16
Au grand amusement du père abbé
— L’abbé Dobrinion s’agite de plus en plus, annonça Francis au père abbé.
Le jeune moine, lui-même manifestement angoissé, était contraint de s’arracher chaque mot : le seul fait de les prononcer le jetait quelque part entre l’horreur et l’effroi. Bien sûr que l’abbé Dobrinion était mal à l’aise ! Ils étaient en train de torturer ses sujets dans les cachots mêmes de cet endroit sacré !
— Ce n’est peut-être pas mon rôle de dire cela, ajouta Francis en s’interrompant fréquemment pour tenter de sonder l’impassible Markwart. Mais je crains…
— Que Sainte-Précieuse ne soit pas l’amie de notre cause, termina le père abbé.
— Pardonnez-moi, le pria humblement frère Francis.
— Vous pardonner ? répéta le vieillard, incrédule. Pardonner votre discernement, votre vigilance ? Nous sommes en guerre, jeune écervelé ! Ne vous en étiez-vous pas rendu compte ?
— Si, bien sûr, mon Révérend Père, répondit Francis en baissant la tête. Les powries et les gobelins…
— Oubliez-les ! Eux comme les géants et le démon dactyl ! Cette guerre est devenue bien plus grave qu’une simple histoire de monstres ! (Francis releva la tête et le dévisagea longuement.) Ce conflit vise à remporter le cœur de l’Église abellicane. Je vous l’ai déjà expliqué tant et plus, mais vous ne comprenez toujours pas. Il s’agit d’une lutte entre les traditions que nous suivons depuis des millénaires et des croyances usurpées, bassement contemporaines, quant à la nature du Bien et du Mal.
— Mais ne sont-ce pas des concepts éternels ? questionna timidement un frère Francis très confus.
— Bien sûr que si ! répondit Markwart avec un gloussement désarmant. Mais certains, dont maître Jojonah, semblent penser qu’ils peuvent redéfinir les termes pour mieux les ajuster à la perception qu’ils en ont.
— Et l’abbé Dobrinion ?
— À vous de me le dire.
Frère Francis s’interrompit en réfléchissant aux conséquences de sa réponse. Il n’était pas sûr de savoir ce que le père abbé pensait de Dobrinion, ou de quiconque, d’ailleurs. Il lui arrivait fréquemment de se disputer avec maître De’Unnero, et souvent avec violence. Pourtant, malgré leurs différends, ce n’était un secret pour personne que le maître comptait parmi ses plus proches conseillers, derrière Francis lui-même.
— Frère Avelyn l’hérétique avait pour habitude d’analyser chaque question, remarqua Markwart. Il ne parvenait pas à formuler simplement ce que lui disait son cœur, et c’est, je le crains, ce qui l’a mené à sa perte.
— L’abbé Dobrinion nous combattra, lâcha le jeune moine. Je ne lui fais pas confiance, et je pense qu’il s’identifie plus à la définition du Bien et du Mal de maître Jojonah qu’à la v… la nôtre.
— Voilà de bien fortes paroles ! commenta Markwart d’un ton entendu. (Francis blêmit.) Mais qui ne sont pas totalement fausses. (Le frère respira plus facilement.) L’abbé a toujours été un idéaliste. Même lorsque ces modèles s’opposent directement au pragmatisme. Je pensais que son désir ardent de voir frère Allabarnet sanctifié me permettrait de le maintenir dans le droit chemin, mais ses faiblesses sont apparemment plus importantes que je l’aurais cru.
— Il nous combattra, réaffirma frère Francis avec plus de force.
— Alors même que nous parlons, Dobrinion fait passer une pétition pour la libération des Chilichunk, lui expliqua Markwart. Il ira voir le baron de Palmaris, probablement le roi lui-même, et bien sûr, tous les autres abbés.
— Avons-nous le droit de retenir ces gens ? se permit de demander le jeune frère.
— L’ordre abellican est-il plus important que le sort de trois personnes ? repartit sèchement Markwart.
— Oui, Très Révérend Père, répondit Francis en baissant derechef la tête.
Quand Markwart présentait si simplement les choses, le jeune frère avait moins de peine à mettre de côté ses sentiments personnels quant à la façon dont ils se comportaient envers les trois captifs. Les enjeux étaient effectivement élevés, et bien trop pour qu’il laisse une stupide compassion s’en mêler.
— Alors, que devrions-nous faire ? demanda le père abbé, bien que Francis sache pertinemment qu’il avait déjà pris sa décision.
Une fois de plus, le jeune moine hésita en parcourant les données du problème.
— Un Concile des abbés…, commença-t-il.
