22
Jilly
— Jilly, répéta Connor d’une voix aussi calme que possible.
L’expression de la femme se situait quelque part entre l’incrédulité et l’horreur, comme chez un enfant confronté à des circonstances aussi terribles qu’inconcevables.
Elbryan ne lui avait vu cet air qu’une seule fois, sur la pente au nord de Dundalis, quand leur premier baiser avait été interrompu par les hurlements d’agonie de leur village. Il posa fermement la main sur sa cuisse, tant pour lui marquer son soutien que pour la maintenir, car elle tanguait visiblement sur le dos large de Symphonie.
Le moment passa. Pony repoussa les émotions troublantes et retrouva la résolution qui l’avait soutenue dans toutes ces épreuves au fil des ans.
— Jilseponie, corrigea-t-elle. Je m’appelle Jilseponie. Jilseponie Ault. (Elle coula un regard vers Elbryan, puisant sa force dans son amour inébranlable.) Jilseponie Wyndon, en fait.
— Et autrefois Jilly Bildeborough, lui rappela doucement Connor.
— Jamais ! cracha la femme avec plus de dureté qu’elle l’avait souhaité. Tu as effacé ce titre, en proclamant devant la loi et devant Dieu qu’il n’avait jamais été ! C’est pratique maintenant pour le noble Connor de venir réclamer ce dont il s’est débarrassé !
Le rôdeur lui tapota de nouveau la jambe pour tenter de la calmer.
Connor fut profondément blessé par ces paroles, mais il les accepta, en estimant qu’elles étaient méritées.
— J’étais jeune et stupide. Pendant notre nuit de noces… tes réactions m’ont fait mal, Jilly… Jilseponie, rectifia-t-il vivement en la voyant grimacer. Je…
Pony leva une main pour le faire taire, puis coula un regard vers Elbryan. Comme tout ceci devait lui être pénible ! Il n’avait assurément pas besoin de souffrir le rappel détaillé de la nuit où elle avait épousé un autre homme !
Mais le rôdeur demeurait calme, et ses yeux brillants n’indiquaient rien de plus que de la compassion pour la femme qu’il aimait tant. Il ne laissait même pas ses orbes couleur olive afficher sa colère, sa colère jalouse, envers Connor. Ce serait injuste vis-à-vis de Pony.
— Vous avez beaucoup de choses à vous dire, dit-il. Et je dois veiller sur un convoi.
Il tapota une dernière fois la cuisse de Pony, avec douceur, d’une façon presque joueuse, pour lui montrer qu’il avait confiance en leur amour, et sur un clin d’œil, le geste parfait pour faire retomber un peu la tension, il s’éloigna.
Pony le regarda partir et ne l’en aima que plus. Puis elle lança un regard circulaire et, s’apercevant que d’autres gens, trop proches, risquaient d’entendre sa conversation, elle poussa Symphonie au pas, suivie de près par la monture de Connor.
— Ce n’était pas contre toi, tenta-t-il d’expliquer dès qu’ils furent seuls. Je n’avais pas l’intention de te faire du mal.
— Je refuse de parler de cette nuit ! répondit Pony d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Elle savait, elle, que Connor avait essayé de lui faire du mal, et uniquement parce qu’elle avait blessé son ego en refusant de faire l’amour avec lui.
— Es-tu donc capable d’en chasser si facilement le souvenir ? demanda-t-il.
— Si l’alternative est de ressasser des choses qui n’ont pas besoin d’explication et qui ne peuvent générer que de la souffrance, alors oui. Ce qui est passé n’est pas aussi important que ce qui arrive maintenant.
— Alors avec ce rejet, accorde ton pardon, pria-t-il.
Pony se tourna vers lui, rencontra ses yeux gris, et se souvint de tous les moments qui avaient précédé la nuit de noce désastreuse, l’époque où ils étaient amis, complices.
— Te souviens-tu du jour où nous nous sommes rencontrés ? demanda le jeune homme en lisant son expression. Quand je suis sorti dans l’allée pour te défendre, et que j’ai été accueilli par une pluie de vauriens ?
Pony parvint à sourire. Il y avait beaucoup de très bons souvenirs, mêlés à la fin douloureuse.
— Ce n’a jamais été de l’amour, Connor, dit-elle, honnête. (Le jeune noble la regarda comme si elle l’avait giflé avec une serviette mouillée.) Je ne savais pas ce qu’était l’amour, jusqu’à ce que je revienne et que je retrouve Elbryan.
— Nous étions proches !
— Nous étions amis. Et je chérirai toujours le souvenir de cette amitié telle qu’elle était avant que nous essayions d’en faire quelque chose d’autre. Je te le promets.
— Alors, nous pouvons encore être amis.
— Non. (La réponse monta droit du cœur avant qu’elle ait seulement pu prendre un moment pour y réfléchir.) Tu étais ami avec une personne différente, avec une petite fille perdue qui ne savait plus d’où elle venait, ni où elle allait. Je ne suis plus cette personne. Je ne suis plus Jilly, et pas même Jilseponie, pour tout dire, mais Pony, la compagne, l’amante, la femme d’Elbryan Wyndon. Mon cœur est à lui, et à lui seul.
— N’y a-t-il donc aucune place dans ce cœur pour Connor, ton ami ? demanda-t-il doucement.
Pony sourit de nouveau, plus à l’aise à présent.
— Tu ne me connais même pas, répondit-elle.
— Oh, mais si ! Même quand tu étais, comme tu le dis, cette petite fille, le feu était déjà présent. Même perdue, vulnérable, il y avait derrière tes yeux sublimes cette force que peu de gens connaîtront jamais !
Pony apprécia sincèrement la remarque. Sa relation avec Connor n’avait jamais été correctement résolue, et ils s’étaient quittés sur une note trop aigre pour rendre justice aux mois appréciables qu’ils avaient passés ensemble. À présent, avec ces simples mots, elle eut l’impression que la boucle était bouclée, et ressentit un calme profond et vrai.
