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Avide de
bataille
— Si nous joignons nos prières, un seul coup éclair de la main de Dieu les détruira tous, proposa un jeune moine, qui avait pris part à l’expédition d’Aïda et à la bataille qui s’était tenue à l’extérieur du village d’Alpinador.
Les yeux perçants de De’Unnero rétrécirent alors qu’il observait le moinillon et les hochements de tête approbateurs de ceux qui l’entouraient, des hommes ayant entendu parler de la grande victoire dans le Nord et des doigts d’éclairs parcourant les rangs des frères pour terrasser l’ennemi.
Mais le futur abbé s’aperçut qu’une autre émotion les motivait également : la peur. Ils voulaient en finir au plus vite avec les forces gobelines à l’approche parce qu’ils craignaient d’affronter ces créatures relativement méconnues au corps à corps. De’Unnero s’avança furieusement en direction du novice, qui blêmit sous son regard sévère, et eut envie de disparaître sous terre.
— Seul maître Jojonah utilisera la magie ! aboya-t-il. (Il tourna sèchement la tête d’un côté et de l’autre pour que tous puissent bien voir son expression et que nul n’ose débattre de sa décision.) Il est trop vieux et trop infirme pour se battre. (Jojonah eut une envie féroce de se jeter sur ce maudit jeune maître et de lui prouver combien il se trompait. Fulminant, De’Unnero reprit :) Quant à nous, voyons cela comme un bon exercice d’entraînement. Nous pourrions encore croiser quelques batailles sur la route de notre nouvelle demeure de Palmaris.
— Cet « entraînement » pourrait être fatal, intervint Jojonah, d’un ton dont le calme renforçait encore le sarcasme.
— Il est encore plus précieux, dans ce cas ! rétorqua De’Unnero sans hésiter.
Voyant que le vieux moine secouait la tête, il traversa l’assemblée avec colère et alla se camper devant lui, en croisant d’un air plein de défi ses bras puissants sur son torse aux muscles ciselés.
Pas maintenant, se rappela tranquillement Jojonah. Il ne voulait pas entraver De’Unnero : celui-ci ne s’en braquerait que plus.
— Je vous prie d’en finir avec ces monstres d’une façon rapide et efficace. Rasons-les d’un éclair combiné, et allons voir ce qui se trouve derrière cette déclivité, termina Jojonah en désignant la volute de fumée noire qui s’étirait toujours paresseusement dans le ciel.
Pour toute réponse, De’Unnero lui tendit un morceau de graphite.
— Faites-en bon usage, mon frère. Mais point trop, car je tiens à ce que mes nouveaux serviteurs soient adéquatement initiés aux plaisirs de l’affrontement.
— « Plaisir de l’affrontement » ? répéta le maître, dans sa barbe, alors que son coléreux collègue faisait volte-face en ordonnant aux frères de préparer leurs arbalètes.
Légèrement abattu, il secoua la tête et se mit à frotter la graphite contre sa paume. Il avait décidé de frapper vite et bien le groupe de monstres, de les tuer ou de les forcer à s’éparpiller, afin qu’un minimum de jeunes frères connaissent un véritable combat. En entendant l’éclaireur annoncer que les créatures arrivaient, il accéléra la friction. Il ne parvenait pas à sentir le pouvoir de la Pierre.
Jojonah tomba en lui-même, cherchant cet endroit spécial où résidait la magie – à son sens, celui où vivait Dieu. Il tenta de ne plus penser à De’Unnero, jugeant que cette négativité pourrait avoir l’effet inverse. Et il frotta encore la Gemme entre ses doigts, en sentit chaque creux…
… mais pas la magie.
Le maître rouvrit les yeux et découvrit qu’il était seul sur la route. Proche de la panique, il lança un regard circulaire et se détendit quelque peu en constatant que De’Unnero avait positionné les autres dans des broussailles sur le côté. Les premiers gobelins surgissaient maintenant à toute allure d’un virage, leur fuite effrénée se transformant de nouveau en charge affamée. Jojonah baissa des yeux incrédules vers la graphite avec le sentiment d’avoir été trahi. Il leva le bras, ferma les yeux, invoqua la Pierre.
Rien. Pas un éclair, pas même une étincelle, et les monstres étaient encore plus proches. Il essaya de nouveau, mais ne découvrit aucune source de magie dans la Pierre. Et la vérité s’imposa à lui : il ne s’agissait que d’un caillou ordinaire. La peur s’empara du vieux maître. Il pensa que De’Unnero l’avait condamné à mourir sur cette route. Il était vieux, et désarmé, incapable de se battre ! Poussant un cri, il tourna les talons et s’éloigna en boitillant aussi vite que ses jambes épaisses le lui permettaient.
Il entendit les gobelins hurler, tout près, et fut certain qu’une javeline allait incessamment lui transpercer le dos.
Mais alors, ses compagnons surgirent des fourrés en brandissant des arbalètes lourdes destinées à tuer des powries, voire des géants. Les carreaux épais déchiquetèrent les chairs des gobelins, perforant les petites créatures, et parfois même celles qui se trouvaient derrière. La bande de monstres bondit, tournoya, s’effondra, et les cris d’attaque se muèrent bientôt en hoquets de surprise et en gémissements d’agonie.