Il faisait allusion à une assemblée de toute la hiérarchie de l’Église, procédure nécessaire si le père abbé voulait destituer l’abbé Dobrinion.
— Ce rassemblement se tiendra, en effet, répondit Markwart. Mais pas avant la mi-calembre.
Frère Francis réfléchit. Calembre, le onzième mois, n’arriverait pas avant plus de quatre mois.
— Dans ce cas, nous devons quitter Sainte-Précieuse sur le champ, décida-t-il enfin. (Il devinait, correctement, qu’il était en train d’épuiser la patience du père abbé.) Nous devons conduire nos prisonniers à Sainte-Mère-Abelle, où Dobrinion n’aura pas son mot à dire sur la façon dont ils seront traités.
— Bien dit ! le félicita Markwart. Effectivement, nous partirons au matin avec le centaure et les Chilichunk. Occupez-vous des arrangements, et prévoyez notre itinéraire.
— Une ligne droite, lui assura Francis.
— Faites en sorte que notre départ soit publiquement connu. Et veillez à ce que nous emmenions Connor Bildeborough, également. C’est le genre de nouvelle qui se répandra loin.
Frère Francis affichait une expression sceptique.
— Cela pourrait nous attirer des ennuis avec la Couronne…
— Auquel cas nous le relâcherons, répondit simplement Markwart. Entre-temps, les rumeurs auront peut-être atteint les oreilles de la femme que nous cherchons.
— Il se peut qu’elle ne se soucie guère de Bildeborough, objecta Francis. Leur union fut, dit-on, aussi déplaisante que brève.
— Mais elle viendra pour les Chilichunk, expliqua Markwart. Et pour cette horrible créature à moitié cheval. L’arrestation de maître Bildeborough ne servira qu’à attirer l’attention du public sur nos autres prisonniers.
Le jeune frère pesa un instant le raisonnement, puis hocha la tête.
— Et l’abbé Dobrinion ? demanda-t-il encore.
— C’est une épine plus petite que ce que vous pensez, répondit rapidement Markwart.
Francis eut l’impression que le vieil homme avait déjà un plan pour le vénérable abbé de Sainte-Précieuse.
Connor Bildeborough faisait les cent pas dans la petite chambre de l’appartement qu’il avait loué dans les bas quartiers de Palmaris. Bien qu’il soit de sang noble, il préférait l’excitation des docks et des tavernes populaires. La seule aventure qu’il ait jamais connue au palais de son oncle était la chasse au renard qui se tenait de temps en temps, et qu’il considérait silencieusement comme une activité stupide, uniquement destinée à étayer l’ego, et qui n’avait rien d’un sport. Non, Connor, rapide d’esprit et d’épée, préférait de loin une bonne bagarre d’ivrognes, ou même se frotter à des détrousseurs potentiels dans une ruelle obscure.
Il avait passé un temps considérable sur les champs de bataille au nord de Palmaris à se frotter aux nombreux monstres qui se trouvaient là-bas pour tenter de se faire une réputation de guerrier. Son oncle lui avait fait un cadeau magnifique au début de la guerre, une épée fine d’un travail incomparable. Sa lame luisante était forgée dans un métal argenté impossible à identifier, et, serties dans son pommeau protégé par une garde en coquille, se trouvaient plusieurs petites magnétites magiques, si bien que l’arme pouvait être magnifiquement utilisée pour parer, car elle attirait pratiquement la lame de l’adversaire. Elle s’appelait Défenseur. Connor ignorait totalement où son oncle avait bien pu se procurer un tel objet. Les rumeurs, nombreuses au sujet de cette arme, étaient bien sûr invérifiables. La plupart s’accordaient à dire qu’elle avait été créée dans les forges du premier roi de Honce-de-l’Ours, par un powrie astucieux, ajoutaient certaines, qui avait abandonné ses frères des îles Érodées. D’autres affirmaient que les mystérieux Touel’alfar avaient participé à sa création, et d’autres encore que les deux races avaient joué un rôle, aux côtés des meilleurs armuriers humains de l’époque.
Quelle qu’en soit la véritable origine, Connor comprenait qu’il possédait une arme extraordinaire. À peine une semaine plus tôt, Défenseur en main, il avait mené un contingent d’Hommes du Roy contre une horde de puissants géants, et bien que les résultats eussent été plutôt désastreux, comme on pouvait s’y attendre dans un combat contre des fomorians, Connor avait réalisé du beau travail et pouvait même se vanter d’avoir fait deux morts. Quelles gloires il avait rencontrées dans le Nord !
Mais à présent, dans cette pièce avec son ami l’abbé Dobrinion, le jeune noble comprit qu’il ferait bien de reporter son attention sur ce qui se trouvait plus près de chez lui.
