15
Orgueil
— Maiyer Dek et le powrie Kos-kosio ! fit Pony, très heureuse de l’issue de la bataille de Caer Tinella.
Elbryan, Tomas Gingerwart, Belster O’Comely et elle, assis autour du feu dans le campement des réfugiés, attendaient impatiemment le retour de Roger Crocheteur et des autres éclaireurs partis prendre la mesure de l’impact de ce raid nocturne. Tous se doutaient d’ores et déjà que les nouvelles seraient bonnes. Plusieurs monstres avaient été tués en plus des deux chefs, mais même les trois géants n’avaient pas une importance démesurée, comparés avec les meneurs, étant donné surtout que c’était Maiyer Dek qui avait tué Kos-kosio Begulne, et sous les yeux de tous ses alliés powries ! Avant l’avènement du démon dactyl, il était extrêmement rare de voir des géants et des powries s’associer, car ils se détestaient autant qu’ils haïssaient les humains ; Bestesbulzibar avait suspendu les hostilités. Après la chute du démon, l’alliance n’avait duré que par nécessité, puisque les deux armées étaient profondément engagées sur les terres humaines.
Mais c’était une entente précaire, un rapprochement qui n’attendait qu’une bonne excuse pour se muer derechef en inimitié.
— Même si nous avions convaincu Maiyer Dek de se rallier à nous, il n’aurait pas pu nous aider autant qu’il l’a fait ! pouffa Elbryan. J’ai ressenti une vraie montée d’espoir en le voyant jeter le chef powrie au feu !
— Et maintenant que Maiyer Dek et trois de ses frères géants sont morts, nous pouvons supposer que les powries sont très en colère contre les géants, et qu’ils ont farouchement repris le pouvoir.
— Sauf que les gobelins s’entendent mieux avec les géants, même ceux-ci les mangent souvent, qu’avec ces nains diaboliques ! remarqua Tomas Gingerwart.
— C’est juste, concéda Elbryan. Peut-être que les deux rangs sont plus ou moins égaux, dans ce cas, car ces maudits gobelins pullulaient dans la ville. Mais à moins qu’une créature douée d’un charme extraordinaire émerge parmi eux, et vite, je pense que la bataille intestine ne fait que commencer.
— En espérant qu’ils s’entre-tuent jusqu’au dernier ! souhaita Belster O’Comely en levant une chope de bière (une petite attention de Roger Crocheteur) avant de la vider d’une goulée.
— Ainsi, ils sont plus faibles, et nos forces se sont enrichies d’une vingtaine d’hommes prêts à se battre, ajouta Tomas.
— Ou prêts à aider les autres à descendre vers le Sud, rectifia Elbryan. Nous tous ici avons vu suffisamment de combats.
— Palmaris, nous voilà ! rugit Belster en éructant.
Mais Tomas Gingerwart ne fut pas amusé.
— Un mois auparavant, voire une semaine, ou même deux jours plus tôt, je me serais satisfait de cela. Mais Caer Tinella est notre maison, et si nos ennemis sont vraiment affaiblis, l’heure est peut-être venue de regagner notre ville. C’était le plan, n’est-ce pas ? Attendre jusqu’à ce que nous ayons évalué les forces de l’ennemi, puis frapper.
Les amants échangèrent un coup d’œil nerveux, puis regardèrent cet homme résolu, en compatissant vraiment à ses désirs.
— C’est une discussion qui devra attendre, répondit posément le rôdeur. Nous ne savons pas à quel point les monstres demeurent enracinés dans Caer Tinella.
Tomas renifla.
— Vous êtes entrés ! Ce raid aurait été encore plus dévastateur encore si tous nos guerriers avaient combattu à vos côtés !
— Mais dévastateur pour les deux parties, je le crains, répondit Pony. Seul l’élément de surprise nous a permis de frapper l’ennemi et de libérer les prisonniers. Si Maiyer Dek avait vu approcher une force plus grande, il aurait ordonné que tous les captifs soient assassinés, et la défense de Caer Tinella aurait été plus féroce, et de loin.
Tomas renifla encore. Il ne voulait pas entendre ce point de vue négatif. Selon lui, si Elbryan et Pony, leur petit ami invisible Juraviel et Roger Crocheteur pouvaient causer tant de dégâts, ses guerriers et lui pouvaient bien finir la tâche.
Elbryan et Pony échangèrent un nouveau regard, et se mirent silencieusement d’accord pour ne pas relever. Ils comprenaient les sentiments de Tomas, son besoin de penser que sa maison n’était pas perdue, et ils étaient l’un comme l’autre certains que l’homme avait assez de bon sens pour écouter leurs arguments si la manœuvre qui semblait la plus prudente était de contourner la ville et de filer vers le Sud.
Belster O’Comely, craignant que la pression monte, orienta la conversation dans une autre direction, en s’interrogeant sur le sort de l’armée monstrueuse dans le reste des terres.
— Si nous les avons frappés aussi fort ici, il me semble que d’autres les fauchent également. Oh, mais c’est que j’aurai retrouvé ma Hurle-Sheila avant le printemps ! termina-t-il, avant de remplir et de vider immédiatement sa chope.
— C’est possible, répondit sincèrement le rôdeur, en surprenant Pony par son optimisme. Si l’armée monstrueuse se désintègre, le roi souhaitera certainement que les Timberlands soient vite repeuplées.