Jojonah se permit de ralentir et de regarder en arrière. La moitié des ennemis était déjà à terre, se tortillant encore pour certains, quand maître De’Unnero bondit sur la route au milieu des autres. Il s’était transformé en parfaite machine à tuer. Sa main raidie s’élança, plongeant dans une gorge. Il pivota tandis qu’un gobelin tentait de lui assener un coup de trique sur le crâne, coinça l’arme entre ses puissants avant-bras, et les jeta du même mouvement au-dessus de sa tête. La massue, arrachée à la poigne de la créature stupéfaite, tournoya dans les airs. Il la saisit au vol et en gifla le visage du monstre une fois, puis une autre plus vigoureuse encore, dans un violent revers.
Sans s’arrêter un instant, le combattant brutal se retourna pour dévier un coup de lance, vira derechef vers le premier gobelin, pourtant déjà quasiment KO debout, et lui écrasa une troisième fois son arme sur la tête en le jetant dans la poussière.
Dans une nouvelle pirouette, il repoussa la javeline pendant que son poing libre s’abattait à toute force sur le visage et la gorge du monstre.
D’autres moines l’avaient rejoint. Les gobelins submergés s’essaimèrent. Quelques-uns galopèrent en geignant vers le bas-côté, mais De’Unnero avait laissé plusieurs guerriers en place, et leurs puissantes arbalètes étaient fin prêtes.
Vint alors le coup le plus brutal de tous : De’Unnero tomba dans sa Pierre fétiche, la patte de tigre. Son bras déjà mortel, se transformant en membre félin, se mit à lacérer les ennemis les plus proches.
Tout fut terminé avant même que Jojonah ait pu rejoindre ses compagnons.
Lorsqu’il arriva, pantelant, il trouva De’Unnero dans un état d’agitation quasi frénétique. L’homme cavalait entre les frères pour leur taper dans le dos en grondant véritablement ses félicitations pour cette grande victoire.
Ils ne comptaient que quelques blessés, et le plus grave avait reçu un carreau d’arbalète, le tireur, de l’autre côté de la route, n’ayant pas fait très attention à l’angle de son tir. Parmi les gobelins qui gisaient sur le chemin, plusieurs étaient encore en vie, mais assurément pas en état de continuer à se battre. D’autres s’étaient rapidement enfuis à travers champs.
De’Unnero ne semblait pas s’en inquiéter. Il parvint même à sourire à Jojonah.
— Cela n’aurait pas pu être plus rapide, même en utilisant la magie ! exulta-t-il.
— Chose que vous n’aviez visiblement pas l’intention de faire, hormis bien sûr avec votre Pierre personnelle, répondit sèchement le maître en lui lançant le caillou inutile. Je n’aime pas être pris pour un pion, maître De’Unnero !
L’abbé en devenir lança un regard circulaire à l’assemblée de jeunes moines avec un sourire entendu qui n’échappa guère à Jojonah.
— Vous avez joué un rôle crucial, fit-il, sans même le réprimander pour avoir employé le simple titre de « maître ».
— J’aurais été plus utile avec une véritable Gemme.
— Non. Votre éclair aurait pu en tuer quelques-uns, mais le reste se serait éparpillé, ce qui aurait rendu notre tâche bien plus difficile.
— Certains ont bien réussi à s’enfuir, lui rappela le maître.
De’Unnero chassa cette objection d’un geste de la main.
— Pas assez pour causer de vrais dégâts.
— Vous aviez donc besoin que je sois terrifié et que je coure ?
— Pour les appâter, oui.
— Moi ? Un maître de Sainte-Mère-Abelle ? insista Jojonah.
Il ne se leurrait pas sur les motivations plus subtiles de son confrère : Marcalo De’Unnero l’avait humilié devant les jeunes moines afin d’asseoir son rang et sa réputation. Tandis que Jojonah détalait comme un enfant apeuré, lui avait tué une bonne poignée de monstres.
— Pardonnez-moi, mon frère, répondit le futur abbé, insincère. Vous êtes le seul qui paraissiez suffisamment infirme pour leurrer les gobelins. La troupe entière aurait pu fuir devant un individu plus jeune et plus robuste, tel que moi.
Jojonah se tut en dévisageant cet homme, sa némésis. Une supercherie semblable vis-à-vis d’un maître abellican pouvait être portée devant les autorités supérieures, et l’audace avec laquelle De’Unnero avait humilié le vieux maître serait sans doute sévèrement punie. Mais à quelles puissances pourrait-il faire appel ? Au père abbé Markwart ? Assurément.
De’Unnero avait gagné cette bataille, mais pas la guerre. Jojonah comprit alors que son conflit personnel durerait très longtemps.
— L’hématite, s’il vous plaît, demanda-t-il au futur abbé. Certains de nos frères ont besoin d’assistance.
De’Unnero promena son regard autour de lui et parut peu impressionné par la gravité des blessures. Toutefois, il lui lança la Pierre.
— Vous prouvez une fois encore que vous n’êtes pas sans valeur, dit-il.
Jojonah tourna les talons.
— Tu lui as appris ! lâcha Juraviel d’un ton accusateur quand Elbryan le rejoignit sur la crête après avoir traqué les derniers gobelins.
Le rôdeur n’eut pas besoin de lui demander de quoi il parlait. Il savait très bien que l’elfe avait observé sa danse avec Pony, et que jamais deux humains n’auraient pu atteindre ce degré de grâce et de symbiose sans le bi’nelle dasada. Méprisant l’attaque, il baissa les yeux vers le cercle de chariots, où sa compagne se déplaçait entre les marchands pour leur apporter son aide.