— C’est à propos de Jill, insista l’abbé. Le père abbé Markwart la croit en possession des Pierres volées à Sainte-Mère-Abelle.
Jill. Ce prénom heurta Connor de plein fouet, tiraillant sa mémoire et son cœur. Il l’avait courtisée des mois durant, des mois merveilleux, tout cela pour que leur mariage se trouve désintégré au bout de quelques heures. Quand Jill lui avait refusé ses droits d’époux, Connor aurait pu exiger sa mort.
Mais bien sûr, il n’aurait jamais pu faire une telle chose. Il avait aimé cette jeune femme fougueuse, bien qu’angoissée. Il avait décidé au moment du jugement qu’elle devrait payer ses dettes dans l’armée du roi, et avait eu le cœur brisé lorsqu’elle avait quitté Palmaris.
— J’avais entendu dire qu’elle se trouvait très loin d’ici, répondit sombrement le jeune noble. À Pireth Tulme, ou Pireth Dancard, et qu’elle servait chez les Gardiens de la Pointe.
— C’est peut-être le cas. Qui sait ? Le père abbé la cherche. Il pense qu’elle était récemment dans le Nord, vers Dundalis et plus loin, en compagnie d’Avelyn de Sainte-Mère-Abelle, qui a dérobé les précieuses Gemmes.
— Connaissez-vous cet homme ? demanda soudainement Connor en repensant au tout premier moine qui avait rendu visite à Pettibwa Chilichunk.
— Je ne l’ai jamais rencontré.
— Une description, peut-être ?
— Un homme à l’ossature épaisse, et ventru. C’est ce que m’en a dit maître Jojonah.
Connor hocha la tête. Le frère qui s’était entretenu avec Pettibwa était effectivement imposant, dans les os comme dans le ventre. Était-il possible que Jilly soit revenue à Palmaris en compagnie de cet homme ? Se pouvait-il que Jilly, sa Jilly, ait été si près de lui sans même qu’il le sache ?
— Elle a des ennuis, Connor, et de très gros, souligna gravement Dobrinion. Et si vous détenez sur elle la moindre information, où elle se trouve, par exemple, ou si elle possède effectivement les Pierres, alors le père abbé vous traquera, vous aussi. Et ses techniques d’interrogatoire ne sont pas des plus amicales.
— Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit au sujet de Jill ? répondit Connor, incrédule. La dernière fois que je l’ai vue, c’était au jugement, avant qu’elle soit envoyée dans l’armée du roi !
Sa remarque était on ne peut plus juste. Leur dernière entrevue s’était tenue à l’occasion de l’annulation du mariage. Mais dernièrement, Connor avait souvent voyagé vers le nord de Palmaris pour se battre, et se faire un nom lors de ce que nombre de gens voyaient comme les derniers jours de la guerre. Il avait entendu parler d’une bande qui opérait en solitaire un peu plus haut, près des villes de Caer Tinella et Terrebasse, et qui infligeait des dégâts considérables aux monstres à coup de frappes tactiques et de magie. Se pouvait-il que Jill et le moine Avelyn, avec leurs Pierres volées, en soient à l’origine ?
Bien sûr, Connor n’avait pas l’intention de faire part de ces soupçons à quiconque, pas même à Dobrinion.
— Le père abbé a bien l’intention de la retrouver, insista celui-ci.
— Si Jill s’est attiré d’autres problèmes encore, je ne peux pas faire grand-chose pour arranger la situation.
— Mais par le simple fait que vous ayez un jour été marié à elle, vous êtes également compromis.
— C’est ridicule !
Mais alors même que les mots passaient ses lèvres, la porte de la chambre s’ouvrit à toute volée, laissant entrer quatre moines – Youseff, Dandelion, Francis et Markwart lui-même.
Dandelion fondit directement sur Connor. Le jeune homme tendit la main vers son épée, et découvrit qu’elle se soulevait toute seule de son fourreau. Son poing refermé sur le pommeau fut entraîné en l’air, si bien qu’il fut contraint de se tenir sur la pointe des pieds, et malgré tous ses efforts, et tout son poids, il ne parvint pas à faire redescendre son arme.
Dandelion lui décocha un petit coup sec mais puissant, puis détacha de force la main qui tenait la poignée et saisit Connor à bras-le-corps. L’épée s’éloigna en flottant sous les yeux stupéfaits du noble, qui élucida le mystère en remarquant la Pierre verte rayée que le quatrième moine, frère Francis, utilisait.
