31

Routes parallèles

Au loin, enroulée dans un châle de brume matinale, l’immense forteresse de Sainte-Mère-Abelle, étendue sur la falaise qui surplombait la baie de Tous-les-Saints, se dressait, menaçante, dans le soleil levant. En découvrant la taille impressionnante et la force qui émanait de ce lieu séculaire, Elbryan, Pony et Juraviel purent véritablement apprécier la puissance de leurs ennemis et l’ampleur de leur tâche.

Ils avaient fait part de leur destination à Jojonah peu après qu’il ait atteint leur bivouac. Puis le maître avait appris à Pony le décès de son frère.

La nouvelle l’avait profondément ébranlée. Bien que Grady et elle n’aient jamais été de grands amis, elle avait passé plusieurs années près de lui. Elle passa une mauvaise nuit, mais fut plus que prête à reprendre à l’aube le chemin qui les avait menés jusqu’à cette place forte apparemment imprenable qui servait actuellement de prison à ses parents et à son ami le centaure.

Les grandes portes étaient hermétiquement closes dans des murs élevés et épais.

— Combien de gens vivent ici ? demanda-t-elle à Jojonah dans un souffle.

— Le nombre des seuls frères s’élève à plus de sept cents. Et même la nouvelle classe accueillie au printemps a été entraînée à combattre. Vous ne pourriez pas entrer dans Sainte-Mère-Abelle par la force, même si l’armée du roi se tenait derrière vous. En des temps plus paisibles, vous auriez pu vous faire passer pour des paysans, ou des ouvriers, peut-être. Mais en ce moment, c’est impossible.

— Quel est votre plan ? demanda Elbryan.

Il lui semblait évident que si Jojonah ne parvenait pas à les faire entrer, leur quête était désespérée. Après leur rencontre dans les bois, le maître avait promis de les aider, en leur assurant qu’il n’était pas un ennemi, mais un allié de valeur. Ils s’étaient remis en route tous les quatre au matin, Jojonah les guidant jusqu’à cet endroit qu’il avait considéré comme chez lui pendant si longtemps.

— Les structures de cette taille ont toujours des voies d’entrée moins remarquables, répondit-il. J’en connais une.

Le moine les conduisit alors vers le nord, dans un circuit qui leur fit contourner la pointe septentrionale de l’incroyable bâtisse. Puis ils descendirent un chemin rocailleux qui serpentait jusqu’à la plage étroite. L’eau atteignait les rochers, les vagues venant lécher la base de la pierre dans une danse qui durait depuis des temps immémoriaux. La plage pouvait toutefois être traversée, ainsi le rôdeur plongea-t-il un pied dans l’eau pour la tester.

— Pas maintenant, expliqua le frère. La marée monte. Nous pourrions assurément traverser avant que le niveau soit trop haut, mais je doute que nous ayons le temps de revenir. Quand la marée descendra plus tard dans la journée, nous pourrons longer la rive jusqu’aux docks de l’abbaye. C’est un endroit qui sert rarement, et qui est donc peu gardé.

— Et en attendant ? questionna l’elfe.

Jojonah leur désigna, au sommet du petit sentier, une cavité qu’ils avaient passée en descendant. Tous s’accordèrent à dire qu’ils apprécieraient de prendre un peu de repos après ce long et difficile voyage d’un jour et d’une nuit. Ils dressèrent un campement rudimentaire à l’abri de la brise de mer glacée, et Juraviel leur prépara leur premier repas depuis de nombreuses heures.

La conversation fut légère. Ce fut surtout Pony qui parla. Elle raconta ses voyages avec Avelyn, répétant certains épisodes à la demande du maître ravi. Jojonah semblait ne pas se lasser de ses histoires. Il s’accrochait au moindre détail, insistait pour qu’elle développe encore, qu’elle ajoute ses sentiments à ses observations, qu’elle lui dise absolument tout au sujet d’Avelyn. Quand la jeune femme atteignit enfin le moment où Avelyn et elle avaient retrouvé Elbryan, celui-ci lui offrit ses propres remarques. Juraviel trouva lui aussi bien des choses à ajouter tandis qu’ils détaillaient leurs efforts contre les monstres de Dundalis, et le début de leur voyage vers les Barbanques.

Le vieux maître frémit quand l’elfe lui raconta sa rencontre avec Bestesbulzibar, et quand Pony et Elbryan lui parlèrent de la bataille devant Aïda, de la chute de Tuntun, et de la confrontation finale, brutale, avec le démon dactyl.

Ce fut alors au tour de Jojonah de prendre la parole. Entre deux bouchées, car le repas de Juraviel était succulent, il leur expliqua comment ils avaient découvert Bradwarden, décrivit ses conditions de survie déplorables, en insistant toutefois sur sa guérison spectaculaire due au brassard elfique.

— Moi-même, je ne connaissais pas le véritable pouvoir de cet objet – et Dame Dasslerond non plus, je présume, avoua Juraviel. C’est une chose magique d’une grande rareté, sans quoi nous en porterions tous un.

— Comme ceci ? sourit Elbryan en montrant le brassard vert noué autour des muscles de son bras gauche.

Juraviel se contenta de sourire.

— Il y a une chose que je n’ai pas encore vue, intervint Jojonah en observant Pony. Avelyn et vous êtes devenus amis ?

— Comme je vous l’ai dit.

— Et quand il est mort, vous avez emporté les Gemmes ? (Pony changea de position, mal à l’aise, et regarda son amant.) Je sais qu’elles lui ont été prises. Lorsque j’ai fouillé sa dépouille…

— Vous l’avez exhumé ? intervint Elbryan, horrifié.