Juraviel poussa un profond soupir et s’adossa au tronc de l’arbre dans lequel il était assis.
— Tu n’es même pas capable de l’admettre, alors ?
Cette fois le rôdeur lui lança un regard noir.
— L’admettre ? répéta-t-il, incrédule. À t’entendre, on dirait qu’il s’agit d’un crime !
— Ce n’en est pas un, peut-être ?
— N’en est-elle pas digne ? riposta Elbryan en désignant d’un mouvement de bras les chariots et Pony.
Cela fit un peu retomber la colère de l’elfe. Il insista pourtant :
— Est-ce à Elbryan de juger qui est digne et qui ne l’est pas ? Elbryan va-t-il donc devenir instructeur à la place des Touel’alfar, qui perfectionnaient le bi’nelle dasada alors que le monde balbutiait encore ?
— Non, répondit sombrement le jeune homme. Pas « Elbryan », mais « l’Oiseau de Nuit ».
— Tu présumes beaucoup.
— Vous m’avez donné ce nom.
— Nous t’avons donné ta vie, et plus encore, rétorqua l’elfe. Fais bien attention à ne pas abuser de ces présents, Oiseau de Nuit. Dame Dasslerond ne souffrirait pas une telle insulte.
— Insulte ? releva le rôdeur d’un ton qui indiquait clairement combien le terme lui semblait ridicule. Pense à la situation dans laquelle je me suis, nous nous sommes, retrouvés ! Pony et moi venions de détruire le dactyl. Nous devions nous frayer un passage à travers des hordes de monstres, et ce uniquement pour rejoindre Dundalis ! Alors oui, j’ai partagé mon cadeau avec elle, dans notre intérêt à tous les deux, comme elle m’a, pour la même raison, transmis le présent qu’Avelyn lui avait fait.
— Elle t’a appris à utiliser les Pierres ?
— Je n’ai pas son niveau.
— Pas plus qu’elle ne se rapproche de tes prouesses guerrières, commenta l’elfe. (Elbryan s’apprêtait à répondre de façon cinglante à cette insulte profondément grotesque, quand Juraviel continua :) Et pourtant, un humain capable de se mouvoir avec tant de grâce et de compléter si magnifiquement un élève des Touel’alfar est une trouvaille rarissime. Jilseponie danse comme si elle avait passé des années à Caer’alfar.
Elbryan sourit.
— Elle a été entraînée par le maître, fit-il.
Juraviel ne releva pas la fanfaronnade joueuse.
— Tu as bien fait, décida-t-il. Et oui, Jilseponie est digne de la danse, autant qu’un humain l’a jamais été.
Satisfait, le rôdeur baissa les yeux vers l’est du vallon.
— Un groupe important est parti dans cette direction, fit-il.
— Il a dû tomber directement sur les moines à l’approche.
— À moins qu’ils aient décidé de se cacher et de les laisser passer…
Juraviel comprit.
— Va rejoindre ta compagne, occupe-toi des marchands. Je vais voir ce qu’il est advenu de nos amis les monstres.
Elbryan poussa Symphonie sur la pente en direction des chariots. En le voyant arriver, un homme effrayé leva une arme comme pour tenter de repousser, mais un autre lui lança un coup de poing dans l’oreille.
— S’pèce d’idiot ! râla-t-il. Il vient de sauver ta pauvre vie en tuant tout seul la moitié des gobelins !
L’autre homme laissa tomber son arme et se prosterna d’une façon grotesque. Elbryan sourit et les dépassa pour entrer dans le cercle. Il aperçut immédiatement Pony et se laissa glisser de sa monture en tendant les rênes à une jeune femme, presque une enfant encore, qui s’élançait pour l’aider.
— Nombre d’entre eux sont grièvement blessés, lui expliqua Pony, qui s’occupait alors d’un homme semblant effectivement ne pas devoir survivre. À cause du premier combat, pas du second.
Elbryan releva la tête en tournant son regard inquiet vers l’est.
— J’ai bien peur que les moines ne soient plus très loin, dit-il doucement.
Pony se mordillait la lèvre en l’interrogeant de ses yeux bleus écarquillés. Il savait ce qu’elle comptait faire – et cela qu’il tente ou non de l’en dissuader –, et comprit qu’elle attendait uniquement qu’il lui fasse part de sa position à ce sujet.
— Sois discrète avec la Pierre d’âme, la pria-t-il. Bande les blessures comme si tu les soignais d’une façon plus conventionnelle. Et n’utilise la Gemme que si…
Il se tut en voyant le changement d’expression de sa compagne. Elle lui avait demandé son avis par respect pour lui, mais n’avait pas besoin de ses consignes. Le rôdeur hocha la tête, indiquant par là qu’il se fiait à son jugement.
Il l’observa tandis qu’elle tirait la Pierre grise de sa pochette et la serrait contre elle en se penchant sur l’homme. Elbryan se baissa également et entreprit d’enrouler un bandage autour de la blessure, une méchante entaille entre les côtes qui allait probablement jusqu’au poumon. Il serra un peu le pansement, car sans vouloir faire souffrir plus encore la pauvre victime, il avait besoin qu’elle crie un peu pour couvrir le travail secret de Pony.
L’homme haleta, Elbryan lui adressa des paroles réconfortantes, et en quelques secondes, le blessé se détendit et leva vers le rôdeur des yeux pleins de questions.
— Comment… ? demanda-t-il dans un souffle.
— La plaie était loin d’être aussi terrible qu’elle en avait l’air, mentit le jeune homme. La lame n’a pas passé vos côtes.