— Pourquoi es-tu venu jusqu’ici ? demanda-t-elle.
— Je rôde au nord de la ville depuis plusieurs mois maintenant, répondit Connor d’un ton qui retrouvait un peu de sa fanfaronnade. Pour chasser les powries et les gobelins, et même quelques géants, je dois dire !
— Pourquoi es-tu venu jusqu’ici maintenant ? insista la femme, perspicace.
Elle l’avait vu sur son visage : Connor était loin d’être aussi surpris de la voir qu’elle-même l’avait été. Pourtant, au vu des derniers renseignements qu’ils possédaient sur l’endroit où se trouvait l’autre, Connor aurait dû être le plus abasourdi des deux.
— Tu savais, fit-elle. N’est-ce pas ?
— Je m’en doutais, admit-il. J’ai entendu dire que quelqu’un utilisait la magie contre les monstres ici, et tu as été reliée aux Gemmes. (Pony le regarda sans rien dire.) Si tu es, comme tu le dis, prête à laisser partir le passé et à te concentrer sur l’avenir, rappelle ton… époux. J’avais effectivement une raison de venir, Jill… Pony. Et autre que la seule envie de te revoir, bien que j’aie été prêt à traverser Honce-de-l’Ours de long en large pour ce seul motif.
Pony ravala sa réponse en se demandant pourquoi, dans ce cas, il ne l’avait pas fait pendant toutes les années qu’elle avait passées dans l’armée. Mais ce genre de chamaillerie n’avait aucune utilité, pas plus que d’aller triturer de vieilles cicatrices.
Connor, Pony et Elbryan se retrouvèrent peu après. Juraviel était confortablement installé à l’abri des rameaux touffus d’un arbre voisin.
Après avoir fait nerveusement les cent pas en cherchant par où commencer pendant ce qui avait paru durer une heure, Connor prit enfin la parole :
— Tu te souviens de l’abbé Dobrinion Calislas ?
Pony hocha la tête.
— L’abbé de Sainte-Précieuse, répondit-elle.
— Ce n’est plus le cas. Il a été assassiné dans sa chambre, il y a quelques nuits.
Le noble s’interrompit pour étudier leurs réactions. Il fut surpris de voir qu’aucun d’eux ne semblait démesurément inquiet. Bien sûr, comprit-il, ils ne connaissaient pas Dobrinion et son bon cœur. Leur expérience avec l’Église était loin d’inspirer l’amour.
— Ils ont dit qu’un powrie avait fait le coup.
— Ces temps sont bien obscurs, si un powrie parvient si facilement à pénétrer ce qui devrait être le bâtiment le plus sécurisé d’une ville qui se prépare à la guerre, commenta Elbryan.
— Je pense qu’il a été tué par l’Église qu’il servait, lâcha carrément Connor en dévisageant le rôdeur. (Celui-ci se pencha légèrement en avant, cette fois, en affichant un air passablement intrigué.) Des moines de Sainte-Mère-Abelle ont séjourné à Palmaris. Un important contingent, y compris le père abbé lui-même. Nombre d’entre eux revenaient alors du Nord, et des Barbanques, dit-on.
Maintenant, il avait toute leur attention.
— Roger Crocheteur a vu une caravane de ce genre filer vers le Sud, près de Terrebasse et de Caer Tinella, rappela Pony.
— Ils te cherchent, annonça brusquement Connor en désignant Pony. Pour ces Pierres, qui, disent-ils, ont été volées à Sainte-Mère-Abelle.
Les yeux de la jeune femme s’ouvrirent tout grands. Elle bafouilla quelques mots incompréhensibles et se tourna vers son aimé en quête de soutien.
— C’est ce que nous craignions, admit Elbryan. C’est pourquoi nous insistions pour aller mettre les villageois à l’abri à Palmaris. Pony et moi ne pouvons pas rester avec eux. Cela leur ferait courir un trop grand risque. Nous pensions les mettre en sécurité, puis reprendre la route.
— Le risque est encore plus grand que ce que vous pensiez, souligna Connor. Le père abbé et la plupart de ses compagnons sont allés retrouver leur abbaye, mais il en a laissé deux – minimum – en arrière, et des hommes entraînés à tuer, n’en doutez pas. Je crois que ce sont eux qui ont tué Dobrinion. Ils se sont lancés à ma poursuite, également, car ils connaissent mon lien avec Pony, mais j’ai réussi à les éviter. Or, maintenant, ils vont te traquer.
— Des frères Justice, en déduisit le rôdeur en frissonnant à l’idée de devoir affronter un autre individu du genre de Quintall… et apparemment deux, cette fois.
— Mais pourquoi assassiner l’abbé Dobrinion ? demanda Pony. Et pourquoi s’en prendre à toi de la sorte ?
— Parce que nous nous sommes opposés aux méthodes du père abbé, répondit Connor. Parce que… (Il se tut et lança un regard sincèrement compatissant dans la direction de Pony. Elle n’allait vraiment pas aimer cette nouvelle, mais elle devait être informée.) Parce que nous n’approuvions pas la façon dont il traitait les Chilichunk, sort qu’il me réservait, également, avant que mon oncle le baron intervienne.
— Traiter ? répéta Pony en se levant d’un bond. Comment cela ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Il les a emmenés, Pony, expliqua Connor. Les fers aux pieds, jusqu’à Sainte-Mère-Abelle, avec le centaure Bradwarden.
Elbryan, stupéfait, se leva lui aussi d’un seul coup, et, trop choqué pour parler, vint se placer devant Connor.
— Bradwarden est mort, commenta Juraviel des profondeurs de l’arbre. (Connor pivota, mais ne vit rien.) Il a été tué à Aïda, après que le démon dactyl a été vaincu.
— Il n’a pas été tué, insista Connor. Ou, si c’était le cas, les moines ont dû trouver un moyen de le ressusciter. Je l’ai vu de mes yeux ! Une créature tourmentée, pitoyable, mais bien vivante.