— Ne résistez pas, maître Bildeborough, conseilla le père abbé Markwart. Nous souhaitons uniquement nous entretenir avec vous d’une chose de la plus haute importance qui touche à la sécurité des exploitations de votre oncle.
Connor tenta instinctivement de se dégager de l’étreinte, mais s’aperçut bien vite que ses efforts étaient vains. Dandelion était trop fort et trop doué pour lui accorder une quelconque ouverture. En outre, l’autre jeune moine, Youseff, se tenait prêt, une trique à la main.
— Mon oncle entendra parler de tout cela ! prévint Connor.
— Votre oncle partagera ma décision, répliqua Markwart d’un ton confiant.
Il adressa un hochement de tête à ses deux serviteurs, qui entraînèrent le jeune homme.
— Vous vous aventurez sur un terrain délicat, l’avertit Dobrinion. L’influence du baron Rochefort Bildeborough n’est pas à prendre à la légère.
— Je vous assure que l’un de nous marche effectivement sur des œufs, répondit posément Markwart.
— Vous saviez que nous cherchions Connor Bildeborough, lança Francis d’un ton accusateur en s’avançant pour cueillir l’épée dans les airs. Et vous êtes pourtant venu le prévenir ?
— Je suis venu le trouver, rectifia l’abbé, pour lui dire qu’il devait aller vous parler, et que les informations qu’il possède peut-être – je peux toutefois vous assurer qu’il n’en détient aucune – pourraient se révéler essentielles pour remporter la guerre.
Le père abbé ricana pendant toute la durée de cette protestation un peu molle.
— Les mots sont une si jolie chose, commenta-t-il quand l’abbé eut fini. Ils nous servent autant à exprimer la vérité des faits qu’à cacher celle des intentions.
— Douteriez-vous de moi ?
— Vous m’avez clairement exposé votre position dans cette affaire, rétorqua Markwart. Je sais pourquoi vous êtes venu trouver Connor Bildeborough. Je sais ce que vous souhaitiez accomplir, et je sais également que vos buts et les miens ne s’accordent pas.
Pour toute réponse, Dobrinion émit un petit bruit méprisant, puis se dirigea vers la porte d’un air plein de défi.
— Le baron doit en être informé, lâcha-t-il.
Francis le saisit rudement par le bras. L’abbé fit volte-face en fulminant, sidéré par l’effronterie du jeune moine.
Celui-ci lui renvoya un regard assassin, et, pendant un bref instant, le vieil homme pensa qu’il allait se jeter sur lui. La tension du moment retomba toutefois sur un geste de Markwart, et Francis lâcha l’abbé, physiquement, sinon des yeux.
— La façon de dire les choses est de toute importance, expliqua le père abbé à Dobrinion. Dites bien au baron que son neveu n’est accusé de rien, ni crime ni péché, et qu’il a simplement offert de répondre à nos questions sur cette importante affaire.
L’abbé Dobrinion sortit en coup de vent.
— Le rapport qu’il va faire au baron ne sera pas flatteur, remarqua Francis.
— Comme il lui plaira, concéda le père abbé.
— Le baron Bildeborough pourrait être un adversaire difficile, insista Francis.
Markwart ne semblait pas s’en inquiéter outre mesure.
— Nous verrons bien ce qui se passera. Le temps que la nouvelle arrive au baron, nous aurons découvert tout ce que sait Connor, et son arrestation aura attiré l’attention sur notre présence et sur l’identité de nos autres prisonniers. Après quoi cet homme n’aura plus à mes yeux le moindre intérêt.
Sur ce, il s’éloigna. Francis marqua une courte pause pour réfléchir aux ramifications possibles de cette rencontre, pour évaluer la tension entre Markwart et Dobrinion, et les conséquences désastreuses que cette rivalité pourrait avoir pour l’abbé de Sainte-Précieuse. Puis il tourna les talons et suivit.
— Allons-nous devoir nous battre dans les rues de Palmaris ? demanda un frère Francis furieux à l’abbé Dobrinion.
Ils venaient à peine de commencer à interroger Connor, en utilisant des techniques amicales et polies, lorsqu’une horde de soldats était arrivée aux portes de Sainte-Précieuse en exigeant la libération du noble.
— Je vous avais dit qu’arrêter le neveu du baron Bildeborough n’était pas une affaire à prendre à la légère, riposta l’abbé. Doutiez-vous que son oncle réagirait avec force ?
— Cela suffit, vous deux ! les disputa le père abbé. Faites venir l’envoyé du baron, afin que nous puissions régler ceci. (Dobrinion et Francis s’élancèrent d’un même élan vers la porte, et s’arrêtèrent en se lançant des regards haineux.) Quant à vous, abbé Dobrinion, continua Markwart (ayant attiré son attention, il fit signe à Francis d’aller effectuer sa tâche), vous êtes attendu auprès du centaure. Il souhaite vous parler.