L’autre lui renvoya un regard sceptique, mais n’insista pas plus, soulagé de sentir que la douleur avait disparu, ou presque, et qu’il pouvait de nouveau respirer normalement.
Elbryan et Pony se déplacèrent ainsi dans le campement à la recherche de blessures trop graves pour des soins traditionnels. Ils ne trouvèrent qu’une autre personne, une femme plus âgée qui avait été touchée à la tête. Ses yeux étaient fixés dans le vide, et la salive coulait librement de ses lèvres.
— Elle est inconsciente, expliqua l’homme qui s’occupait d’elle. J’ai déjà vu cela. La massue du gobelin lui a cassé la tête. Elle mourra cette nuit, dans son sommeil.
Pony se pencha pour examiner la blessure.
— Non, répondit-elle. Pas si son bandage est correctement posé.
— Quoi ? demanda l’homme d’un ton dubitatif.
Mais il se tut et les regarda se mettre au travail. Pony, l’hématite dans la paume, posa les mains près de la blessure comme pour soutenir la tête de la victime pendant qu’Elbryan la pansait. Puis, fermant les yeux, elle se laissa tomber dans les profondeurs de la Pierre et envoya la magie curative dans ses doigts. Elle sentit les élancements douloureux, la turgescence, mais elle avait guéri bien pire dans les batailles du Nord.
Elle fut tirée de sa transe un instant plus tard, en ayant toutefois fait en sorte que la blessure ne soit plus mortelle, par le cri de : « On arrive par l’est ! »
— Les gobelins ! hurla un marchand terrifié.
— Non ! cria un autre. Des frères ! Sainte-Mère-Abelle est venue à notre rescousse !
Elbryan lança un regard nerveux à Pony, qui empocha rapidement la Gemme.
— J’sais point comment qu’vous avez fait, mais pour sûr vous avez sauvé la vie de Timmy ! leur lança une femme en s’élançant vers eux.
Le couple suivit son regard jusqu’à l’homme au poumon perforé, qui s’était relevé et discutait tranquillement, parvenant même à rire.
— Ce n’était pas si grave, fit Pony.
— Si. Ça allait jusqu’au poumon, insista la femme. J’a vérifié moi-même, et j’étions sûre qu’il serait passé avant la cloche du dîner.
— Vous étiez inquiète et troublée, continua Pony. Et pressée, car vous saviez que les gobelins allaient revenir.
Le visage de la femme s’éclaira d’un sourire désarmant. Plus âgée qu’Elbryan et Pony, elle devait avoir dans les trente-cinq ans, et son apparence, plaisante bien que fatiguée, était celle du travailleur honnête qui avait connu une vie difficile mais satisfaisante. Elle regarda, derrière le couple, la vieille femme blessée qui se rasseyait, et dont les yeux affichaient de nouveau des signes de vie.
— Pas si troublée qu’ça, fit doucement la femme. J’a vu bien des choses dans les batailles de ces dernières semaines. J’a même perdu un fils. Mais grâce à Dieu mes cinq autres petits vont bien ! On m’a demandé d’me joindre à cette caravane qui va vers Amvoy parce que j’a la réputation de pouvoir rafistoler les gens. (Le rôdeur et Pony échangèrent un regard sérieux, chose qui n’échappa guère à la femme.) J’sais pas ce que vous cachez, dit-elle doucement. Mais j’suis pas du genre à causer. Je vous a vus sur la colline. Vous vous êtes battus pour nous alors que vous nous connaissez même pas, d’après ce que j’a entendu. J’vous trahirai pas.
Sur un clin d’œil, elle tourna les talons et alla se joindre à la foule agitée qui regardait la procession de moines arriver sur la route.
— Où est notre « fils » ? sourit Elbryan. (Il regarda autour de lui, bien qu’évidemment Juraviel ne soit pas visible.) Derrière les moines, probablement, se répondit-il tout seul. Ou peut-être sous leur robe.
Pony, inquiète à l’idée que son utilisation de la Pierre ait pu attirer ces frères jusqu’ici et que leur quête risque de toucher à sa fin, apprécia la légèreté du ton. Elle glissa un bras sous celui de son aimé et l’entraîna vers les autres.
— Je suis l’abbé De’Unnero, quittant Sainte-Mère-Abelle pour me rendre à Sainte-Précieuse ! tonnait le moine de tête, un homme tellement gorgé d’énergie que ses yeux semblaient luire. Qui est le chef, ici ?
Avant que quiconque ait pu répondre, les yeux perspicaces de De’Unnero s’arrêtèrent sur le couple, que leur posture autant que leurs armes distinguaient.
Il s’en approcha en les dévisageant.
— Nous sommes aussi étrangers à ce groupe que vous-même, mon bon frère, lui expliqua humblement Elbryan.
— Et vous les avez croisés par hasard ? questionna l’autre d’un ton soupçonneux.
— Nous avons vu la fumée, tout comme vous, certainement, répondit Pony d’un ton sec qui laissait clairement entendre qu’elle n’était pas impressionnée. Et comme nous avons bon cœur, nous nous sommes hâtés de venir voir si nous pouvions être d’une quelconque assistance. Quand nous sommes arrivés, le second combat se préparait, alors nous nous sommes imposés.