— Et Sheila hurlera de nouveau ! rugit Belster.
Dans son état d’ébriété, il avait oublié tous ses serments de vivre une existence paisible dans la quiétude de Palmaris. Son excitation attira d’autres hommes jusqu’au feu, apportant pour la plupart des denrées et des boissons.
La conversation prit à ce moment un tour plus léger, se mua en rappel des anecdotes d’époques plus heureuses, avant l’invasion monstrueuse. Ce qui avait commencé comme une attente sérieuse d’informations importantes se transforma en sorte de festivités de la victoire. Elbryan et Pony parlèrent peu, préférant écouter les bavardages des autres, en se lançant de fréquents regards assortis de hochements de tête. Ils avaient déjà convenu d’un rendez-vous avec Juraviel dans la clairière près des pins au lever du jour, et quand ils auraient entendu ce que l’elfe avait à dire, après avoir pleinement appréhendé la force véritable de leur ennemi, alors ils pourraient prendre une décision.
La nuit s’épaissit, les feux brûlaient bas, et la plupart des villageois s’éloignèrent vers leur couchage. Enfin, une demi-heure seulement avant l’aube, les éclaireurs revinrent, menés par un Roger exubérant.
— Les géants sont partis ! proclama-t-il. Tous, jusqu’au dernier ! Chassés par les powries ! Et ils ne se sont même pas battus !
— Ils ne voulaient pas venir depuis le début, lui dit Pony. Ils préfèrent leurs trous dans les montagnes escarpées des Wilderlands.
Tomas Gingerwart poussa un cri de victoire.
— Et les gobelins ? demanda calmement Elbryan, interrompant les réjouissances avant qu’elles aient pu commencer.
Il ne souhaitait pas que l’excitation de Roger gagne maintenant les autres et les conduise tête la première vers la destruction absolue. Même sans les géants, les powries qui restaient pourraient bien se révéler trop forts.
— Il y a eu une bagarre, lui répondit Roger du tac au tac. Certains ont été tués. D’autres se sont éparpillés dans la forêt.
— Mais le reste demeure avec les powries, raisonna Elbryan.
— Oui, mais…
— Et peu, très peu de powries ont été tués ? insista le rôdeur.
— Les gobelins s’enfuiront au premier signe d’une bataille, affirma Roger. C’est uniquement parce qu’ils ont peur des bonnets sanglants qu’ils restent !
— Des armées ont remporté de grandes victoires en n’étant inspirées que par la peur, intervint Pony d’un ton sec.
Roger la foudroya du regard.
— Ils sont mûrs pour être cueillis, dit-il d’un ton égal.
— Nous sommes loin de pouvoir affirmer ce genre de chose, riposta prestement le rôdeur. (Il leva une main, muselant Tomas au moment où celui-ci ouvrait la bouche, et se remit debout pour affronter Roger.) Nos responsabilités sont trop grandes pour nous permettre de porter un jugement aussi hâtif.
— Comme quand tu es entré seul dans Caer Tinella ? cracha le jeune voleur en retour.
— J’ai fait ce qui me semblait nécessaire, répondit doucement Elbryan.
Il sentit le poids de plusieurs regards sur Roger et lui. Tout conflit entre eux générerait évidemment un terrible malaise. Ces gens avaient appris à faire confiance à Roger Crocheteur, à l’aimer, et il avait vraiment beaucoup fait pour eux au cours de leurs semaines d’exil. Mais s’il se trompait maintenant, s’il laissait son désir de mener les villageois à la victoire étouffer tout bon sens, ses exploits passés n’auraient servi à rien, car l’ensemble des réfugiés se retrouveraient sous peu vraisemblablement morts.
— Comme moi en sauvant les trente prisonniers ! repartit Roger avec force, en élevant la voix.
— Tout seul ? souligna Pony, qui se devait de le faire.
Elbryan leva une main pour apaiser la jeune femme. Le silence revint.
— Il est trop tôt pour décider s’il faut attaquer les villes ou les contourner, annonça-t-il. Nous en saurons plus au lever du jour.
Pensant et espérant que la conversation était close, le rôdeur tourna les talons et commença à s’éloigner.
— Nous allons reprendre Caer Tinella, déclara Roger Crocheteur, et de nombreux cris de soutien lui répondirent. Et Terrebasse. Et quand les villes seront revenues en notre possession, nous enverrons un message à Palmaris afin que l’armée du roi renforce notre position.
— Les Hommes du Roy ne viendront jamais si loin au nord, objecta Pony. Ou du moins, ce n’est pas une chose sur laquelle nous devrions parier notre existence. Pas encore. Pas tant que Palmaris est encore menacée d’invasion.
— Comment peux-tu le savoir ? demanda sévèrement Roger.
— J’ai servi dans l’armée, répondit la jeune femme. Chez les Hommes du Roy, et chez les Gardiens de la Pointe. Je connais leurs priorités, et je peux t’assurer que comparées à la valeur de Palmaris, deuxième ville de Honce-de-l’Ours et voie d’accès au Masur Delaval, Caer Tinella et Terrebasse sont loin d’en faire partie. Si Palmaris tombe, alors la voie sera grande ouverte jusqu’au trône d’Ursal.