— Tout comme je l’ai vu, intervint Roger Crocheteur en apparaissant entre les arbres pour se joindre au groupe. (Il vint se placer près d’Elbryan et posa une main sur sa puissante épaule.) À l’arrière de la caravane. Je te l’ai dit !
Elbryan hocha la tête. Il se souvenait très bien de la description de Roger, et de ce qu’il avait ressenti quand le garçon avait parlé de cette caravane de moines passée près des deux villes. Il se tourna alors vers Pony, qui le regardait, un feu révélateur brûlant, ardent, derrière ses orbes bleus.
— Nous devons aller les chercher, dit-elle.
Le rôdeur hocha la tête. La route était claire, soudain.
— Les moines ? demanda Roger sans comprendre.
— Et arriver à temps, l’interrompit Connor. Je viens avec vous.
— Ce ne sont pas vos affaires, répondit brusquement le rôdeur.
Il eut immédiatement envie de retirer ce qu’il venait de dire. Ce n’était dû qu’à son désir d’éloigner cet homme de Pony aussi vite que possible.
— L’abbé Dobrinion était mon ami, protesta le noble. Comme les Chilichunk, tous les trois. Tu le sais, ajouta-t-il, quêtant le soutien de Pony, qui hocha la tête. Mais avant cela, nous devons, vous devez vous occuper des tueurs. Il ne faut pas les prendre à la légère. Ils ont atteint l’abbé Dobrinion en faisant suffisamment ressembler la chose au crime d’un powrie pour éloigner tout soupçon. Ils sont rusés, et mortellement habiles.
— Et ils seront bientôt morts, ajouta le rôdeur avec une telle détermination que personne n’osa émettre le moindre doute.
— Nous nous retrouverons, assura Elbryan à Belster O’Comely le lendemain matin, en lui prenant fermement la main. (Le jeune homme savait que Belster retenait ses larmes, car il suspectait, et Elbryan ne pouvait pas le lui disputer, que c’était la dernière fois qu’ils se voyaient.) Quand la guerre sera finie et que vous rouvrirez votre auberge dans les Timberlands, sachez que l’Oiseau de Nuit sera là, pour boire votre eau et terrifier si fort les autres clients qu’ils s’enfuiront à toutes jambes.
Belster lui adressa un sourire chaleureux, mais il ne pensait pas refaire le voyage jusqu’à Dundalis, même si les monstres en étaient très vite chassés. Ce n’était plus un jeune homme, et la douleur des souvenirs serait trop grande. Belster avait quitté Palmaris à cause des dettes, et uniquement pour cela, mais cela semblait remonter à plusieurs siècles maintenant, étant donné tout ce qui s’était passé depuis, et il était convaincu de pouvoir rouvrir un établissement dans la ville sans craindre que son passé revienne le hanter. Toutefois, il n’y avait aucune raison de dire tout cela au rôdeur. Pas maintenant. Alors il se contenta de conserver son sourire rassurant.
— Conduisez-les bien, Tomas, dit le rôdeur à l’homme qui se tenait près de Belster. La route devrait être dégagée. Mais si vous rencontrez les ennuis avant d’atteindre Palmaris, je compte sur vous pour veiller à ce que tous s’en sortent.
Tomas Gingerwart hocha gravement la tête, et planta sa nouvelle arme, la fourche, dans le sol.
— Nous vous devons beaucoup, Oiseau de Nuit, dit-il. Ainsi qu’à Pony, et à votre petit ami invisible.
— N’oubliez pas Roger, ajouta prestement le rôdeur. C’est sans doute à lui que les gens de Caer Tinella et Terrebasse doivent le plus.
— Roger ne nous laissera jamais oublier Roger ! lança soudain Belster d’un ton jovial, et d’une voix qui rappela beaucoup celle d’Avelyn au rôdeur.
Ils se mirent tous à rire. C’était une bonne note pour clore la discussion. Ils se serrèrent la main et se séparèrent en amis, Tomas s’élançant vers l’avant de la caravane pour leur dire de se mettre en route.
Pony, Connor et Juraviel rejoignirent Elbryan peu après pour regarder le convoi s’éloigner. Mais, après qu’il eut parcouru une petite distance, Tomas le fit momentanément s’arrêter, et une silhouette solitaire en descendit pour courir vers le rôdeur et ses amis.
— Roger Crocheteur, fit Pony, sans surprise.
La caravane se remit en route derrière lui, en direction du sud.
— Tu étais censé servir de guide principal à Tomas, lui dit Elbryan quand il les rejoignit.
— Il y en a d’autres qui peuvent tenir ce rôle, répliqua le jeune homme.
Le rôdeur posa sur lui un regard sévère et sans compromis.
— Pourquoi il reste, lui ? protesta Roger en désignant Connor. Et vous aussi, d’ailleurs ! Pourquoi, alors que Palmaris n’est qu’à trois jours de marche ? Elbryan et Pony ne seraient-ils pas une adjonction de valeur pour la garnison de la ville, en ces temps obscurs ?
— Parce qu’il y a d’autres sujets que tu ne comprends pas, répondit calmement Elbryan.
— Des sujets qui le concernent ? demanda Roger, en pointant derechef le doigt vers Connor.
Le noble résista à l’envie d’aller lui mettre son poing dans la figure.
Elbryan hocha la tête, l’air grave.
— Tu devrais partir avec eux, Roger, dit-il, en s’adressant à lui comme à un ami. Nous ne pouvons pas aller en ville, car nous tous avons une affaire à régler avant de pouvoir y montrer nos visages. Mais crois-moi si je te dis que le danger qui t’attend ici est bien plus grand que tout ce qui pourrait survenir à Palmaris. Fais vite maintenant, rattrape Tomas et Belster.
Mais Roger secoua résolument la tête.
— Non, répondit-il. Si vous restez ici pour vous battre, alors moi aussi.
— Tu n’as plus rien à prouver, intervint Pony. Ton nom et ta réputation sont assurés, et tu les as bien gagnés.
