ? demanda doucement Jojonah en tendant la main vers le bras de l’enfant.
Matthew hésita mais n’osa pas désobéir, et tendit prudemment son bras à l’inspection.
C’était du beau travail. Le goudron avait été si finement poncé qu’il ne faisait plus qu’un avec la peau. Une tache noire parfaite, sans relief.
— Tu as mal ? demanda le moine.
Matthew fit oui de la tête.
— Il ne parle pas, expliqua le capitaine, arrivé dans le dos du maître trop distrait pour l’entendre approcher.
— C’est votre œuvre ? demanda Jojonah en désignant le bras de l’enfant.
— Non, celui de Cody Bellaway. Il nous tient lieu de guérisseur quand nous sommes loin du port.
Maître Jojonah hocha la tête et abandonna le sujet – ouvertement, du moins, car l’image du bras noirci de Matthew ne lui sortirait pas si rapidement de l’esprit. Combien d’hématites étaient enfermées à Sainte-Mère-Abelle ? Cinq cents ? Un millier ? Il savait que le nombre était considérable, car quand il n’était encore qu’un jeune moine, il avait dressé un inventaire de cette seule Gemme, qui était facilement la plus communément rapportée de Pimaninicuit au fil des ans. La plupart des Pierres d’âme étaient bien moins puissantes que celle que la caravane avait emportée en allant vers les Barbanques. Pourtant, Jojonah ne pouvait s’empêcher de se demander à quel point elles pourraient faire du bien en étant confiées aux équipages qui partaient en mer, si un ou deux hommes à bord de chaque vaisseau apprenait à invoquer leurs pouvoirs curatifs. La blessure de Matthew avait dû être considérable, mais Jojonah aurait aisément pu la faire cicatriser par magie, au lieu d’employer du goudron. Sans un effort, ou presque, une grande souffrance aurait pu être évitée.
Ces réflexions conduisirent le maître à penser à plus grande échelle. Pourquoi ne donnait-on pas une hématite à toutes les communautés, ou, du moins, à l’un de ces groupes dans chaque région, en les laissant choisir eux-mêmes le guérisseur qui apprendrait à l’utiliser ?
Il n’avait jamais, bien sûr, discuté de cela avec Avelyn. Mais au fond, maître Jojonah savait que si Avelyn Desbris avait eu le choix, il aurait sans la moindre hésitation ouvert les immenses réserves de magie de Sainte-Mère-Abelle pour le mieux-être de tous, ou du moins distribué les petites hématites à la population, des Pierres trop faibles pour servir des buts aussi diaboliques que la possession, ou être utilisées d’une façon réellement malveillante.
Oui, Jojonah savait que c’est ce qu’Avelyn aurait fait s’il en avait eu l’occasion, mais bien sûr, le père abbé Markwart ne lui aurait jamais laissé cette chance !
Il tapota la touffe de cheveux blonds de Matthew et lui fit signe de lui montrer sa chambre. Al’u’met les quitta alors, en appelant toutes les mains sur le pont en préparation du départ.
La Saudi Jacintha glissa peu après hors de Bristole, le vent gonflant rapidement ses voiles pour la pousser contre un courant considérable. Le capitaine vint assurer au moine que la progression serait rapide, car le vent du sud était vif, et il n’y avait pas le moindre signe d’orage. En outre, dès que le Masur Delaval s’élargit, la traction de la mer se fit nettement moins forte.
Le moine passa la majeure partie de la journée à dormir dans sa cabine, et à récupérer les forces dont il savait qu’il aurait très bientôt besoin. Il se leva toutefois brièvement et, sur un hochement de tête amical, convainquit Matthew de jouer aux dés avec lui, en lui assurant que le capitaine ne lui en voudrait pas de prendre une brève pause entre ses corvées.
Durant l’heure qu’ils passèrent à jouer ensemble, Jojonah aurait souhaité que l’enfant puisse parler, ou même rire. Il avait envie de savoir d’où il venait, et comment il avait pu finir sur un bateau à un âge si tendre.
Il était probable que ses parents, dans la détresse, l’aient vendu. Jojonah grimaça à cette pensée. C’était ainsi que la plupart des bateaux acquéraient des mousses. Le maître espérait toutefois que ce ne soit pas Al’u’met qui s’en soit porté acquéreur. Le capitaine affirmait être religieux, et les hommes de Dieu ne faisaient pas de telles choses.