— Ma place est ici, mon Révérend.
— Votre place est à l’endroit où je juge qu’elle doit être, repartit le vieil homme. Allez donc voir cette pitoyable créature.
L’abbé dévisagea Markwart d’un air profondément mécontent. Il n’avait rien contre l’idée d’aller parler à Bradwarden, mais sa cellule se trouvait dans les profondeurs de l’abbaye, au point le plus bas, peut-être, et le temps qu’il descende et remonte, même si sa conversation avec le centaure n’était qu’un échange de quelques mots, l’entretien avec les hommes de Bildeborough serait probablement achevé depuis longtemps.
Toutefois, il s’exécuta en s’inclinant devant son supérieur avant de quitter la pièce avec fracas.
Frère Francis revint un instant plus tard.
— Frère Youseff vous amène l’émissaire, expliqua-t-il.
— Vous allez immédiatement retrouver Connor Bildeborough, ordonna le père abbé en lui lançant une hématite. Ou plutôt, vous vous arrêterez à proximité, mais pas à un endroit où l’on pourrait vous voir. Commencez par l’aborder par l’esprit, et ne soyez pas gentil. Voyez quels secrets il peut cacher. Ensuite, amenez-le-moi. Je retarderai autant que possible les hommes du baron, mais ils ne partiront pas sans lui.
Francis s’inclina puis partit en courant. Il venait de sortir quand un autre homme entra brusquement.
— Où est l’abbé Dobrinion ? demanda le soldat, bourru, en poussant frère Youseff pour venir se placer devant le père abbé.
Sa forte carrure disparaissait partiellement sous une armure de cuir, frappée de l’insigne représentant un aigle de la Maison des Bildeborough. Cet emblème était également blasonné sur son bouclier de métal, et dans la crête de son casque rutilant, une petite affaire bien ajustée qui lui descendait sur les oreilles, avec une bande unique courant entre les yeux pour s’achever sur le nez.
— Et vous êtes… ? demanda Markwart.
— Un émissaire du baron Bildeborough, répondit impérieusement l’autre. Venu m’assurer de la libération de son neveu.
— Vous parlez comme si le jeune Connor avait été arrêté, remarqua le père abbé avec désinvolture. (Le soldat massif se dandina légèrement, un peu décontenancé par le ton coopératif de Markwart.) Le neveu du baron a uniquement été appelé à Sainte-Précieuse pour répondre à quelques questions concernant un précédent mariage, continua Markwart. Il reste évidemment libre de partir quand bon lui semblera. Il n’a commis aucun crime contre l’État ou l’Église.
— Mais on nous a dit…
— Une chose inexacte, semble-t-il, termina Markwart avec un petit gloussement. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous prendrez bien un peu de vin ? C’est de la très bonne eaudormante, qui vient des réserves personnelles de l’abbé Dobrinion. J’ai déjà envoyé un homme chercher maître Bildeborough. Ils devraient nous rejoindre d’ici quelques minutes.
Le soldat promena un regard curieux autour de lui, sans vraiment savoir comment réagir à tout cela. Il était arrivé avec un contingent de plus de cinquante hommes en armes, tous prêts à se battre, si nécessaire, pour arracher Connor Bildeborough à son emprisonnement.
— Asseyez-vous, répéta le vieux moine.
Le soldat tira une chaise d’une table latérale pendant que Markwart allait chercher une bouteille d’eaudormante dans un petit placard situé sur le côté de la pièce.
— Après tout, nous ne sommes pas ennemis, reprit le père abbé d’un ton innocent. L’Église et le roi sont alliés, et ce depuis plusieurs générations. Je m’étonne que vous vous soyez présentés aux portes de Sainte-Précieuse dans cette tenue martiale et avec tant d’impétuosité.
Il fit sauter le capuchon de la bouteille et versa une rasade dans le verre du soldat, puis juste un doigt pour lui-même.
— Le baron Bildeborough n’épargne aucun effort pour le jeune Connor, répondit le soldat en prenant une gorgée, avant de ciller à plusieurs reprises en sentant descendre le puissant breuvage.
— Néanmoins, vous êtes venus chercher l’affrontement, continua le père abbé. Savez-vous qui je suis ?
L’homme prit une autre gorgée, plus importante cette fois, et détailla le vieil homme ridé.
— Un abbé, répondit-il. Venu d’une autre abbaye. Sainte-Mère-Abelle, ou quelque chose comme cela.