Cela étouffa un peu les fanfaronnades de Roger. Il s’agita un instant en cherchant une repartie, mais Tomas Gingerwart intervint avant qu’il ait pu la lancer.
— Nous sommes tous fatigués, dit-il d’une voix forte afin d’attirer l’attention de tous. On dit que les bonnes nouvelles peuvent être aussi épuisantes que les mauvaises, et toutes deux aussi éreintantes qu’une semaine de labeur.
— Oh, ça c’est bien vrai ! approuva Belster O’Comely.
— C’est pourquoi, nous sentons renaître l’espoir et nous nous animons, continua Tomas. Mais le rôdeur et Jilseponie ont raison. Ce n’est pas le moment de prendre cette décision.
— Nos ennemis sont désorganisés et déséquilibrés ! protesta Roger.
— Et ils le resteront un jour encore, au moins, répondit carrément Tomas. Nous n’attaquerons pas les villes à la lumière du jour de toute façon, alors allons nous reposer à présent. J’espère que les choses nous sembleront plus claires au matin.
Elbryan regarda Tomas droit dans les yeux et hocha légèrement la tête. Il lui était sincèrement reconnaissant d’avoir su garder la tête froide et contrôler la situation. Puis il fit signe à Pony, et tous deux s’éloignèrent vers le pâturage, et une idée plus nette de ce qui restait de leurs adversaires.
Roger Crocheteur attendit un moment dans le campement. Voyant que personne ne lui accordait plus beaucoup d’attention, il s’élança sur la piste du rôdeur et de la femme, et, il le savait, de leur éclaireur personnel.
Il rattrapa Elbryan et Pony dans un pré bordé de pins, mais reconsidéra son plan d’action en rougissant profondément lorsque l’homme et la femme s’embrassèrent passionnément. Roger respira plus librement quand ils se séparèrent.
S’il avait étudié ses sentiments d’un peu plus près, et plus honnêtement, Roger se serait aperçu que ce baiser l’avait plus contrarié qu’il n’aurait dû, car il ne souhaitait pas espionner un moment aussi intime, mais surtout pas si cette magnifique jeune femme en faisait partie. Toutefois, il n’était pas capable d’atteindre ce niveau d’introspection quand le travail touchait aux deux nouveaux venus, pas encore. Aussi, voyant que l’embrassade était terminée, il alla prendre position en rampant et ne fut pas surpris le moins du monde lorsqu’une voix mélodieuse s’éleva dans les branches d’un arbre voisin.
— La chance nous sourit, ce soir, expliqua Juraviel. Les géants sont partis, et bon nombre de gobelins également. Le meilleur scénario à part celui-ci aurait été un affrontement ouvert entre géants et powries.
— Mais cela ne s’est pas produit, répondit Elbryan. Nous devons donc supposer que la force powrie reste considérable.
— Elle l’est effectivement, confirma Juraviel, bien que leur chef ait été rôti !
— Les villageois veulent attaquer Caer Tinella et récupérer leurs maisons, intervint Pony.
— N’est-ce pas, Roger ? lança Elbryan.
Celui-ci s’aplatit plus encore sur le sol, enfouissant le visage dans l’herbe.
— Je commence à me lasser sérieusement d’être espionné par ce garçon ! remarqua Juraviel en se laissant flotter jusqu’au pied de l’arbre.
— Eh bien, sors donc, appela Pony. Puisque tu tiens tant à entendre ce que nous avons à nous dire, tu pourrais au moins te joindre à la conversation.
Roger se répéta qu’ils ne pouvaient pas le voir, et qu’Elbryan et Pony n’avaient aucun moyen de savoir à coup sûr qu’il les avait suivis.
— Très bien, garde la face dans l’herbe, alors, pouffa Elbryan. Je m’oppose à l’attaque, reprit-il à l’intention de Juraviel.
— Et tu as de bonnes raisons de le faire ! répondit l’elfe. Si la guerre était toujours dans une impasse, nous pourrions envisager de frapper. Mais je doute que Caer Tinella soit plus qu’un abri temporaire pour les powries et les quelques gobelins qui demeurent. Il est certain en tout cas qu’il ne s’agit pas d’une base de ravitaillement pour une force coordonnée. Je ne vois rien à gagner dans cette attaque, et tout à perdre. La seule idée de reprendre la ville maintenant est de la folie pure. Ne sous-estimons pas les forces des ennemis qui occupent encore Caer Tinella.
— Je pense qu’il serait plus sage de contourner la ville et de fuir vers le Sud, soutint Elbryan.
— Il est probable que la route soit dégagée jusqu’à Palmaris, répondit Juraviel. Je ne saurais pas dire, en revanche, combien de temps elle le restera.
— Ce ne sera pas simple de convaincre les villageois d’abandonner leur demeure, expliqua Pony.
— Mais nous y parviendrons, assura Elbryan en regardant dans la direction de Roger Crocheteur, pensant que cette affirmation le tirerait enfin de sa cachette.
— Peut-être que tu n’en avais rien à faire, toi, de ta maison ! explosa effectivement le garçon en se levant d’un bond pour venir affronter le rôdeur. Mais nous sommes fidèles à Caer Tinella !
— Et tu retrouveras ta ville, répondit calmement Elbryan. Cette guerre ne durera plus très longtemps. Dès que les environs de Palmaris seront déclarés sûrs, je présume que le roi enverra l’armée vers le Nord.