— Nom ? regimba Roger. À Palmaris, je redeviendrai très vite Roger Billingsbury. Juste Roger Billingsbury. Un orphelin, un enfant des rues, un rejeté.
— Mon oncle le baron apprécierait hautement certains de tes talents, lui dit Connor.
— Eh bien, quand tu seras en mesure de retourner voir ton oncle pour lui parler de moi, je me joindrai à toi, répondit rapidement le jeune homme avec un sourire affecté. (Mais son air désinvolte disparut bien vite, et il lança à Elbryan un regard extrêmement sérieux.) Ne me force pas à y aller, le supplia-t-il. Je ne peux pas redevenir Roger Billingsbury. Pas encore. Ici, en combattant les monstres, j’ai découvert une partie de moi dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. J’aime cette part, et j’ai peur de la perdre dans la vie quelconque d’une ville sûre.
— Pas si sûre que cela ! plaisanta Connor dans sa barbe.
— Tu ne perdras pas ton nouveau manteau, lui répondit très sérieusement le rôdeur. Tu ne redeviendras jamais la personne que tu étais avant l’invasion de ta demeure. Je le sais, mieux que tu ne peux l’imaginer, et je te le dis honnêtement, que tu sois ici ou à Palmaris, tu es, et resteras, Roger Crocheteur le héros du Nord. (Il lança un regard à Pony en songeant au poids de cette responsabilité, au vœu de chasteté que son aimée et lui avaient été contraints, par les circonstances, d’accepter, et ajouta :) Ce n’est peut-être pas une chose aussi formidable que tu le crois, Roger.
Le jeune homme se redressa un peu et parvint à hocher la tête, mais son expression générale, qui suppliait d’être accepté, ne changea pas, posant ainsi franchement le problème sur les épaules du rôdeur.
Elbryan regarda Pony, qui hocha la tête.
— Deux hommes nous traquent, Pony et moi, commença le rôdeur. Ainsi que Connor. Ils ont essayé de le tuer à Palmaris. C’est pourquoi il s’est mis à notre recherche.
— Il vous connaît tous les deux ? demanda Roger. Et il savait que vous étiez ici ?
— Il me connaît, répondit Pony.
— Il est venu chercher celui qui utilisait la magie, sans savoir de qui il s’agissait, expliqua l’Oiseau de Nuit. Pony et moi sommes des hors-la-loi, Roger. Tu nous as entendus en parler lorsque nous discutions avec Juraviel peu après le passage de la caravane. L’Église veut récupérer les Pierres magiques, mais je jure sur la tombe de notre ami Avelyn que nous ne les rendrons pas. Ils ont donc envoyé des assassins à notre recherche, et je crains qu’ils ne soient plus très loin. (Malgré ces paroles sinistres, le rôdeur lança un sourire rassurant au garçon.) Mais notre tâche sera plus simple si Roger Crocheteur désire se joindre à notre cause.
Le sourire de Roger allait presque d’une grosse oreille à l’autre.
— Mais comprends bien que tu seras également considéré comme un hors-la-loi aux yeux de l’Église, souligna Pony.
— Mon oncle remédiera à cette situation dès que ce sera fini, ajouta rapidement Connor.
— Pensez-vous les fuir, ou les affronter selon vos propres règles ? demanda Roger d’un ton déterminé.
— Je ne passerai pas ma vie à regarder par-dessus mon épaule pour m’assurer qu’aucun assassin ne me suit, répondit le rôdeur d’un ton tellement sinistre qu’un frisson courut sur l’échine de Connor. Laissons-les plutôt se retourner, eux !
Elle traversa par l’esprit la forêt ombragée, vit Belli’mar Juraviel qui se déplaçait le long des rameaux médians d’un bosquet, et passa en le frôlant. L’elfe, perceptif, tendit l’oreille, car bien que l’esprit de Pony soit invisible et silencieux, les sens aiguisés de Juraviel sentirent quelque chose.
Puis la femme descendit vers le sol, comme en flottant dans le vent. Elle trouva Connor qui poussait son cheval doré sur un périmètre défensif autour du petit campement. Elle distingua même son propre corps, assis en tailleur, loin derrière. Et plus loin encore, derrière son enveloppe physique, elle vit l’orme large, et le trou à sa base. Elbryan était à l’intérieur, à l’oracle, mais Pony n’osa pas entrer, de crainte de déranger cette concentration des plus profondes.
Ses pensées s’attardèrent sur Connor, cherchant un angle pour étudier tout ce qui s’était passé entre eux. Elle trouva plutôt rassurante la façon dont il la protégeait en montant sa garde à cheval ; en effet le noble l’avait touchée, simplement en venant ici la chercher et la prévenir. Il savait depuis le début que c’était elle qui manipulait les Pierres, ou du moins, il s’en doutait, et sachant également que ces Gemmes étaient l’objectif principal de l’Église, il aurait pu s’enfoncer vers le Sud et les régions plus peuplées pour fuir les assassins. Ou, s’il l’avait trahie ouvertement, il aurait pu rester dans le confort de Palmaris, car l’Église ne le considérerait même pas comme un ennemi. Mais il n’avait rien fait de tel. Et il était venu vers le Nord, pour la prévenir. Et il avait soutenu ses amis, les Chilichunk.
Pony n’avait jamais détesté Connor, pas même le matin qui avait suivi la nuit de noces tragique. Il avait eu tort, elle le pensait de tout son cœur, mais son comportement était basé sur la frustration très réelle qu’elle avait inspirée. Et, en dernière analyse, Connor n’avait, cette nuit-là, pas pu concrétiser en s’imposant à elle, parce qu’il tenait trop à la jeune fille pour la posséder de cette façon.
Et Pony l’avait pardonné bien longtemps auparavant, pendant ses premiers jours de service dans l’armée du roi.
Mais que ressentait-elle maintenant en regardant l’homme qui avait été son mari ?