— Sainte-Mère-Abelle, confirma Markwart. L’abbaye-mère de l’ordre abellican.
Le soldat vida son verre et tendit la main vers la bouteille. L’expression de Markwart se modifia de façon spectaculaire, et il éloigna la bouteille d’eaudormante d’un air indigné.
— Vous êtes membre de l’Église, n’est-ce pas ? demanda-t-il sèchement. (Le soldat cligna des yeux plusieurs fois d’affilée, puis hocha la tête.) Alors vous devriez savoir que vous vous adressez en ce moment au père abbé de l’ordre abellican ! lui cria Markwart. Je pourrais vous faire bannir et marquer au fer rouge d’un simple claquement de doigts ! Il me suffirait de dire un mot à votre roi pour que vous soyez déclaré hors-la-loi !
— Pour quel crime ? protesta l’autre.
— Celui que je choisirai ! hurla Markwart en retour.
Frère Francis entra alors dans la pièce, suivi d’un Connor Bildeborough qui semblait quelque peu déstabilisé, bien qu’il ne présente aucune blessure physique.
— Maître Connor ! s’écria le soldat en se levant si vite que sa chaise bascula en arrière.
Le père abbé se leva lui aussi et contourna le bureau pour venir se planter devant le soldat visiblement intimidé.
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit, lui dit le vieux prêtre. Chaque mot.
— Et maintenant vous menacez les soldats de la Maison de mon oncle ? intervint Connor Bildeborough.
Sa présence et la force de son ton enhardirent le soldat, qui se redressa pour regarder le père abbé Markwart dans les yeux.
— Menacer ? répéta le vieil homme en partant d’un rire toutefois ourlé d’une note sinistre. Je ne menace pas, Connor, jeune insensé. Mais je pense que cela ne vous ferait pas de mal, à vous, à votre oncle, et à ses soldats, de comprendre que nous traitons ici d’une affaire qui dépasse de loin votre entendement. Et votre ingérence.
» Je ne suis pas surpris qu’un jeune homme aussi volontaire et orgueilleux que vous ne soit pas capable de voir au-delà de sa propre importance pour saisir la gravité de la situation présente, continua Markwart. Mais je suis étonné de voir que le baron de Palmaris puisse être capable d’un acte aussi stupide que d’envoyer des gens en arme contre les chefs de l’ordre abellican.
— Il a cru que ces chefs avaient agi de façon inconvenante et dangereuse, répondit Connor en s’efforçant de ne pas paraître sur la défensive.
Il n’avait rien fait de mal, après tout, et son oncle non plus. S’il y avait eu une conduite criminelle dans tout ceci, elle avait été tenue par le vieil homme qui se trouvait devant lui.
— Il a cru… vous avez cru, répondit Markwart d’un ton dédaigneux. Il semblerait que vous jugiez des choses, tous autant que vous êtes, et que vous agissiez par rapport à cela comme si Dieu Lui-même vous avait dotés d’une vision spéciale !
— Vous niez être venu me chercher par la force ? demanda Connor, incrédule.
— Nous avions besoin de vous, répondit Markwart. Avez-vous été maltraité, maître Bildeborough ? Vous a-t-on torturé ?
Le soldat bomba le torse et serra la mâchoire.
— Non, admit Connor. (Le soldat se détendit.) Mais qu’en est-il des Chilichunk ? Démentez-vous les retenir, et les traiter d’une façon nettement moins correcte ?
— Non, répondit Markwart. Ils sont, par leurs propres actions, devenus des ennemis de l’Église.
— Foutaises !
— Nous verrons.
— Vous avez l’intention de quitter Palmaris avec eux ! accusa Connor. (Pas de réponse.) Je ne le permettrai pas !
— Oh, parce que vous avez voix au chapitre dans ce domaine ? demanda le père abbé, sarcastique.
— Je parle au nom de mon oncle !
— Comme c’est prétentieux ! renifla Markwart, méprisant. Dites-moi, maître Connor, faut-il que nous nous battions en duel dans les rues de Palmaris pour que la ville tout entière apprenne le clivage entre l’Église et leur baron ?
Connor hésita avant de répondre. Il comprenait à quel point les conséquences pourraient être graves. Son oncle avait beau être très respecté, la plupart des gens du peuple, qu’ils soient de Palmaris ou de n’importe quelle autre ville de Honce-de-l’Ours, redoutaient le courroux de l’Église. Néanmoins, le sort des Chilichunk était en jeu ici. Pour Connor, ce n’était pas un sujet anodin.
— Si c’est nécessaire, répondit-il, sévère.