— Et qu’est-ce qu’ils trouveront ? demanda Roger en se plantant devant l’homme plus large. Les squelettes calcinés de nos maisons ?
— Vous reconstruirez.
Roger ne cacha pas son mépris pour cette idée.
— Notre village, Dundalis, a été saccagé bien des années plus tôt, lui expliqua Pony. Puis il a été reconstruit, par Belster et ses compagnons, et ravagé de nouveau.
— Et il se dressera encore, affirma Elbryan. Les maisons se relèvent ; les gens sont perdus à jamais.
— Ma famille est morte dans ce raid, continua la jeune femme en prenant gentiment le garçon par le coude.
— La mienne aussi, ajouta Elbryan. Comme tous nos amis.
Le visage de Roger s’adoucit un bref instant alors qu’il observait Pony, mais il se dégagea brusquement, les yeux pleins de colère de nouveau.
— Ne me racontez pas vos peines ! aboya-t-il. Je sais ce que c’est de perdre sa famille et ses amis ! Et je n’ai pas peur ! Les nains sont dans Caer Tinella, mon foyer, alors je vais y aller et me débarrasser d’eux ! Tu n’arrêtes pas de repousser l’échéance, mais maintenant, après le succès de notre attaque, tu ne peux plus rien faire pour l’arrêter ! Les villageois me suivront, Oiseau de Nuit ! dit-il en se tapotant la poitrine du bout de l’index. Tu crois être le chef, mais c’est Roger Crocheteur, pas toi, qui a sauvé les prisonniers au cours du dernier raid, comme c’est Roger Crocheteur, depuis le début, qui nourrit les gens, qui vole sous le gros nez de cet imbécile de Kos-kosio Begulne ! C’est moi ! hurla-t-il en se frappant la poitrine. Et tu ne les éloigneras pas de Caer Tinella. Ils me suivront, moi !
— Vers leur ruine, fit le rôdeur d’un ton égal. De quoi s’agit-il au final, Roger ? De Caer Tinella, ou de qui dirige ?
Le garçon agita vers lui une main dédaigneuse.
— Nous n’en avons pas fini, Oiseau de Nuit, fit-il, en crachant le nom elfique d’un ton lourd de mépris.
Puis il fit volte-face et s’éloigna dans la clairière.
Pony entreprit de le suivre, les traits tirés par la colère, mais Elbryan leva le bras pour l’arrêter.
— Il est jeune, et troublé. Il croyait sa place assurée parmi les villageois, et nous sommes arrivés.
— Il n’a jamais été le chef officiel du groupe, fit Juraviel. Cette fonction revient davantage à Tomas Gingerwart et à Belster O’Comely. Roger œuvrait plutôt en marge de la bande. Votre arrivée n’aurait pas dû affecter ce rôle.
— Il estime qu’il était le héros du groupe, réfléchit Pony.
— Et il l’est, souligna Elbryan.
— C’est entendu, dit Juraviel. Mais il ne comprend pas qu’il y a de la place pour les autres.
— Roger Crocheteur ! appela Elbryan.
Roger, à l’autre extrémité du champ, s’immobilisa et se tourna vers eux.
— Les choses doivent être réglées maintenant, pour le bien de tous les villageois. (Alors même qu’il prononçait ces mots d’un ton déterminé, son expression révélait son appréhension.) Donne ton épée à Juraviel, demanda-t-il à Pony avec un soupir las.
La jeune femme étudia la requête, et l’expression de son aimé.
— Ce n’est pas le moment, dit-elle.
— C’est nécessaire. Donne ton épée à Juraviel. (Il s’interrompit, ses yeux passant de Pony à Roger qui revenait, en essayant de prendre une mesure plus profonde des motivations du garçon.) Et va-t’en, ajouta-t-il. Tu ne devrais pas assister à cela. Pour lui.
Pony tira sa petite épée de son fourreau et la tendit à l’elfe, sans quitter Elbryan des yeux.
— Si tu lui fais du mal…, prévint-elle, avant de se diriger vers l’abri des pins.
Elbryan était suffisamment avisé pour s’inquiéter lorsque Pony laissait une menace flotter dans les airs.
— Sois prudent, lui dit Juraviel. Les conséquences pourraient être terribles, si tu lui prends toute sa dignité.
— J’espère que nous n’en arriverons pas là, répondit Elbryan, sincère. Car je crains effectivement les conséquences. Mais ce clivage ne peut plus durer. Nous ne pouvons pas demander à des gens qui sont dans une situation aussi désespérée de choisir entre nous.
— Penses-tu que Roger t’écoutera ?
— Je ferai en sorte qu’il m’entende, lui assura Elbryan.
— Tu marches sur une corde raide, Oiseau de Nuit.
— Corde que Tuntun et toi m’avez bien appris à discerner.
Juraviel hocha la tête, lui concédant le point.
— Laisse-le commencer, conseilla-t-il. Si vous devez en arriver là.
Elbryan hocha la tête et se redressa. Le garçon, insolent comme toujours, vint à grands pas se camper juste devant lui d’un air plein de défi.
— Je me lasse de nos chamailleries, Roger Crocheteur, qui se veut chef de groupe, lança Elbryan. Au cours du dernier raid sur Caer Tinella, nous avons démontré que nous étions capables de faire du bon travail ensemble.