Ce n’était pas de l’amour, cela n’en avait jamais été, car elle savait ce qu’elle ressentait quand elle pensait à Elbryan, et c’était une chose très différente, bien plus spéciale, vraiment. Mais elle tenait à Connor. Il avait été son ami quand elle en avait eu besoin. Grâce à la douceur qu’il avait mise à la courtiser pendant tous ces mois, elle avait entamé le chemin qui menait à la reconquête de ses souvenirs et à sa santé émotionnelle. Si les choses s’étaient mieux passées durant la nuit de noces, elle serait restée mariée à lui, lui aurait donné des enfants, aurait…
Les pensées de Pony s’interrompirent subitement quand elle s’aperçut qu’elle ne regrettait plus les événements de cette nuit. Pour la toute première fois, elle prit conscience des bénéfices de ce qu’elle avait jusqu’alors considéré comme une horrible épreuve. Ce moment avait ouvert le chemin qui avait fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui. Il l’avait mise dans l’armée, où elle avait reçu un entraînement et une discipline superbe pour ses talents naturels de guerrière. Cette expérience l’avait plus tard amenée aux côtés d’Avelyn, où elle avait appris les vérités les plus profondes, où elle avait acquis sa spiritualité. Et finalement, ce retournement de situation à Palmaris l’avait conduite au rôdeur. Alors, en comparant les sentiments qu’elle avait pour ce dernier à ceux qu’elle avait pu ressentir pour un autre homme à une époque différente, Pony comprit à quel point leur amour était vrai.
Ils avaient combattu des mois durant les monstrueux envahisseurs, ils avaient perdu des amis très chers, et maintenant sa famille adoptive et un autre compagnon étaient apparemment en danger. Et pourtant, Pony n’échangerait ce qu’elle était, ce moment, cet endroit, contre aucune alternative. Les leçons de la vie étaient souvent amères, mais elles étaient des pierres de construction nécessaires.
Ainsi Pony fut-elle réchauffée par l’image de Connor Bildeborough veillant, stoïque, sur Elbryan et elle. À ce moment, son passé se referma enfin, dans la paix.
Mais elle ne pouvait pas s’attarder à savourer la scène, ainsi son esprit s’éloigna-t-il dans la forêt. Elle trouva Roger, et Juraviel au-dessus de lui, et continua tout droit, scrutant les ombres, guettant un signe.
Oui, je crains le poids de l’Église, oncle Mather, reconnut Elbryan en s’adossant à une pierre dans la petite grotte étroite, les yeux rivés sur les profondeurs du miroir à peine visible. Combien de ces assassins viendront à notre poursuite ?
Le rôdeur se pencha en arrière et soupira. L’Église n’abandonnerait pas, cela lui semblait évident, et finalement, un jour, dans un endroit reculé, Pony et lui perdraient. À moins que cela se produise à Sainte-Mère-Abelle, où Elbryan savait qu’il leur faudrait aller, par égard pour Bradwarden et pour les Chilichunk, qui avaient été une famille pour elle.
Mais je dois continuer à me battre, dit-il au fantôme de son oncle. Nous devons continuer à nous battre, au nom du souvenir d’Avelyn, et de la vérité qu’il a trouvée au milieu des méthodes dévoyées de son Ordre. Et bientôt nous porterons ce combat au centre même de la toile d’araignée…
Mais pour commencer… Ah, oncle Mather, un frère Justice nous a déjà presque vaincus, Pony, Avelyn et moi. Comment allons-nous gérer deux autres experts assassins ?
Elbryan se frotta les yeux et scruta le miroir. Des images lui revinrent de son premier combat contre l’Église, quand Quintall, l’ancien camarade de classe d’Avelyn portant alors le titre de frère Justice, l’avait affronté dans une grotte. L’assassin avait commencé par créer un champ d’anti-magie à l’aide d’une Gemme semblable à celle qui se trouvait dans le pommeau de l’épée du rôdeur.
Puis il s’était servi d’un grenat pour localiser Avelyn, car cette Pierre détectait la magie.
Un grenat…
Un sourire se dessina sur le visage d’Elbryan. La réponse se profilait clairement sous ses yeux. Il se leva d’un bond et franchit en se contorsionnant l’étroite ouverture de la grotte, puis s’élança vers Pony et la secoua vigoureusement pour tenter de briser sa transe.
Son esprit, sentant le mouvement de son corps organique, le réintégra à l’instant. Une poignée de secondes plus tard, elle ouvrait ses yeux physiques.
Elbryan était penché sur elle. Derrière lui, Connor se laissait glisser de son cheval pour venir voir de quoi il retournait.
— Il ne faut plus utiliser la Pierre d’âme, expliqua le rôdeur à Pony.
— Mais par l’esprit je peux partir en reconnaissance bien plus loin que les autres, protesta-t-elle.
— Oui, et si nos ennemis se servent d’un grenat, ils sentiront la vibration de ta magie. (Pony hocha la tête. Ils avaient déjà évoqué cette possibilité.) Nous en possédons un, aussi. Celui que nous avons pris à Quintall. Combien gagnerais-tu en efficacité si tu effectuais tes recherches via l’étendue plus large de cette Pierre ?
— S’ils utilisent la magie, objecta Pony.
— Comment pourraient-ils espérer nous trouver dans un si grand pays sans cette aide ? répliqua le rôdeur.
Pony se tut et l’étudia longuement. Elbryan nota l’expression curieuse qui passa sur son visage.
— Tu sembles très sûr de toi, soudain, constata-t-elle. (Le sourire d’Elbryan s’agrandit.) Quintall était un ennemi très violent. Il était seul, et il a bien failli nous battre tous les trois, Avelyn, toi et moi.