Markwart continuait à rire, en cachant sous son tremblement d’hilarité le mouvement de sa main, qui se glissa dans une pochette pendue à la ceinture de sa robe pour en tirer une magnétite. En un éclair, la Pierre fondit sur le soldat, s’écrasant sur la plaque de métal qui lui couvrait le nez. Il poussa un jappement et porta les mains à son visage. Le sang coulait à profusion. Il s’effondra, vaincu par les vagues de douleur qui submergeaient son corps.
Au même moment, frère Youseff s’élança d’un bond sur Connor en lui enfonçant la main dans les reins comme s’il s’agissait d’une lame, le jetant à genoux.
— Possédez-le, indiqua le père abbé à Francis en désignant le noble. Utilisez sa bouche pour ordonner aux hommes en armes de nous laisser passer. (Il se tourna vers Youseff.) Les prisonniers sont prêts ?
— Frère Dandelion a fait charger et préparer les caravanes dans la cour arrière, répondit-il. Mais l’abbé Dobrinion y a fait poster plusieurs gardes avant de descendre aux cachots.
— Ils ne nous combattront pas, affirma Markwart.
Le soldat grogna et tenta de se remettre debout pendant que le père abbé récupérait sa Pierre, mais Youseff, chien de garde vigilant, fut sur lui en un instant et lui assena une série de coups secs et vicieux au visage qui le laissèrent à terre.
Markwart regarda Francis. Il observait Connor sans rien faire.
— Frère Francis ? l’appela-t-il sèchement.
— Je suis entré dans ses pensées, expliqua le jeune moine. Et j’ai appris quelques petites choses qui pourraient se révéler précieuses.
— Mais… ? l’invita Markwart en percevant l’incertitude de son ton.
— Mais pendant une seconde uniquement, quand je l’ai pris par surprise. Sa volonté est forte. Il m’a rapidement expulsé, bien qu’il ne connaisse pas la nature de l’attaque.
Le père abbé hocha la tête, et, se rapprochant d’un Connor encore hébété, lui assena un violent coup de poing qui le fit s’effondrer comme une masse.
— Allez-y, maintenant ! ordonna le vieil homme d’un ton impatient. Cela ne devrait pas être trop difficile !
— Mais je n’apprendrai rien de lui dans cet état ! objecta le jeune moine.
C’était vrai. Un homme inconscient ou abruti était plus facilement contrôlable, mais de corps uniquement, sans invasion possible de la mémoire ou des désirs.
— Nous n’avons plus besoin de son esprit, expliqua Markwart. Uniquement de son corps et de sa voix.
— Maléfices, murmura Braumin à Dellman alors qu’ils se tenaient solennellement dans la cour de Sainte-Précieuse, entourés de leurs frères de Sainte-Mère-Abelle, et des quatre prisonniers.
Frère Braumin n’avait pas été surpris par l’ordre subit de préparer les chariots. Il avait observé de près le père abbé et son valet Francis dans leurs interactions avec l’abbé Dobrinion, et il savait que la patience de leurs hôtes de Sainte-Précieuse s’épuisait sérieusement.
Il était toutefois étonné de voir des soldats en armes devant toutes les portes de l’abbaye, une force envoyée, comprenait-il, pour les contenir, eux, et tout spécialement leurs prisonniers. Les murmures dans les rangs évoquaient un nouveau captif, un noble, bien que personne hormis Markwart, frère Francis et les deux nouveaux gardes du corps du père abbé n’eût reçu l’autorisation de s’approcher de lui. Néanmoins, au vu de l’apparence et du comportement des soldats, il n’était pas difficile de comprendre que le père abbé avait dû dépasser les limites.
— Pourquoi sont-ils là ? chuchota frère Dellman en retour.
— Je l’ignore, répondit Braumin.
Il répugnait à mêler plus que nécessaire ce jeune moine prometteur à toute cette intrigue. Mais ses frères et lui étaient sur le point de partir, et si les soldats tentaient de les en empêcher, l’Immaculé craignait que Palmaris ne voie une dévastation magique d’une ampleur jusque-là inconnue de la ville.
Que faire ? se demanda le doux moine. Si le père abbé leur donnait l’ordre de combattre les soldats, quelle direction devrait-il suivre ?
— Vous semblez inquiet, mon frère, remarqua Dellman. Craignez-vous que les soldats nous attaquent ?
— Non, tout le contraire, répondit frère Braumin, exaspéré.
Il gronda en frappant le chariot du plat de la main. Comme il aurait aimé que maître Jojonah soit là pour les guider !
— Mon frère, fit Dellman en posant une main apaisante sur son épaule.
Braumin se retourna et saisit le jeune moine par les épaules en le regardant droit dans les yeux.