— Nous avons surtout montré que mes priorités, et non les tiennes, allaient au mieux-être des villageois ! rétorqua l’autre.
Elbryan laissa passer l’insulte en comprenant la frustration qui la motivait.
— Nous avons tous deux tenu un rôle important en ville, dit-il d’une voix posée. Tu as libéré les prisonniers, et pour cela nous te sommes tous reconnaissants, moi compris. Et j’ai vaincu Maiyer Dek, ce qui représente un coup dont nos ennemis ne se remettront pas de sitôt.
— Mais j’aurais pu accomplir mon travail encore plus facilement si tu n’avais pas été là ! repartit Roger d’un ton accusateur. Et pourtant, m’as-tu seulement proposé de venir ? Alors que c’était surtout de mes talents dont on avait besoin, le grand Oiseau de Nuit s’est-il seulement demandé si je pouvais m’intéresser à la mission ?
— Je ne savais même pas qu’ils détenaient des prisonniers, répondit honnêtement le rôdeur. Sans quoi mes plans auraient été bien différents.
— Tes plans ! cracha Roger. Depuis ton arrivée je n’entends plus parler que de tes plans !
— N’en sommes-nous pas mieux lotis ?
Roger cracha derechef, aux pieds d’Elbryan cette fois.
— Je n’ai pas besoin de toi, Oiseau de Nuit ! clama-t-il avec un sourire méprisant. J’aimerais que ton étrange petit copain et toi disparaissiez gentiment dans la forêt !
— Mais pas Jilseponie, souligna Juraviel.
Roger devint écarlate.
— Si, elle aussi ! répondit-il d’un ton peu convaincant.
Elbryan comprit qu’il valait mieux abandonner ce sujet délicat.
— Mais nous n’allons pas partir, dit-il. Pas tant que les villageois ne seront pas en sécurité à Palmaris, ou tant que l’armée ne sera pas venue reprendre les villes. Je suis un fait de ton existence, Roger Crocheteur. Et si l’on devait m’ériger en chef, position que j’aurais gagnée grâce à mon travail dans les terres du Nord et à mon expérience, alors sache que je n’abandonnerais pas ce rôle au seul nom de ton orgueil imbécile. (Roger fit mine de le frapper mais retint sa colère, en continuant à rougir, toutefois.) Mes responsabilités vont à eux, pas à toi. Tu as ta place au sein de cette bande, et un rôle très précieux à jouer.
— Celui de ton valet ?
— Mais sache, continua le rôdeur sans relever la remarque idiote, que je m’opposerai à toute attaque de Caer Tinella en ce moment. La bonne marche à suivre pour les villageois est de fuir cet endroit, et j’escompte et exige que tu me soutiennes dans cette décision. (Roger le regarda dans les yeux, visiblement surpris que le rôdeur ose lui donner un ordre.) Je n’accepterai rien de moins de toi, Roger Crocheteur.
— Tu me menaces ? Comme Pon… Jilseponie avec sa stupide malédiction ?
— Je te dis simplement la vérité, répondit Elbryan. Tout ceci est bien trop important pour…
Mais avant qu’il ait pu finir sa phrase, Roger, s’animant soudain, lança le poing vers sa mâchoire. Sans en être surpris le moins du monde, l’Oiseau de Nuit leva une main devant son visage en la décalant juste assez pour repousser le coup, puis souffleta sèchement le garçon, qui recula d’un pas en titubant.
Roger tira une dague et s’élança, mais il s’immobilisa rapidement en découvrant devant lui l’éclat furieux de Tempête.
— Un combat serait totalement absurde, souligna Elbryan. Tu as reconnu ne jamais avoir tué, alors que je vis malheureusement de mon épée depuis très longtemps.
Cela dit, il rangea tranquillement Tempête dans son fourreau.
— Je sais me battre ! rugit Roger.
— Je n’en doute pas. Mais tes véritables talents sont ailleurs : partir en éclaireur, et gêner l’ennemi par ton intelligence.
— Intelligence à laquelle tu ne confierais apparemment pas une décision importante !
Elbryan secoua la tête.
— Il s’agit de combat, pas de vol.
— Alors je ne suis rien de plus qu’un voleur à la petite semaine ?
— Tu te comportes maintenant comme un enfant gâté. Si tu m’attaques, et que tu me tues, ou que je te tue, quel en serait le coût, dis-moi, pour ces gens qui espèrent de toi et moi que nous les guidions ?
— Je ne veux pas te tuer, rétorqua Roger. Juste te faire très mal !
Sur ce il s’élança, dague brandie.
La main gauche d’Elbryan passa juste sous la lame pour saisir l’avant-bras de Roger. Avant que le garçon ait pu réagir, le rôdeur lança sa main libre tout en ramenant la gauche, donc le bras de Roger, en travers de son torse. Roger sentit une piqûre au creux de la main, et, soudain libre, il reprit immédiatement l’équilibre et tenta de contre-attaquer, mais il s’aperçut alors que son arme se trouvait à présent dans la dextre d’Elbryan.
La main gauche du rôdeur s’éleva en un éclair et le gifla rapidement trois fois d’affilée.
— Tu veux réessayer ? demanda le rôdeur en faisant tourner la lame, pour en glisser le manche entre les doigts habiles de Roger.
— Sa dignité, murmura Juraviel derrière lui.