Une pluie légère arriva cette nuit-là, mais rien qui ralentisse la progression de la Saudi Jacintha. Son équipage était bien entraîné et il connaissait tous les tours et les détours du grand fleuve. Le vaisseau continua donc son avancée, l’écume de la proue, luisant, mousseuse, au clair de lune. Ce fut cette nuit-là, peu après que la pluie se fut arrêtée, à cette même lisse avant, que maître Jojonah accepta pleinement les vérités qui se formaient dans son cœur. Seul dans l’obscurité avec la bruine de la proue, les croassements des animaux sur la rive, et les pulsations du vent dans les voiles, maître Jojonah découvrit que sa voie s’était éclaircie.
Il avait le sentiment qu’Avelyn était avec lui, qu’il flottait tout autour en lui rappelant ses trois vœux, pas seulement les mots prononcés et creux, mais le sens, derrière, qui guidait, ou devrait guider, l’ordre abellican.
Il demeura éveillé toute la nuit et ne retourna se coucher qu’au lever du jour, après avoir obtenu par cajoleries d’un Matthew aux yeux ensommeillés qu’il aille lui chercher un bon repas.
Il se réveilla au moment du dîner, qu’il prit avec le capitaine Al’u’met. Celui-ci lui apprit qu’ils atteindraient leur but très tôt le lendemain matin.
— Vous ne devriez pas rester debout toute la nuit, cette fois, lui dit-il avec un sourire. Vous rejoindrez la terre au matin, et je pense que vous n’irez pas très loin si vous dormez debout.
Pourtant, le capitaine trouva bien Jojonah près de la lisse avant un peu plus tard ce soir-là. Le moine, les yeux rivés sur l’obscurité, sondait son propre cœur.
— Vous êtes quelqu’un qui réfléchit beaucoup, lui dit le capitaine en approchant. J’aime cela.
— Et vous voyez ça au fait que je me tiens ici tout seul ? Je pourrais être en train de ne penser à rien.
— Pas à la lisse de couronnement, rétorqua le capitaine en se plaçant près du moine accoudé. Je connais moi aussi l’inspiration qu’apporte cet endroit.
— Où avez-vous eu Matthew ? demanda Jojonah à brûle-pourpoint, laissant échapper les mots avant même d’avoir pu y penser.
Al’u’met, surpris par la question, lui lança un regard en biais. Puis il tourna les yeux vers l’écume qui giclait de la proue et sourit.
— Vous ne souhaitez pas penser qu’un homme de votre Église ait pu l’acheter à ses parents, comprit cet homme perspicace. Mais c’est pourtant le cas, termina-t-il en se redressant pour regarder le moine droit dans les yeux. (Maître Jojonah ne lui renvoya pas son regard.) Ces gens étaient des pauvres, qui vivaient près de Sainte-Gwendoline, et qui survivaient grâce aux restes que vos frères abellicans daignaient leur jeter, reprit le capitaine d’un ton plus profond, plus sombre.
Jojonah se retourna cette fois et lui lança un regard sévère.
— C’est pourtant l’Église que vous avez choisie.
— Cela ne veut pas dire que je partage l’avis de tous ceux qui administrent à présent les doctrines de l’Église, répondit calmement Al’u’met. Quant à Matthew, je l’ai acheté, et pour une jolie somme, parce que je commençais à le considérer comme mon fils. Il était constamment sur les docks, voyez-vous, ou du moins il s’y trouvait quand il parvenait à échapper à son coléreux de père. Cet homme le battait sans raison, bien que le petit n’ait même pas encore fêté son septième anniversaire à ce moment-là. Alors je l’ai acheté, et je l’ai pris à bord pour lui enseigner un métier honnête.
— C’est une vie difficile, commenta le moine.
Mais toute trace d’animosité, tout sous-entendu accusateur, avaient disparu de sa voix.
— En effet, concéda le grand Behrenais. Une vie que certains aiment et que d’autres détestent. Matthew fera son propre choix quand il sera assez grand pour mieux comprendre. S’il en vient à aimer la mer, comme moi, alors il n’aura d’autre choix que de rester sur un bateau, et j’espère que ce sera avec moi. La Saudi Jacintha me survivra, je le crains, et ce serait bon de savoir que Matthew reprendra le flambeau. (Al’u’met se tut et se tourna vers le moine, attendant que celui-ci le regarde.) Et s’il n’aime pas l’odeur et le mouvement des vagues, il sera libre de s’en aller, dit-il avec sincérité. Et je veillerai à ce qu’il prenne un bon départ, quel que soit l’endroit où il décide de vivre. Je vous en donne ma parole, maître Jojonah de Sainte-Mère-Abelle.