Les yeux sombres du moine se mirent à lancer des éclairs, et Elbryan et Pony eurent clairement l’impression qu’il avait envie de frapper la jeune femme pour cette accusation sous-jacente. Elle venait après tout sciemment de demander au frère pourquoi ses moines et lui ne s’étaient pas hâtés de se joindre au combat.
— Nesk Reaches, lança un gros homme portant des vêtements chatoyants. (C’était le marchand avec qui Pony s’était entretenue avant le combat. Il s’approcha rapidement en tendant la main gauche, la droite étant bandée.) Nesk Reaches, de la commune de Dillaman. Ceci est ma caravane, et nous sommes bien contents de vous voir.
De’Unnero l’ignora, braquant toujours sur Elbryan et Pony son regard incisif.
— Maître De’Unnero, intervint un vieux moine rebondi en venant se placer près du vigoureux individu. Ils ont des blessés. Donnez-moi la Pierre d’âme, je vous prie, afin que je puisse m’occuper d’eux.
Elbryan et Pony remarquèrent l’expression scandalisée qui passa sur les traits anguleux de l’homme. Il était visiblement mécontent que l’autre frère ait ouvertement proposé leur aide, et magique avec cela. Mais comme il avait été interpellé devant les marchands et tous les jeunes moines, il plongea la main dans une pochette et lui tendit une hématite.
— Abbé De’Unnero, corrigea-t-il.
Le moine replet s’inclina et s’enfonça dans le groupe en lançant un sourire aux amants. Comme Pony, qui avait correctement jugé le marchand, s’en était doutée, Nesk Reaches se lança immédiatement après lui en tendant d’un air désemparé sa main égratignée.
Toutefois, De’Unnero n’avait pas l’intention de le laisser s’en tirer de la sorte. Il l’attrapa rudement par l’épaule et le força à se retourner.
— Vous reconnaissez qu’il s’agit de votre caravane ? (Le marchand hocha la tête avec humilité.) Quelle espèce d’imbécile êtes-vous pour prendre la route avec les dangers qui rôdent ? Les monstres pullulent dans la région, ils ont faim et ils chassent ! L’avertissement a été lancé dans tout le pays, et pourtant vous êtes ici, tout seul, et à peine protégé !
— S-s’il vous plaît, mon bon frère, bégaya Nesk Reaches. Nous avions besoin de provisions… Nous n’avions pas le choix !
— Besoin de profits, plutôt ! aboya De’Unnero. Vous pensiez vous faire quelques belles pièces d’or alors que les convois sont rares, ce qui donne plus de valeur aux biens !
Aux grommellements de la foule, Elbryan, Pony et De’Unnero comprirent que ce raisonnement était fondé.
Libérant alors le marchand, De’Unnero héla le moine rondelet :
— Dépêchez-vous ! Nous avons déjà perdu suffisamment de temps ! (et à Reaches :) Où allez-vous ?
— À Amvoy, balbutia l’autre, profondément intimidé.
— Je serai bientôt nommé abbé de Palmaris, expliqua De’Unnero d’une voix forte.
— À Sainte-Précieuse ? s’étonna le marchand. Mais l’abbé Dobrinion…
— … est mort, termina froidement De’Unnero. Et je vais le remplacer. Quant à vous, marchand Reaches, j’ose espérer, vu la dette que vous avez envers moi, que vous et votre caravane assisterez à la cérémonie. En fait, j’insiste. Et je vous rappelle que vous seriez avisé de vous montrer généreux dans vos offrandes. (Sur ce, il se tourna vers sa procession et fit signe aux moines de quitter le cercle de chariots.) Plus vite ! lança-t-il à Jojonah. Je ne perdrai pas toute la journée à cette affaire !
Elbryan profita de la distraction pour se faufiler jusqu’aux chevaux en se souvenant que Symphonie portait une Gemme qui pourrait les trahir
Entre-temps, Pony observa le moine qui soignait tendrement les nombreux blessés. Quand le groupe du futur abbé se fut suffisamment éloigné, elle s’approcha du vieil homme et lui proposa de l’assister, en préparant les bandages, par exemple.
Le frère regarda l’épée de la jeune femme et le sang qui tachait son pantalon et ses bottes.
— Vous devriez peut-être vous reposer, dit-il. D’après ce que j’ai entendu, votre compagnon et vous en avez suffisamment fait pour aujourd’hui.
— Je ne suis pas fatiguée, sourit Pony.
Spontanément, elle apprécia cet homme autant que l’autre, De’Unnero, avait pu lui déplaire. Elle ne pouvait s’empêcher de le comparer à l’abbé Dobrinion, qu’il allait apparemment remplacer, et le contraste lui fit courir un frisson dans le dos. Ce vieux moine, en revanche, qui s’attachait si sincèrement à soulager les souffrances, ressemblait bien plus au précédent abbé de Sainte-Précieuse. Pony se baissa et prit la main déchiquetée de l’homme qu’il était en train de soigner, en pressant juste au bon endroit pour ralentir l’hémorragie.
Elle remarqua alors que le frère ne regardait ni le blessé ni elle, mais Elbryan et les chevaux.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il en reposant les yeux sur elle.
— Carralee, mentit Pony, en utilisant le prénom de sa cousine, qui n’était encore qu’un nourrisson lorsqu’elle avait péri dans le premier raid gobelin sur Dundalis.
— Je suis le maître Jojonah, dit-il. Enchanté de faire votre connaissance. Il est heureux pour ces pauvres gens que nous… enfin surtout que votre compagnon et vous soyez arrivés à ce moment !