Comprenant qu’il poussait peut-être un peu loin, et qu’il était en train d’insulter le garçon, Elbryan se retourna pour reprendre l’épée de Pony à Juraviel, et la lança vers son adversaire de sorte qu’elle se plante dans le sol à ses pieds.
— Si tu souhaites continuer, autant utiliser une arme digne de ce nom.
Roger tendit la main vers l’épée, hésita, et leva les yeux pour rencontrer ceux d’Elbryan.
— Je sais me battre, assura-t-il. Mais ce sont tes armes, pas les miennes. Tu me proposes la petite lame ordinaire de Pony alors que tu utilises l’épée magique…
Avant qu’il ait pu protester plus avant, Elbryan tira Tempête et la planta dans le sol près de celle de Pony, qu’il saisit.
— Il faut en finir, maintenant, annonça le rôdeur d’un ton égal. Cela devrait pouvoir se passer sans affrontement, mais si c’est ainsi que les choses doivent se faire… Prends l’arme, Roger Crocheteur. Ou pas. Quoi qu’il en soit, comprends bien que je maintiendrai ma décision, qui est d’éviter la ville, et Terrebasse également, pour conduire ces gens vers la sécurité de Palmaris.
Mais Roger n’avait entendu que la première phrase. Il ne s’agissait pas de Caer Tinella, mais de fierté. Il s’agissait d’une position de chef qu’il estimait mériter, et d’une femme, aussi…
Roger, refusant d’approfondir, refoula ces pensées. Il lança un bref coup d’œil au rôdeur puis posa la main sur le pommeau d’argentel ouvragé de Tempête enroulé dans du cuir bleu. Il s’agissait de son passage à l’âge adulte, de son courage et de sa peur, non pas de dominer ou d’être asservi, et pas par Elbryan, mais par sa propre lâcheté.
Il tira la lame du sol et se remit en garde.
— Le premier qui saigne ? demanda-t-il.
— Non, jusqu’à ce que l’un de vous capitule, intervint Juraviel à la surprise de Roger.
Les règles normales, l’étiquette du duel à l’épée, exigeaient que la première goutte de sang mette fin à l’affrontement. Mais l’elfe voulait ici s’assurer que le garçon apprenne une leçon importante.
Elbryan demeura immobile. Il voyait à son expression que le garçon impatient frapperait fort, et le premier. Comme prévu, Roger chargea en balançant Tempête dans un arc large.
Elbryan tendit sa lame inversée, pointée vers le bas, en travers de son corps. Quand Tempête entra en contact avec elle, il la « saisit » adroitement en reculant le bras pour absorber un peu du choc de l’impact, sans quoi l’épée elfique aurait brisé la sienne en deux. Puis il fit aisément tourner son arme, en levant la main de sorte que l’attaque de Roger passe, inoffensive, en hauteur.
Elbryan aurait pu s’avancer d’un pas alors, et mettre fin au combat d’un petit coup rapide. En entamant ce mouvement, il repensa aux avertissements de Juraviel, se ravisa, et recula.
Roger revint à la charge, sans même s’apercevoir qu’il avait déjà perdu. Le trajet de son épée fut plus trompeur cette fois : Tempête lança un coup piqué vers le haut, puis vers le bas, deux fois, et après une feinte en hauteur, vers le bas de nouveau.
Elbryan décala simplement la tête pour éviter la première attaque, repoussa la lame par deux fois, puis esquiva la dernière attaque d’un bond. Il contra alors en s’avançant soudain et en visant Roger dans un arc large qui lui permit de lever Tempête pour l’intercepter.
Elbryan s’activa furieusement, dans une série de mouvements amplement exagérés et clairement révélés. L’agile Roger, arrêtant aisément chaque attaque, parvint même à contrer en deux occasions. La première surprit Elbryan et faillit se faufiler derrière ses défenses, mais le rôdeur se reprit rapidement et gifla Tempête du plat de la main, y gagnant toutefois une légère égratignure.
— Dans le cadre de la première goutte de sang, j’aurais déjà gagné ! se vanta le garçon.
Le rôdeur étouffa sa fierté sans relever l’insulte. Il n’avait ni le temps ni l’envie de se prêter au petit jeu des railleries. Il devait se concentrer sur le défi de ce combat, qui n’était pas de savoir s’il allait perdre ou gagner, mais plutôt de s’assurer que ni Roger ni lui ne soient blessés. Elbryan devait chorégraphier ce duel à la perfection.
Un autre échange tourbillonnant s’ensuivit, les épées des deux hommes se rencontrant de manière répétée dans les airs en se repoussant mutuellement. Roger gagnait graduellement du terrain tandis que le rôdeur reculait. Poussé par son avantage, le jeune homme pressa son attaque avec plus de force encore en lançant Tempête dans des arcs puissants, ouvrant ainsi souvent et involontairement ses défenses.
Elbryan ne profita d’aucune de ces ouvertures et continua simplement à reculer en se baissant un peu, permettant ainsi au jeune homme de se dresser au-dessus de lui.
Roger poussa un glapissement satisfait et s’élança avec force, en abattant Tempête en diagonale.
Le rôdeur se redressa, fit passer son arme dans sa main gauche et para fermement, puis, en un clin d’œil, il fit tourner la lame au-dessus de l’épée arrêtée de Roger, pointe vers le bas, et repoussa le tout avec tant de force que Tempête vola, arrachée à sa poigne. Elbryan lâcha son épée, également.