Jojonah le croyait, et le sourire qu’il lui renvoya fut sincère. Parmi les marins endurcis de son temps, le capitaine Al’u’met était l’un des plus nobles.
Les deux hommes se retournèrent vers la mer et demeurèrent plongés dans le silence, uniquement rompu par le choc de la proue contre les vagues et le bruit du vent.
— Je connaissais l’abbé Dobrinion, dit enfin le capitaine. C’était un homme bien. (Jojonah lui lança un regard curieux.) Votre compagnon, le conducteur du chariot, a répandu la nouvelle de la tragédie à Bristole pendant que vous cherchiez un navire pour faire la traversée, expliqua-t-il.
— Dobrinion était effectivement un homme bon, répondit Jojonah. Et c’est une grande perte pour mon Église qu’il ait été tué.
— Une grande perte pour tout le monde, renchérit Al’u’met.
— Comment l’avez-vous connu ?
— Je connais bon nombre des chefs de l’Église, car étant donné la mobilité de ma profession, je passe de nombreuses heures dans plusieurs chapelles différentes, y compris Sainte-Précieuse.
— Êtes-vous déjà allé à Sainte-Mère-Abelle ? demanda maître Jojonah.
Il ne pensait cependant pas que ce soit le cas. Il se serait souvenu de lui.
— Nous nous y sommes arrêtés une fois, répondit le capitaine. Mais le temps était en train de tourner et il nous restait une longue route à parcourir, et je ne suis pas allé plus loin que les quais. Après tout, Sainte-Gwendoline n’était plus très loin. (Maître Jojonah sourit.) J’ai néanmoins rencontré votre père abbé, reprit Al’u’met. Mais une seule fois. C’était en 819, ou peut-être en 820. Les années qui passent semblent se fondre ensemble ! Le père abbé Markwart cherchait à affréter un vaisseau de pleine mer. Je ne suis pas vraiment un croiseur de rivière, vous savez, mais nous avons essuyé pas mal de dégâts l’an passé, à cause des bateaunneaux powries – ces satanés nains semblaient être partout ! Et nous avons quitté le port avec du retard ce printemps.
— Vous avez répondu à l’appel du père abbé ?
— Oui, mais mon vaisseau n’a pas été choisi, répondit Al’u’met d’un ton désinvolte. Pour tout dire, je pense que cela avait un rapport avec la couleur de ma peau. Je ne pense pas que votre père abbé ait eu confiance en un marin Behrenais, surtout s’il n’était pas, alors, un membre consacré de votre Église.
Jojonah hocha la tête. Il partageait cette opinion. Markwart n’aurait jamais, d’aucune façon, accepté un homme de la religion du Sud pour effectuer le voyage jusqu’à Pimaninicuit. Le moine jugea cette notion ironique, risible, même, vu la fin meurtrière soigneusement agencée du voyage.
— Le capitaine Adjonas et son File au vent étaient le meilleur choix, concéda Al’u’met. Il naviguait sur le Mirianique longtemps avant que je sache seulement manier un aviron.
— Vous saviez, pour Adjonas ? s’étonna Jojonah. Et pour la fin du File au vent ?
— Tous les marins des Rives-Morcelées sont au courant de cette perte. On dit qu’elle s’est produite à la sortie de la baie de Tous-les-Saints. La navigation y est difficile, je le conçois, mais je m’étonne qu’un homme aussi expérimenté qu’Adjonas se soit laissé entraîner trop près des bancs de sable.
Jojonah se contenta d’un hochement de tête. Il ne pouvait pas se résoudre à révéler l’horrible vérité, à confier à cet homme que le capitaine et son équipage avaient été massacrés dans les eaux abritées de la baie de Tous-les-Saints par les saints hommes de la religion qu’il avait librement rejointe. En y repensant maintenant, maître Jojonah parvenait à peine à croire qu’il ait lui-même pu accepter ce plan, cette tradition terrible. Mais en avait-il toujours été ainsi, comme le clamait l’Église ?