— Observez minutieusement les événements à venir, frère Dellman, le pria-t-il.
Le novice lui renvoya un regard perplexe.
Braumin Herde soupira et se détourna. Il n’allait pas accuser ouvertement Markwart devant ce jeune homme. Pas encore. Pas avant que la preuve soit écrasante. Une telle accusation, et le fait de lui déclarer que tant de choses qu’ils croyaient sacrées n’étaient qu’un vaste mensonge, pourraient bien le briser, ou l’envoyer tout droit chercher le réconfort auprès du père abbé.
Alors les secrets du cœur de Braumin Herde seraient révélés, et, comme maître Jojonah, il serait rapidement neutralisé.
Le moine sut alors ce qu’il ferait si l’ordre venait. Il combattrait avec ses frères, ou du moins en donnerait l’illusion. Il ne pouvait pas se dévoiler. Pas encore.
— Pardonnez-moi, maître Jojonah, marmonna-t-il dans sa barbe, et il ajouta spontanément : Pardonnez-moi, frère Avelyn.
Peu après, les gardes aux mines sévères du baron Bildeborough se décalèrent sur l’ordre de l’homme qu’ils étaient venus sauver, et la caravane de Sainte-Mère-Abelle passa les portes de Sainte-Précieuse. Youseff surveillait les trois Chilichunk, ligotés et bâillonnés à l’arrière d’un chariot, tandis que Dandelion chevauchait un Bradwarden éreinté, dont le torse et la tête humaine étaient enroulés dans une couverture. Comme si cela ne suffisait pas, les moines l’avaient attaché tout près d’un chariot, et le brutal Dandelion l’avait forcé à se pencher en avant et très bas, de sorte que ce torse révélateur disparaisse à l’intérieur.
Markwart et Francis étaient pareillement dissimulés à la vue. Le chef de l’Église ne souhaitait pas être importuné par de simples soldats, et le jeune frère était plongé dans la possession continue de Connor. Le convoi se dirigea dans un rythme régulier vers les docks à l’est de la ville, puis tourna vers le nord. Quand ils se furent suffisamment éloignés, Francis dans le corps de Connor retourna à pied jusqu’à l’abbaye et le libéra. Le jeune noble, encore étourdi par le coup puissant que lui avait porté le père abbé, s’écroula à l’instant.
La caravane ne rencontra absolument aucune résistance lorsqu’elle quitta la ville par les portes du nord et non de l’est. Markwart les fit presque immédiatement tourner vers le levant, et ils laissèrent bientôt derrière eux le domaine du baron Bildeborough. Les moines utilisèrent de nouveau la malachite pour traverser les eaux rapides du Masur Delaval, évitant ainsi tout ennui potentiel au niveau du ferry bien gardé.
Au moment où il atteignit les cachots et découvrit que Bradwarden avait été emmené par les hommes de Markwart près de une heure plus tôt, l’abbé Dobrinion comprit que les ennuis se préparaient là-haut. Par réflexe, il se mit à courir vers l’escalier en appelant les gardes.
Toutefois, le pragmatique Dobrinion se calma et ralentit. Que pourrait-il bien faire ? se demanda-t-il honnêtement. S’il arrivait déjà à rejoindre la cour avant le départ de la caravane, conduirait-il le combat contre les hommes de Markwart ?
— Oui, mon père ! cria avec enthousiasme un jeune moine. (C’était presque encore un enfant, que Dobrinion reconnut comme étant un nouveau venu à Sainte-Précieuse. Il arriva en courant et s’arrêta juste devant le vieil abbé fatigué en ajoutant :) À vos ordres !
Dobrinion visualisa ce jeune garçon sous forme de coque fumante, de cadavre calciné gisant dans le sillage d’une boule de feu magique. Markwart possédait ce genre de Pierre, il le savait, et frère Francis également. Et ces deux jeunes moines, Youseff et Dandelion, entraînés à tuer, étaient, comme l’Église appelait ce genre d’assassins, des frères Justice.
Combien de dizaines de ses moines se feraient massacrer aujourd’hui s’il prétendait empêcher Markwart de partir ? Et même s’ils parvenaient à vaincre les hommes de Sainte-Mère-Abelle, que se passerait-il ensuite ?
Dalebert Markwart était le père abbé de l’ordre abellican.
— Il n’y a aucune raison de garder des cellules vides, répondit-il doucement au garçon. Allez donc vous reposer.
— Je ne suis pas fatigué ! répondit le jeune frère en arborant un grand sourire plein d’innocence.
— Alors reposez-vous pour moi, lui demanda Dobrinion d’un air très sérieux, avant d’entamer la longue ascension des marches de pierre.