Le garçon plongea vers son arme, mais Elbryan s’élança lui aussi dans une roulade pour lui barrer la route, pivota en fin de course et revint immédiatement à l’attaque. Alors que Roger tendait la main vers Tempête, son bras droit fut jeté en arrière et replié au coude par le bras droit d’Elbryan glissé en dessous. Avant que le garçon ait pu réagir de son bras gauche encore libre, celui d’Elbryan se coula sous son aisselle, puis vint se glisser autour de son cou. Au même moment, le rôdeur avança une jambe et poussa son adversaire par-dessus son genou. Ils s’effondrèrent lourdement, Elbryan écrasant Roger en lui clouant implacablement le bras dans le dos.
— Cède, lui dit le rôdeur.
— C’est pas juste ! se plaignit Roger.
Elbryan se releva en entraînant le garçon avec lui, puis le lâcha en le poussant en avant. Roger alla immédiatement récupérer Tempête.
Elbryan entreprit de lancer un appel muet à la lame, qui aurait alors flotté jusqu’à sa main, mais il changea d’avis et laissa Roger la reprendre puis pivoter pour lui faire face.
— C’est pas juste ! s’étrangla encore le jeune voleur. C’est un duel à l’épée, pas un combat de lutte !
— La prise au corps n’était que la continuité de l’affrontement à l’épée, répondit Elbryan. Aurais-tu préféré qu’une lame se plante en toi ?
— Tu n’aurais pas pu ! rétorqua Roger. En parant, tu nous as fait perdre nos armes à tous les deux !
Elbryan se tourna vers Juraviel et vit que l’elfe savait le vrai de la situation, à savoir qu’Elbryan avait honnêtement gagné.
— Le garçon a raison, répondit-il pourtant. (Elbryan, voyant que Roger n’avait encore rien appris, comprit et acquiesça.) Le combat n’est donc pas terminé.
— Va récupérer ton arme, lança le garçon.
— Inutile ! intervint Juraviel d’un ton un peu trop jovial au goût du rôdeur. Vous avez lâché vos épées, et tu as été le premier à reprendre la tienne. La main est à toi, jeune Roger !
Elbryan lança un regard noir à son ami en estimant qu’il poussait un peu loin.
Roger s’avança de trois pas, l’épée alignée au visage d’Elbryan.
— Cède ! fit le jeune homme avec un grand sourire.
— Parce que tu as l’avantage ? répondit Elbryan. Comme avec la dague ?
Ce rappel poignant poussa Roger à bondir en avant, mais le rôdeur sauta également et plongea vers le sol, croisant Roger dans une roulade. Puis il pivota pour se remettre debout et fondre sur son arme avant que le garçon ait pu se retourner.
Roger vint immédiatement à la charge, furieux de sa propre erreur, en agitant sauvagement son arme. Le métal tinta puissamment contre le métal à plusieurs reprises, Elbryan arrêtant chaque coup avec précision.
Roger, qui se fatiguait rapidement, essaya l’un des tours du rôdeur. Faisant passer Tempête dans sa main gauche, il la balança violemment dans un coup oblique.
Elbryan para d’un revers qui faillit envoyer le garçon dans un tour complet sur lui-même, et lorsqu’il se ressaisit en dressant Tempête devant lui, il découvrit que le rôdeur n’était plus là.
Alors il sentit la pointe d’une épée contre sa nuque.
— Cède, conseilla Elbryan.
Roger se tendit, calculant un mouvement, mais Elbryan poussa un peu plus fort la pointe, mettant un terme à ce genre de pensée.
Roger jeta Tempête au sol et s’éloigna d’un pas en tournant vers le rôdeur un regard furibond, qui se fit plus noir encore lorsque celui-ci se mit subitement à rire.
— Beau combat ! le félicita le vainqueur. Je ne pensais pas que tu serais si fort avec une lame. Il semblerait que tu recèles de multiples talents, Roger Crocheteur.
— Tu m’as vaincu sans problème, cracha le garçon.
Le sourire d’Elbryan ne s’effaçait pas.
— Pas aussi facilement que tu pourrais le croire, dit-il en adressant un regard à Juraviel. Le plongeombre, expliqua-t-il.
— Effectivement, répondit l’elfe en comprenant la référence. (Il se souvenait du jour où Elbryan avait été battu par Tallareyish Issinshine dans un combat d’entraînement après que l’elfe eut justement utilisé cette technique, qu’il expliqua à Roger :) C’est une manœuvre qui ne fonctionne que deux fois sur trois. Ou du moins, dans ce ratio, le désastre ne sera pas absolu. (Il se tourna vers Elbryan :) Cela ne fait pas beaucoup de bien à mon vieux cœur, Oiseau de Nuit, toi que les Touel’alfar ont entraîné jusqu’au plus haut niveau, de te voir contraint de recourir à une manœuvre aussi désespérée pour éviter d’échouer face à un simple enfant !
Les deux compagnons regardèrent Roger en pensant qu’ils s’en étaient bien sortis, que les problèmes des deux villes et de l’ordre hiérarchique entre Elbryan et lui étaient enfin réglés.