— C’était un bon vaisseau, et un bon équipage, termina Al’u’met d’un ton révérencieux.
Jojonah marqua son approbation d’un autre hochement de tête, bien qu’en vérité il ait à peine vu les marins, n’ayant rencontré que le capitaine Adjonas et son second, Bunkus Smealy, qu’il n’avait pas du tout aimé.
— Allez donc vous reposer, mon Père, lui conseilla le capitaine. Une longue journée de marche vous attend.
Jojonah estimait lui aussi que le moment était bien choisi pour mettre fin à la conversation. Al’u’met lui avait malgré lui donné à réfléchir, car il avait à la fois ravivé ses souvenirs et jeté sur eux une lumière nouvelle. Cela ne veut pas dire que je partage l’avis de tous ceux qui administrent à présent les doctrines de l’Église, avait-il dit, et ces paroles semblaient bien prophétiques au vieux maître désenchanté.
Jojonah dormit bien cette nuit-là, mieux que depuis qu’il était arrivé à Palmaris et que le monde s’était totalement retourné. Il s’éveilla avec le soleil et un cri annonçant les lumières des docks, et, rassemblant à la hâte ses maigres possessions, il s’élança sur le pont, croyant apercevoir les longs quais de Palmaris.
Il ne vit que le brouillard, une lourde couverture grise. Tout l’équipage se trouvait sur le pont, penché pour la plupart par-dessus la lisse et scrutant intensément l’obscurité, une lanterne à la main. Maître Jojonah comprit qu’ils cherchaient des rochers, ou même d’autres vaisseaux, et un frisson lui courut dans le dos. Mais il se calma en apercevant l’expression sereine du capitaine, semblant indiquer que la situation n’avait rien d’extraordinaire. Jojonah se faufila jusqu’à lui.
— J’ai entendu qu’on apercevait les lumières des docks, expliqua le moine, bien que je doute qu’on ait pu voir quoi que ce soit dans ce brouillard.
— Nous les avons vues, lui assura Al’u’met avec un sourire. Nous sommes tout près, et nous nous rapprochons un peu plus à chaque seconde.
Jojonah suivit le regard du capitaine en direction de la lisse et de l’obscurité. Quelque chose, qu’il ne parvenait pas à identifier, lui semblait étrangement déplacé, comme si son sens de l’orientation était tout retourné. Il attendit calmement pendant un long moment, essayant de comprendre, en notant la position du soleil, une tache d’un gris plus clair à l’avant du bateau.
— Nous voyageons vers l’est, dit-il soudain en se retournant vers Al’u’met. Mais Palmaris est sur la rive ouest !
— J’ai pensé que j’allais vous épargner les longues heures sur le ferry bondé, lui expliqua Al’u’met. Mais il ne fonctionne peut-être même pas dans cette obscurité.
— Mais capitaine, vous n’étiez pas obligé de…
— Aucun problème, mon ami. Nous n’aurions pas eu le droit de rentrer dans le port de Palmaris avant que le brouillard ait reculé, de toute façon. Alors plutôt que de jeter l’ancre, nous avons tourné vers Amvoy, qui est un port plus petit et avec moins de règles.
— Terre à l’avant ! cria un marin à la proue.
— Le long dock d’Amvoy ! renchérit un autre.
Jojonah regarda Al’u’met, qui lui fit un clin d’œil et sourit.
Peu après, la Saudi Jacintha se rangea aisément près du quai unique d’Amvoy, et les marins habiles l’amarrèrent expertement.
— Je vous souhaite bonne chance, maître Jojonah de Sainte-Mère-Abelle, lui dit sincèrement Al’u’met en le conduisant jusqu’à la passerelle. Que la perte du bon abbé Dobrinion nous apporte à tous de la force.
Il lui serra fermement la main, et le moine tourna les talons.
Au bout de la planche, il s’arrêta toutefois, déchiré, la prudence combattant la conscience.
— Capitaine Al’u’met, dit-il soudain en se retournant. (Il remarqua plusieurs autres marins qui écoutaient attentivement chaque mot, mais ne se laissa pas décourager pour autant.) Dans les mois qui viennent, vous allez entendre de nombreuses histoires au sujet d’un homme appelé Avelyn Desbris. Frère Avelyn, anciennement de Sainte-Mère-Abelle.