— Uniquement parce qu’il avait aménagé le champ de bataille à son avantage, répliqua le rôdeur. L’élément de surprise était de son côté, et sur un terrain qu’il avait choisi et préparé. Ces deux tueurs se révéleront très certainement redoutables au combat, mais si nous arrivons avec l’élément de surprise, et sur un terrain choisi par nous, l’issue du combat se décidera rapidement, je n’en doute pas. (Pony ne semblait pas convaincue.) Quintall avait commis une faute dans son plan : l’arrogance. Il a joué sa donne trop tôt, à la Hurle-Sheila, parce qu’il se sentait supérieur, et qu’il avait l’impression que son entraînement l’avait élevé au-dessus de tous les autres, question combat.
— Il y avait tout de même une part de vérité.
— Mais son entraînement, et celui de nos ennemis actuels, n’égale pas celui que j’ai effectué auprès des Touel’alfar, celui que tu as reçu d’Avelyn et de moi, et celui que nous avons tous deux appris au fil des mois et des batailles. Et nous avons trois puissants alliés. Non, mes craintes quant à cette situation ont considérablement diminué. Si tu peux utiliser le grenat pour pister nos adversaires, nous les attirerons à un endroit aménagé par nos soins, et dans un combat auquel ils ne peuvent pas être préparés.
Tout ceci parut à Pony parfaitement sensé, et elle pensait pouvoir effectivement traquer les assassins de cette façon. Les moines emploieraient la magie pour détecter la magie. Elle pourrait donc en faire autant.
— Et, continua le rôdeur, une fois que nous les aurons localisés, nous saurons qu’ils nous ont vus, aussi. Nous connaîtrons leur destination, mais eux comprendront mal la nôtre.
— C’est nous qui choisirons le moment et l’endroit, fit Pony.
Elle se mit immédiatement au travail et sentit très bientôt l’usage de la magie. Les moines utilisaient très probablement un grenat. Cela ne dura pas longtemps, toutefois, et Pony en déduisit que les deux hommes avaient identifié sa magie et modifié leur direction générale en fonction de cela.
— Je suppose qu’ils ont dressé un bouclier de Pierre de soleil, expliqua la femme à Belli’mar Juraviel, qu’elle découvrit en rouvrant les yeux.
— Mais n’est-ce pas également une utilisation de la magie ? demanda l’elfe. Ne peux-tu pas la détecter aussi ?
Le visage de Pony se plissa face à cette logique simple, quoiqu’un peu dévoyée.
— Ce n’est pas la même chose, tenta-t-elle d’expliquer. La Pierre de soleil crée de l’anti-magie. Je pourrais moi aussi dresser un bouclier semblable à l’aide de la Pierre sertie dans le pommeau de Tempête, et nos ennemis utiliseraient alors leur grenat pour rien.
Juraviel secoua sa tête délicate sans en croire un mot.
— Les elfes disent que le monde entier est magie, expliqua-t-il. Chaque plante, chaque animal possède cette énergie. (Pony haussa les épaules. Elle ne voyait pas l’intérêt de lui disputer ce point.) Or, si la Pierre de soleil l’efface, cela créera un gouffre dans le continuum. Un espace vide, un trou dans la couverture de magie qui remplit le monde.
— Je ne peux pas…, commença Pony.
— Parce que tu n’as pas appris à voir le monde par les yeux d’un Touel’alfar, l’interrompit l’elfe. Joins-toi à moi par l’esprit, comme tu le faisais avec Avelyn, afin que nous puissions chercher ensemble, découvrir ce trou, et donc nos ennemis.
Pony y réfléchit un bref instant. Son union avec Avelyn par le biais de l’hématite avait été intime, personnelle, et l’avait laissée dans un état de vulnérabilité profonde. Mais quand elle considérait son ami elfe, elle ne ressentait pas la moindre menace. Bien qu’elle pense qu’il se trompait, que son point de vue n’était que cela, une façon différente de voir les mêmes choses, elle sortit la Pierre d’âme, et ils s’éloignèrent ensemble à travers le grenat.
Pony fut stupéfaite de voir combien le monde semblait vibrant. Une aura de magie entourait chaque chose, végétaux et animaux. Vite, très vite, ils découvrirent le trou que Juraviel avait décrit, et furent capables de suivre les moines aussi efficacement que s’ils avaient employé un grenat au lieu d’une Pierre de soleil.
Guide-moi, lui demanda Juraviel. Pony sentit alors qu’il avait physiquement quitté l’endroit, pour suivre la piste et rencontrer leurs ennemis.
Lorsqu’il revint au campement, à peine trois heures plus tard, le rapport qu’il fit des moines dépassait tout ce qu’Elbryan aurait pu espérer. Il les avait trouvés et étudiés, en se cachant dans les rameaux des arbres. Leur armement était particulièrement remarquable, dans la mesure où ils ne possédaient rien qui ait une quelconque portée, excepté une ou deux petites dagues et les quelques Pierres magiques qu’ils pouvaient détenir. Juraviel avait même entendu une partie de leur conversation, dans laquelle ils évoquaient le fait de capturer Pony afin de la ramener vivante au père abbé Markwart.
Le rôdeur sourit. Avec leurs arcs et les Gemmes de Pony, ils pourraient aisément contrer leurs attaques à distance, et le fait que les moines parlent de prendre une prisonnière prouvait qu’ils n’imaginaient même pas la puissance qui s’opposerait à eux.
— Mène-les jusqu’à nous, demanda-t-il à Pony. Et préparons le champ de bataille.
Le petit plateau semblait être un choix évident pour dresser un campement. Il se situait sur la corniche d’un flanc de colline rocheux qui n’avait, en tout et pour tout, qu’un seul moyen d’accès pentu et dangereusement exposé. L’espace ouvert, où brûlait un petit feu, était entouré sur trois côtés par d’autres rochers encore et sur le dernier par un petit bosquet.
Frère Youseff sourit d’un air mauvais. Le grenat indiquait que l’on utilisait la magie, là-haut. Il rangea la Pierre dans une pochette attachée à la ceinture de corde de sa robe brune – car Dandelion et lui avaient de nouveau passé leurs vêtements de moines en quittant la ville –, et en sortit la Pierre de soleil, en priant son frère de lui tenir la main afin de combiner leurs pouvoirs et dresser un bouclier d’anti-magie encore plus résistant.