Pony entendit à peine les derniers mots. Jojonah. Elle connaissait ce nom. C’était celui du seul maître de Sainte-Mère-Abelle qu’Avelyn ait évoqué avec tendresse, le seul qui, pensait-il, l’avait compris. Il ne lui avait jamais dit grand-chose sur ses collègues de l’abbaye, mais il avait mis un point d’honneur un soir, après avoir consommé un peu trop de « potion de courage », comme il appelait l’alcool, à lui parler de Jojonah. Ce seul fait avait fait comprendre à Pony à quel point ce vieil homme avait été cher au cœur de son ami.
— Votre travail est vraiment impressionnant, mon père, dit-elle alors que le maître employait la Pierre d’âme sur le blessé.
À vrai dire, elle s’aperçut bien vite qu’elle était plus douée que lui, ce qui lui rappela combien Avelyn Desbris avait été puissant.
— La blessure est mineure, expliqua maître Jojonah quand la plaie se fut refermée.
— Ça n’a rien de mineur pour moi ! dit le blessé en éclatant d’un rire qui ressemblait plus à une quinte de toux.
— Mais quel brave homme vous êtes de faire ce travail ! continua Pony, enthousiaste.
Elle agissait purement par instinct à présent, en suivant son cœur, bien que son cerveau lui hurle d’être prudente et de se taire. Elle lança un regard nerveux autour d’elle pour s’assurer qu’aucun autre moine ne s’était aventuré dans le cercle de chariots, puis reprit d’une voix tranquille :
— J’ai rencontré un autre membre de votre abbaye autrefois… Sainte-Mère-Abelle, c’est bien cela ?
— Effectivement, répondit Jojonah d’un ton absent en cherchant du regard un autre blessé ayant besoin de ses talents.
— C’était un homme si bon, continua Pony. Oh, si bon !
Le vieux maître sourit poliment, et commença à s’éloigner.
— Il s’appelait Aberly, je crois, lâcha Pony. (Jojonah s’arrêta brusquement et se tourna vers elle, son expression passant de la tolérance polie à la curiosité sincère.) Non, Avenbrook ! Oh, j’ai bien peur de ne pas me souvenir de son nom. Cela fait si longtemps ! Mais lui, je ne l’oublierai jamais. Je l’ai rencontré alors qu’il soignait un pauvre hère à Palmaris, comme vous venez de le faire. Et quand le malheureux a prétendu le payer en tirant quelques piécettes de ses haillons, Aberly, ou Avenbrook, ou quel qu’ait été son nom, a gracieusement accepté, avant de s’arranger pour que les pièces, accompagnées de quelques-unes des siennes, retournent discrètement dans sa poche.
— Je vois, fit Jojonah en hochant la tête.
— Je lui ai demandé pourquoi il avait fait cela, avec les pièces, j’entends. Après tout, il aurait pu se contenter de les refuser. Il m’a expliqué qu’il était aussi important de protéger la fierté du pauvre homme que sa santé, termina-t-elle avec un grand sourire.
L’histoire était vraie, la seule différence étant qu’elle s’était produite dans un petit village du Sud, et non à Palmaris.
— Êtes-vous sûre de ne pas vous rappeler son nom ? insista Jojonah.
— Aberly, Aberlyn… quelque chose comme cela, répondit Pony en secouant la tête.
— Avelyn ? demanda Jojonah.
— C’est bien possible, mon père, fit la jeune femme en tentant toujours de ne rien laisser paraître, bien qu’elle soit profondément réconfortée par l’expression chaleureuse qui baignait le visage du moine.
— Je vous ai dit de vous dépêcher ! aboya durement le nouvel abbé de Palmaris de l’extérieur du cercle de chariots.
— Avelyn, répéta maître Jojonah. C’était Avelyn. Ne l’oubliez jamais.
Puis il lui tapota l’épaule, et s’éloigna.
Pony le regarda partir, et sans vraiment savoir pourquoi, elle eut soudain un peu plus confiance en l’avenir du monde. Elle rejoignit alors Elbryan qui se tenait toujours devant Symphonie pour dissimuler la turquoise.
— On peut y aller, maintenant ? demanda-t-il d’un ton impatient.
Pony hocha la tête et grimpa sur Pépite, puis, sur un salut aux marchands, le couple remonta la pente du sud tandis que les moines continuaient leur route vers l’ouest. Ils retrouvèrent Juraviel de l’autre côté de la crête, et reprirent leur périple, en mettant rapidement entre les moines et eux la plus grande distance possible.
Dès l’instant où Jojonah rejoignit la procession, De’Unnero se lança dans une diatribe qui s’étira encore longtemps après avoir quitté la vallée.
Mais le maître cessa presque immédiatement de l’entendre. Ses pensées demeuraient fixées sur la femme qui l’avait aidé à soigner les blessés. Savoir que le message d’Avelyn avait été entendu le remplissait de nouveau de chaleur, de sérénité et d’espoir. L’histoire de cette jeune guerrière l’avait profondément touché. Elle avait affermi ses sentiments pour Avelyn, et lui avait rappelé tout ce qu’il y avait, ou qu’il pourrait y avoir, de juste dans son Église.
Le sourire qu’il affichait en repensant à tout cela ne fit, bien sûr, qu’irriter plus encore l’abbé en devenir, mais Jojonah n’en avait franchement cure. Au moins, dans son réquisitoire – qui semblait friser la folie –, De’Unnero montrait son véritable tempérament aux jeunes moines impressionnables. Ils ressentaient peut-être une crainte révérencielle vis-à-vis de ses prouesses guerrières (même Jojonah en était ébahi), mais ces coups de fouet verbaux adressés à un vieux moine impassible ferait sûrement se retourner plus d’un estomac.