— Je ne connais pas ce nom, répondit Al’u’met.
— Vous l’apprendrez, lui assura le moine. Vous entendrez sur lui des choses terribles, qui le dépeindront comme un voleur, un assassin et un hérétique. Ce nom sera traîné dans les feux de l’enfer. (Al’u’met attendit sans mot dire pendant que Jojonah s’interrompait et déglutissait péniblement.) Je vous dis cela en toute sincérité, continua le moine en s’apercevant qu’il franchissait ici une ligne extrêmement délicate. (Il s’interrompit encore, déglutit de nouveau.) Ces histoires ne sont pas vraies. Ou du moins, elles seront racontées de sorte à dévier les actions du frère Avelyn, qui était, je vous l’assure, un homme qui suivait à chaque instant une conscience inspirée par Dieu.
Plusieurs marins haussèrent les épaules. Ces mots ne voulaient pas dire grand-chose pour eux. Mais le capitaine perçut la gravité dans la voix du vieux moine, et comprit qu’il s’agissait pour lui d’un moment essentiel. Au ton de Jojonah, Al’u’met eut la sagesse de comprendre que les histoires au sujet de ce moine qu’il ne connaissait pas pourraient effectivement l’affecter, lui, et tous les gens associés à l’Église abellicane. Il hocha la tête sans sourire.
— Jamais l’Église abellicane n’a accueilli meilleur homme qu’Avelyn Desbris, conclut Jojonah d’un ton ferme.
Sur ce, il tourna les talons et quitta la Saudi Jacintha. Il était conscient du risque qu’il venait de prendre. Le navire toucherait probablement Sainte-Mère-Abelle tôt ou tard, et le capitaine Al’u’met, ou plus probablement l’un des marins qui l’avaient écouté, discuterait certainement avec quelqu’un de l’abbaye, voire avec le père abbé Markwart. Mais, sans vraiment savoir pourquoi, Jojonah n’essaya pas de se dédire, ou de tourner autrement sa déclaration. Là, il l’avait dit, ouvertement. Comme cela devait l’être.
Ses paroles le suivaient toutefois lorsqu’il entra dans la ville d’Amvoy, le remplissaient de doutes. Il s’assura qu’un chariot le mènerait vers l’est, et bien que le conducteur soit un membre de l’Église, et un homme aussi généreux et amical que le capitaine Al’u’met, lorsqu’ils se quittèrent trois jours plus tard, à quelques kilomètres à peine des portes de Sainte-Mère-Abelle, maître Jojonah ne parla pas d’Avelyn.
C’est au moment où il arriva en vue de l’abbaye que ses doutes s’évanouirent. D’où qu’on la regarde, Sainte-Mère-Abelle était un endroit imposant, avec ses murs puissants et anciens, taillés dans la côte montagneuse. En levant les yeux vers le monastère, Jojonah se rappela la longue, si longue histoire de l’Église, des traditions qui précédaient Markwart, et même les dix pères abbés avant lui. Une fois encore, il eut l’impression que l’esprit d’Avelyn, tangible, était autour de lui, en lui, et il fut pris d’un profond désir de creuser dans le passé de l’Ordre, et de savoir comment étaient les choses, bien des siècles plus tôt. Car maître Jojonah parvenait difficilement à croire que l’Église, telle qu’elle était maintenant, ait pu devenir une religion aussi dominante. Aujourd’hui, les gens y étaient attirés par héritage. Ils étaient « croyants » parce que leurs parents l’avaient été, comme leurs grands-parents, et leurs arrière-grands-parents. Rares étaient, comprit-il, les gens comme Al’u’met, les récents convertis, membres par le cœur et non par transmission.
Ce ne pouvait pas ressembler à cela au début, raisonna Jojonah. Sainte-Mère-Abelle, si vaste, tellement impressionnante, n’aurait jamais pu être construite avec les rares à accepter, du fond du cœur, les enseignements de l’Église actuelle.
Soutenu par cette foi, maître Jojonah approcha des grilles solides de Sainte-Mère-Abelle, l’endroit qu’il avait considéré comme chez lui pendant plus des deux tiers de sa vie, et qui ne lui semblait plus être à présent qu’une façade. Il ne comprenait pas encore les vérités de l’abbaye, mais, guidé par l’esprit d’Avelyn, il entendait bien les découvrir.