— Ils vont essayer d’utiliser la magie contre nous, expliqua Youseff. C’est sans doute leur arme principale. Mais si nous sommes assez forts pour l’anéantir, leurs armes conventionnelles se révéleront inutiles contre notre entraînement. (Dandelion, si fort, si habile de ses muscles, sourit de toutes ses dents à l’idée d’un solide combat au corps à corps.) On commence par tuer les compagnons de la femme. Ensuite, on s’occupe d’elle. S’il faut la tuer, ainsi soit-il. Sinon, on s’empare d’elle et des Pierres, et on reprend la route.
— En passant d’abord par Palmaris ? demanda frère Dandelion, qui espérait avoir une autre chance avec Connor Bildeborough.
Youseff, qui comprenait l’importance suprême de cette partie de leur mission, secoua la tête.
— Non. On retourne tout droit à Sainte-Mère-Abelle. (Puis, refermant l’autre main sur celle de Dandelion, il ordonna :) Concentre-toi.
Un instant plus tard, ayant bien mis en place un solide bouclier d’anti-magie, ils entamèrent avec confiance et discrétion l’escalade de la pente rocheuse.
En atteignant le sommet, ils coulèrent un regard par-dessus le rebord, et leur sourire grandit encore, car, assis là près de la femme, se trouvait Connor Bildeborough. Tous les œufs dans le même panier, semblait-il !
Les deux hommes échangèrent un regard pour coordonner leur mouvement, puis se hissèrent par-dessus la crête et atterrirent gracieusement en position de défense.
— Bienvenue ! leur lança Connor d’un ton léger et plutôt déstabilisant pour les moines. Vous vous souvenez de moi ?
Youseff regarda Dandelion, puis s’élança subitement, couvrant un tiers de la distance qui le séparait de l’homme toujours assis. Mais soudain, il tituba. Une flèche minuscule s’était enfoncée à l’arrière de son mollet, tranchant nettement le tendon.
— Oh, mais non ! lança Connor d’un ton joyeux. Mes amis ne vous laisseront pas approcher !
— Vous n’imaginez même pas à quel point votre situation est désespérée, ajouta Roger Crocheteur en apparaissant derrière un rocher dans le dos de Pony et Connor. Avez-vous, par hasard, rencontré celui que l’on appelle l’Oiseau de Nuit ?
Sur ce signal, le rôdeur, juché, splendide, sur Symphonie, sortit du bosquet, Aile de faucon en main.
— Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Dandelion.
Youseff foudroya Connor du regard.
— Vous avez discrédité et déshonoré votre oncle, et toute votre famille, gronda-t-il. Vous êtes un hors-la-loi maintenant, tout aussi sûrement que ces idiots en guenilles que vous appelez « amis » !
— Ce sont des mots bien courageux pour un homme dans votre position, répondit Connor d’un ton désinvolte.
— Vous croyez ? rétorqua Youseff, soudain calme.
De la main qui tenait sa jambe blessée, il lança un signal discret à Dandelion.
Subitement, brutalement, trop rapide pour que quiconque puisse réagir, le gros moine dépassa son compagnon et chargea Connor alors que celui-ci se levait en tirant son arme. D’une gifle, le moine repoussa l’épée du noble avant de le jeter à terre d’un coup d’avant-bras vicieux à la gorge. Puis il le piétina en s’élançant vers Roger, qu’il força ainsi à reculer.
Youseff se poussa de sa bonne jambe et emboîta immédiatement le pas à Dandelion, avec l’intention de s’emparer de la femme et de s’en servir comme monnaie d’échange pour préparer sa fuite. Mais, comme pour l’assaut initial, le moine avait sous-estimé son adversaire, et n’avait pas compris à quel point Pony était puissante avec les Pierres. Le bouclier d’anti-magie demeurait solide ; il ne l’était plus autant maintenant que ses créateurs étaient engagés par ailleurs, mais même si Youseff et Dandelion n’avaient rien fait de plus que se concentrer sur cette protection, ils n’auraient pas pu résister à la puissance de la femme.
Youseff sentit ses pieds glisser. Pas parce qu’il tombait, non, mais parce qu’il s’élevait, inoffensif, dans les airs. Son élan initial le porta en avant, vers Pony, mais quand il tendit les bras dans cet état inhabituel d’apesanteur, il roula tête la première dans un demi-saut périlleux. Le mouvement fut brusquement suivi d’une douleur cuisante dans son dos, car la jeune femme, au terme d’une roulade, lui avait lancé un double coup de pied qui le renvoya à l’endroit d’où il était arrivé, et le laissa suspendu dans les airs au-delà de la corniche.
Submergé par l’attaque, Roger ne fut pas en mesure de réagir quand Dandelion fit subitement volte-face pour se jeter derechef sur Connor qui tentait de se relever, en le clouant au sol. Le bras du gros homme se leva, les doigts raidis, préparant le coup fatal qu’il allait porter à la nuque exposée du jeune noble.
Connor gronda, tenta de se débattre, et ferma les yeux, un instant seulement.
Le coup n’arrivait pas. Rouvrant les yeux, il découvrit Dandelion qui se débattait pour pouvoir assener son coup, affichant une expression d’incrédulité absolue à l’idée qu’il existe une chose capable de retenir ainsi son bras puissant.
L’Oiseau de Nuit le tenait fermement par le poignet.
Dandelion se retourna avec une agilité surprenante pour quelqu’un de sa corpulence, et glissa un pied sous son corps tout en lançant l’épaule pour renverser le rôdeur. Mais Elbryan se mouvait, lui aussi, et, se faufilant sous le bras levé de Dandelion, il se tourna avec une traction vicieuse qui démit l’épaule de son ennemi.
Hurlant de douleur, Dandelion pivota et lança un violent coup de poing, que le rôdeur esquiva d’un pas de côté, avant de riposter par une série de coups au visage et à la poitrine.