Comprenant enfin que la quiétude de Jojonah était trop bien ancrée, le maître au caractère explosif renonça et le vieux moine reprit d’un air absent sa place en fin de rang, en tentant d’imaginer frère Avelyn à l’œuvre avec les pauvres et les malades. Il repensa à la femme, et en fut heureux. Mais alors qu’il méditait sur ce qu’ils avaient échangé, et sur le rôle crucial que son compagnon et elle avaient eu dans la bataille, sa satisfaction se mua en curiosité. Il ne comprenait pas bien que ces deux personnes, qui étaient de toute évidence de puissants guerriers, se dirigent vers l’est de Palmaris sans pour autant servir de gardes à l’une de ces précieuses caravanes qui tentaient de passer. La plupart des héros, après tout, se faisaient un nom et une réputation dans le Nord, où les fronts étaient plus évidents. Jojonah en vint à penser que cette situation méritait une étude un peu plus approfondie.
— La Pierre ! lui lança durement De’Unnero en tête de la procession.
Comme il ne lui accordait pas la moindre attention, Jojonah se pencha et ramassa tranquillement un caillou de même taille, qu’il glissa dans la pochette à la place de l’hématite. Puis il se précipita jusqu’à De’Unnero d’un air obéissant, et la lui rendit. Le maître, qui, outre sa patte de tigre de prédilection, n’était pas un grand amateur de magie, rangea le sachet sans même regarder à l’intérieur, et Jojonah respira plus librement.
Ils marchèrent jusqu’au coucher du soleil et avaient parcouru une grande distance lorsqu’ils dressèrent le campement. On ne monta qu’une tente, à l’intention de De’Unnero, qui s’y engouffra juste après le dîner avec un parchemin et de l’encre pour planifier encore la grande cérémonie de sa nomination.
Maître Jojonah échangea à peine quelques mots avec ses compagnons avant de s’installer tranquillement à l’écart au milieu de couvertures épaisses. Il attendit que le silence du campement soit uniquement troublé par les ronflements satisfaits de quelques frères pour sortir l’hématite de sa poche. Puis, s’assurant d’un dernier coup d’œil que personne ne l’observait, il se connecta par l’esprit à la magie de la Pierre, et sortit de son corps.
Sans les restrictions physiques de son enveloppe trop lourde et trop âgée, le maître s’éloigna rapidement, couvrant les kilomètres en quelques minutes. Il dépassa la caravane de marchands, qui était toujours disposée en cercle dans la vallée.
La femme et son compagnon n’étant plus là, l’esprit du maître ne s’attarda guère mais s’éleva par-dessus des montagnes. Il distingua deux feux de camp, l’un au nord et l’autre à l’est, et choisit instinctivement de commencer par le second.
Parfaitement silencieux, invisible, Jojonah aperçut très vite le grand étalon noir et le palomino musculeux à la robe dorée, puis, tout près et blottis près du feu, les deux guerriers qui parlaient à une troisième silhouette qu’il ne connaissait pas. Il se rapprocha prudemment, mais, leur accordant le respect qui leur était dû, il demeura à la périphérie du campement et se déplaça de sorte à pouvoir observer ce troisième membre de leur bande.
S’il s’était trouvé là sous sa forme physique, le halètement de stupeur qui lui échappa en découvrant le corps mince, les traits anguleux et les petites ailes translucides, aurait certainement été entendu.
C’était un elfe ! Un Touel’alfar ! Jojonah avait vu les statues et les dessins représentant ces créatures à Sainte-Mère-Abelle, mais même dans l’abbaye, les écrits qui évoquaient ces êtres ne déterminaient pas clairement s’ils existaient vraiment, ou s’il ne s’agissait que de simples légendes. Après avoir rencontré des powries et des gobelins, Jojonah ne fut pas complètement surpris de constater que les Touel’alfar étaient tout aussi réels, mais il fut néanmoins troublé d’en voir un de ses yeux. Il resta longtemps à flotter autour du bivouac, sans parvenir à décrocher son regard de l’elfe tandis qu’il écoutait la conversation.
Ils parlaient de Sainte-Mère-Abelle, des prisonniers que Markwart avait emportés, en particulier du centaure.
— Le moine était compétent avec la Pierre d’âme, dit la femme.
— Pourrais-tu le vaincre dans un affrontement magique ? demanda son puissant compagnon.
Jojonah dut ravaler sa fierté en la voyant hocher la tête d’un air confiant, mais la colère qu’il pouvait ressentir fut très vite balayée par ses explications :
— Avelyn m’a vraiment bien appris, encore mieux que je le pensais. Cet homme était un maître, et qui plus est celui qu’Avelyn considérait comme son mentor, le seul qu’il ait aimé à Sainte-Mère-Abelle, et dont il disait toujours le plus grand bien. Mais en vérité, son utilisation de la Pierre n’était pas si puissante que cela, comparée à celle qu’en faisait Avelyn, et à la mienne, à présent.