Mais le garçon les foudroya longuement du regard, cracha aux pieds d’Elbryan, tourna les talons, et s’éloigna en tempêtant.
Le guerrier poussa un profond soupir.
— Il n’est pas du genre facile à convaincre.
— Peut-être a-t-il vu aussi clair que moi dans ta supercherie.
— Quelle supercherie ?
— Tu aurais pu le vaincre n’importe quand, et de n’importe quelle manière, répondit carrément l’elfe.
— Deux sur trois, rectifia le rôdeur.
— Oui, peut-être, quand tu as combattu Tallareyish. Toutefois, sa manœuvre n’était due qu’à son désespoir, car tu avais clairement pris l’avantage.
— Et aujourd’hui ?
— Cette fois, le plongeombre n’a été employé que pour permettre à Roger de conserver un peu de sa dignité, mais je doute que cette tactique se révèle très efficace.
— Mais…, commença Elbryan d’un ton de protestation.
Juraviel l’avait pourtant prié de faire exactement cela avant le début du combat !
— Prends juste garde que ta « leçon » n’insuffle pas à ce garçon un sentiment erroné de compétence, le prévint l’elfe. S’il affronte un powrie, il n’en ressortira certainement pas vivant.
Elbryan lui concéda le point en regardant l’endroit où Roger avait disparu. Cela semblait toutefois être le cadet de leurs soucis, car au vu de son attitude, il ne serait certainement pas simple de convaincre les villageois de contourner les villes.
— Va rendre son arme à Pony, suggéra Juraviel.
Trop occupé à se demander comment il pourrait améliorer la situation entre Roger et lui, Elbryan ne répondit même pas. Il alla récupérer Tempête, la glissa dans son fourreau, et s’éloigna dans la nuit.
— Pendant que je vais discuter un peu avec Roger Crocheteur, marmonna Juraviel dans sa barbe quand le rôdeur eut disparu.
Il rattrapa peu après le garçon dans une clairière trouée de racines, sous les lourds rameaux étendus d’un orme.
— L’étiquette et les seules bonnes manières auraient exigé que tu félicites le vainqueur, expliqua-t-il en se posant sur une branche au-dessus du jeune homme.
— Fiche le camp, l’elfe ! répondit Roger.
Juraviel sauta de l’arbre pour se poser juste devant le garçon.
— Fiche le camp ? répéta-t-il, incrédule.
— Oui. Et immédiatement !
— Garde tes menaces, Roger Crocheteur, répondit calmement le Touel’alfar. Je t’ai vu combattre et cela ne m’impressionne pas.
— J’ai bien failli pousser ton merveilleux Oiseau de Nuit dans une impasse… !
— Il aurait pu te vaincre n’importe quand, l’interrompit Juraviel. Et tu le sais.
Roger se redressa. Bien qu’il ne soit pas grand d’après les critères humains, il dominait tout de même la petite créature.
— L’Oiseau de Nuit est l’un des hommes
les plus puissants qui soient, ajouta celle-ci. Et, ayant été
entraîné par les Touel’alfar, il manie les armes aussi bien qu’eux.
C’est un guerrier parachevé, qui aurait pu te retourner ta lame
dans la figure s’il l’avait voulu. Ou alors il aurait simplement pu
t’attraper le bras et le broyer de sa poigne
de fer.
— Ouais, c’est ce que dit son sous-fifre ! cria Roger.
Juraviel méprisa sa remarque stupide.
— As-tu déjà oublié ton premier combat ? (Le visage du garçon se plissa, curieux.) Que s’est-il passé quand tu l’as attaqué avec ta dague ? N’est-ce pas une preuve suffisante ?
Profondément frustré, Roger lança le poing vers lui. L’elfe se glissa dans l’ouverture, attrapa le garçon par le poignet, puis se glissa derrière lui en lui retournant le bras dans le dos, tout en le saisissant par les cheveux de sa main libre. Une petite traction des deux mains et Roger fut retourné, et prestement projeté face la première dans le tronc de l’orme.
— Je ne suis pas l’Oiseau de Nuit. Je ne suis pas humain, et je n’ai que peu de compassion pour les imbéciles ! (Sur ce, il cogna derechef le garçon contre l’arbre, puis le fit se retourner et le gifla d’un revers de la main qui le jeta assis sur le sol.) Tu connais la vérité, Roger Crocheteur ! gronda le Touel’alfar. Tu sais que l’Oiseau de Nuit est bien meilleur que toi dans ce domaine, et que nous devrions prendre en considération son avis quant à la marche à suivre. Pourtant, tu es tellement aveuglé par ton orgueil stupide que tu préfères pousser ton propre peuple à sa perte plutôt que de l’admettre !
— Orgueil ? hurla Roger en écho. N’est-ce pas Roger Crocheteur qui est entré dans Caer Tinella pour sauver les…
— Mais pourquoi Roger Crocheteur est-il entré dans Caer Tinella ? l’interrompit Juraviel. Ces deux fois ? Était-ce au nom des pauvres prisonniers, ou par peur de se voir éclipser par ce nouveau héros ? (Roger bredouilla une réponse, mais Juraviel n’écoutait plus, de toute façon.) Il aurait pu te vaincre n’importe quand, et de n’importe quelle manière, répéta l’elfe.
Sur ce, il s’éloigna, laissant un Roger affaibli assis au pied de l’orme.