Le gros frère revint à la charge en grondant pour surmonter la souffrance que lui causait son bras, et accepta les coups afin de s’approcher suffisamment pour ceinturer Elbryan de toute sa force.
Le rôdeur posa une main en coupe sur le menton du frère et lui saisit les cheveux de l’autre, dans l’intention de le faire pivoter de côté. Toutefois, il s’arrêta en sentant une chose curieuse au niveau de sa poitrine, comme un tapotement. Il crut au début que Dandelion avait, par une feinte quelconque, réussi à tirer une dague, mais quand il vit, derrière le moine, que Connor Bildeborough s’était relevé, il comprit.
Dandelion, transpercé du dos à la poitrine par l’épée de Connor, s’effondra dans les bras d’Elbryan.
— Ordure ! grommela sombrement le noble en se décalant pour retenir son arme alors que Dandelion s’écroulait sur le sol.
L’Oiseau de Nuit laissa tomber le cadavre puis se dirigea vers Symphonie pour récupérer son arc, y glisser une flèche, et reporter son attention sur Youseff. Il leva son arc, le banda.
Mais la menace était éloignée, les moines visiblement vaincus, et Elbryan ne pouvait tout simplement pas tuer cet homme.
— Ne le fais pas, le soutint Pony en le voyant relâcher la pression sur la corde.
— Moi, je vais le tuer ! annonça sombrement Connor, en parvenant enfin à extraire sa lourde épée du cadavre.
— Alors qu’il est suspendu là sans défense ? souligna Pony, sceptique.
Connor tapa du pied.
— Dans ce cas, laisse-le tomber sur les rochers ! dit-il.
Mais il n’était pas sérieux. Lui, pas plus qu’Elbryan, ne pouvait tuer cet homme incapable de se défendre.
Pony en fut heureuse.
— Nous allons aller chercher nos amis injustement emprisonnés par votre père abbé, annonça le rôdeur à Youseff. (Le moine renâcla, moqueur, face à la pure folie de cette affirmation.) Et vous allez nous y conduire.
— À Sainte-Mère-Abelle ? répliqua le frère, incrédule. Sot ! Vous ne comprenez même pas le pouvoir d’une telle forteresse !
— Tout comme vous n’avez pas su appréhender la force prête à vous accueillir ici, répondit calmement Elbryan.
Le coup porta. Youseff plissa dangereusement les yeux et foudroya le rôdeur du regard.
— Combien de temps pourrez-vous me retenir ici ? demanda-t-il d’un ton calme, mortel. Tuez-moi maintenant, bande de fous, sans quoi je promets de me venger…
Ses fanfaronnades s’éteignirent soudain lorsqu’une petite silhouette s’élança près de lui et le fit tournoyer dans les airs. Il agita les bras, tenta de riposter, et s’aperçut alors que la Pierre de soleil lui avait échappé des mains. Lorsqu’il se redressa enfin, Youseff vit l’elfe ailé atterrir légèrement sur la corniche auprès des autres.
— Une Pierre de soleil, comme tu l’avais soupçonné, Oiseau de Nuit, annonça Juraviel en lui tendant la Gemme qu’il avait chipée au moine. Je pense que le grenat est dans la pochette passée à sa ceinture, s’il n’est pas sur le cadavre.
Elbryan observa minutieusement le visage de Youseff pendant que l’elfe parlait, et il vit que ses propos le rendaient nerveux.
— Il possède probablement une Pierre d’âme, aussi, intervint Pony. Un moyen de rester en contact avec ses chefs.
— Bien sûr, nous ne le laisserons pas l’utiliser, gloussa Connor. Mais je dois dire que je désapprouve votre décision, dit-il au rôdeur. Il ne nous mènera pas à Sainte-Mère-Abelle : il sera conduit à Sainte-Précieuse, où il pourra répondre du meurtre de l’abbé Dobrinion. Je l’y conduirai moi-même, accompagné de Roger Crocheteur, et l’Église apprendra alors toute la vérité sur son père abbé !
Elbryan dévisagea longuement Connor, en songeant un instant aux conséquences de ses actes, qui lui avaient sauvé la vie. S’il avait hésité un seul instant, Connor Bildeborough, l’homme qui avait fait tant de tort à Pony, serait également mort.
Mais le rôdeur refusait de tolérer une telle faiblesse en son cœur, et il chassa ces sombres pensées. Il savait, au fond, qu’il se serait jeté sous le coup mortel du moine si cela avait été le seul moyen de sauver Connor, ou n’importe lequel de ses compagnons.
Reposant alors les yeux sur Youseff, il saisit la justesse des propos du noble. Il se souvint de la ferveur du premier frère Justice, et comprit que Youseff ne serait pas un guide de très bonne volonté, quelles que soient les menaces. Mais s’ils faisaient ce que Connor suggérait, ils ne seraient peut-être plus seuls à voler à la rescousse de leurs amis. L’Église ne serait-elle pas contrainte de reconnaître sa responsabilité, discréditant ainsi le père abbé ?
Cela semblait plausible.
— Amenez-le par ici, ordonna le rôdeur.
Belli’mar Juraviel bondit, passa derrière le moine suspendu, et le poussa vers la corniche du bout de son arc. Au début, Youseff n’offrit aucune résistance. Mais alors que le sol se rapprochait, que la chute faramineuse devenait moins importante, le moine tournoya subitement, attrapa l’elfe et s’empara de l’arc que Juraviel lâcha sagement. Néanmoins le moine, n’ayant aucun moyen d’arrêter son élan, continua à tourner sur lui-même.
Découvrant au passage Elbryan qui se tenait sur le bord de la corniche, poing fermé.
Le coup lança le frère dans une autre culbute qui l’éloigna du rebord, et le fit immédiatement sombrer dans l’inconscience.
Juraviel, riant aux éclats de cette image scandaleuse, récupéra son arc et poussa le moine à présent inerte sur la corniche.