Elle parlait d’un ton détaché, sans aucune vanité, si bien que Jojonah fut incapable de s’en offusquer. Au contraire, il s’attacha à considérer la signification plus riche et plus profonde de tout cela. Elle avait été éduquée par Avelyn ! Et sous sa tutelle, cette femme qui ne semblait même pas se rapprocher de son trentième anniversaire, était devenue plus forte qu’un maître de Sainte-Mère-Abelle. Il s’aperçut, à son intonation, qu’il la croyait, et cette idée ne fit qu’asseoir encore son respect toujours croissant pour Avelyn.
Il avait envie de rester là et de continuer à écouter, mais il s’aperçut que pour rejoindre le trio, il lui faudrait couvrir une distance considérable avant l’aube, et que le temps risquait de lui manquer. Son esprit reflua vers son corps, et il soupira de soulagement en constatant que personne n’avait remarqué sa petite excursion. Le campement était silencieux.
Jojonah regarda la Pierre d’âme en se demandant quoi faire. Il pourrait en avoir besoin, mais s’il la prenait, De’Unnero le ferait très probablement pourchasser toutes affaires cessantes, quitte à retarder son voyage vers Sainte-Précieuse. D’un autre côté, s’il la laissait ici, elle pourrait servir, comme il le venait de le faire, à le rechercher lui.
Jojonah trouva une troisième option. Des plis de sa robe volumineuse, il tira un parchemin et une plume et entreprit d’écrire une courte note. Il expliqua qu’il allait rejoindre la caravane marchande et l’escorter jusqu’à Palmaris, en emportant la Pierre d’âme car il était probable que les voyageurs en aient bien plus besoin que les moines. Après tout (et Jojonah s’appliqua ici particulièrement), les frères étaient menés par maître De’Unnero, qui était assurément le meilleur guerrier jamais sorti de Sainte-Mère-Abelle. Il promit également de faire en sorte que les marchands, et tous les compatriotes qu’ils pourraient rassembler, viennent assister à la cérémonie de Sainte-Précieuse, les bras chargés de cadeaux luxueux.
La note s’achevait sur ces mots : « Ma conscience ne me permet pas de laisser ces gens tout seuls sur la route. Il est du devoir de l’Église que d’aider ceux qui sont dans le besoin, d’autant que ce faisant, nous attirerons des bienfaiteurs dans notre troupeau. »
Il espérait que l’accent mis sur la richesse et le pouvoir calmerait un peu la réaction furieuse qu’il supposait. Mais il ne pouvait pas vraiment s’en inquiéter maintenant, pas alors que ces trois personnes, qui pouvaient se révéler si importantes pour tout ce qui lui tenait à cœur, étaient si proches. Il n’emporta que la Pierre d’âme et un petit couteau, et se faufila hors du bivouac en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Puis il s’élança aussi vite que son vieux corps le lui permettait en direction de l’est.
Il se dirigea tout d’abord vers le vallon où les marchands s’étaient installés, de sorte à pouvoir s’orienter, mais également par une envie réelle de s’assurer de l’état de la caravane. Quand il s’en fut rapproché, il découvrit un autre bénéfice potentiel. Improvisant, il déchira un morceau de sa robe usée jusqu’à la corde par le voyage sur la route, puis cassa quelques branches et les foula du pied pour faire croire qu’un combat s’était tenu là. Il se coupa alors soigneusement le doigt pour imbiber de sang le morceau de tissu, et versa quelques gouttes encore sur les lieux.
Scellant la blessure à l’aide de l’hématite, il passa la crête. Le campement marchand semblait paisible. Un ou deux petits feux y brûlaient et les silhouettes se déplaçaient, tranquilles. Maître Jojonah prit donc le temps d’évaluer sa position, puis il se remit en route.
Il atteignit le bivouac avant l’aube et s’en rapprocha furtivement. Il ne voulait pas surprendre ces gens, et encore moins leur faire peur, mais il estimait que sa meilleure chance était de s’approcher suffisamment pour que la femme le reconnaisse.
Il fut bientôt dans les buissons qui entouraient le petit campement. Le feu était clairement en vue. Il pensa avoir été silencieux et fut en effet soulagé de voir des formes bouger dans les couchages. Mais comment les réveiller sans les effrayer si fort qu’ils se jettent sur lui ?
Il choisit donc de patienter jusqu’à ce qu’ils se réveillent. Mais alors qu’il s’installait pour attendre, il sentit qu’on l’observait.
Maître Jojonah pivota au moment où l’énorme silhouette atterrissait d’un bond derrière lui. Bien qu’il ait reçu, comme tous les moines de Sainte-Mère-Abelle, une solide formation dans les techniques martiales, il se retrouva en un clin d’œil sur le dos, la pointe d’une fine épée pressée contre la gorge, et le puissant guerrier assis à califourchon sur lui.
Jojonah ne tenta pas de résister et l’autre homme, en le reconnaissant, s’adoucit légèrement.
— Il n’y en a pas d’autre aux alentours, fit une voix mélodieuse – celle de l’elfe, présuma le moine.
— Maître Jojonah ! s’écria la femme.
Elle vint rapidement poser une main sur l’épaule de son imposant compagnon, qui lui adressa un coup d’œil et un hochement de tête, puis se releva en tendant la main à Jojonah.
Celui-ci la saisit et fut relevé avec une telle aisance qu’il fut stupéfait par la force de cet homme, en plus de son incroyable agilité.
— Que faites-vous là ? lui demanda la femme.
Jojonah la regarda droit dans les yeux, et constata que leur profondeur et leur beauté n’étaient en rien diminuées par la faible lumière. Puis, d’un ton si entendu que Pony et Elbryan en demeurèrent cois, il répondit :
— Et vous ?