— Jamais de la vie ! J’ai cherché à l’aide de la Pierre d’âme et du grenat.

— Pour détecter la magie, souligna Pony.

— Et il y en avait très peu autour de lui. Je suis pourtant certain, et votre description du voyage ne fait que le confirmer, qu’il s’est rendu là-bas avec une quantité considérable de Pierres. Je sais pourquoi sa main est dressée, et je sais qui sont ceux qui l’ont découvert les premiers.

Pony coula un nouveau regard dans la direction d’Elbryan, dont l’expression ne semblait pas beaucoup plus rassurée que la sienne.

— J’aimerais les voir, demanda simplement le vieux maître. Et peut-être les avoir au cours du combat à venir, si une telle chose devait se produire. Mon talent avec les Pierres est considérable, et j’en ferai bon usage, croyez-moi.

— Pas autant que Pony, remarqua Elbryan, s’attirant un regard interloqué du moine.

Malgré tout, Pony plongea la main dans sa besace et en tira le petit sachet, qu’elle ouvrit.

Les yeux de Jojonah se mirent à briller devant le rubis, la graphite, le grenat – pris au frère Youseff –, la serpentine et toutes les autres. Il tendit la main, mais Pony recula vivement la sienne.

— C’est à moi qu’Avelyn les a données. Il s’agit de mon fardeau.

— Et si j’étais plus en mesure de les utiliser dans l’affrontement à venir ?

— Vous ne l’êtes pas, répondit calmement la jeune femme. J’ai appris d’Avelyn lui-même.

— Et j’ai passé des années…, commença Jojonah.

— Je vous ai vu à l’œuvre avec les marchands, lui rappela-t-elle. Les blessures étaient mineures, mais elles vous ont demandé un effort incroyable. J’ai mesuré vos forces, maître Jojonah, et je parle à présent sans aucune intention de vous insulter ou de me vanter. Je suis la plus forte avec les Pierres, je vous l’assure, car Avelyn et moi avons atteint un profond degré de fusion spirituelle, et c’est ainsi que j’ai appris.

— La magie de Pony m’a sauvé à maintes reprises, ajouta Elbryan. Moi comme bien d’autres. Elle ne fait que dire la vérité, sans prétention aucune.

Le regard de Jojonah passa de l’un à l’autre, puis s’arrêta sur Juraviel, qui hochait la tête.

— Je ne m’en suis pas servie au cours du combat contre les gobelins qui avaient attaqué la caravane parce que nous savions que des moines arrivaient, et j’ai eu peur que leur utilisation soit détectée, expliqua la jeune femme.

Jojonah leva une main, indiquant par là qu’il n’avait pas besoin d’explications. Il avait déjà entendu cette histoire quand il les écoutait en esprit.

— Très bien, concéda-t-il. Mais je ne pense pas qu’il soit très sage d’entrer à Sainte-Mère-Abelle avec les Gemmes. Pas en totalité, du moins.

Pony lança derechef un coup d’œil au rôdeur, qui haussa les épaules et hocha la tête. Le raisonnement du moine, rejoignant celui que Juraviel et lui-même avaient tenu plus tôt à sa compagne, lui paraissait évidemment sensé.

— Nous ne savons pas si nous pourrons ressortir, commenta l’elfe. (Puis, s’adressant à Jojonah :) Pensez-vous vraiment que les Pierres soient mieux ici, cachées dans la nature, qu’en possession des moines de votre abbaye ?

— Oui, répondit immédiatement le maître. Plutôt les jeter à la mer que les voir revenir entre les mains du père abbé Markwart ! C’est pourquoi je vous supplie de les laisser là, avec vos remarquables chevaux.

— Nous verrons, fut tout ce que Pony put lui promettre.

La discussion passa alors aux problèmes plus pratiques qui les attendaient. Elbryan demanda ce qu’ils pourraient trouver en matière de gardes derrière cette entrée sur la mer.

— Je doute qu’il y en ait un seul, répondit Jojonah, confiant.

Il entreprit alors de leur décrire la grande porte massive, l’énorme herse, puis l’autre porte tout aussi imposante, qui était toutefois probablement ouverte.

— Cela n’a pas vraiment l’air d’être une entrée pour nous, commenta Juraviel.

— Il y en a peut-être de plus petites à proximité, répondit le moine. Il s’agit d’une section très ancienne de l’abbaye. La grande porte est relativement récente, deux siècles, tout au plus, mais les quais étaient beaucoup utilisés, autrefois, et les points d’accès à la structure étaient donc plus nombreux.

— Et vous espérez trouver une de ces entrées dans l’obscurité ? demanda l’elfe, sceptique.

— Je pourrais peut-être ouvrir la grande porte avec les Gemmes, répondit Jojonah en coulant un regard vers Pony. Sainte-Mère-Abelle prend peu de précautions contre les attaques magiques. S’ils attendent un navire, la herse, qui est le seul obstacle à l’utilisation des Pierres, est probablement levée.

Pony ne répondit pas.

— Nous avons le ventre plein et le feu nous réchauffe, remarqua le rôdeur. Reposons-nous à présent, en attendant l’heure.

Jojonah leva les yeux vers Sheila, la lune vive, et tenta de se souvenir de la dernière chose qu’il avait entendue au sujet des marées. Il se leva et pria Elbryan de l’accompagner jusqu’au front de mer, où ils découvrirent que l’eau, beaucoup plus calme, était quasiment redescendue au niveau de la base des rochers.

— Plus que deux heures, en déduisit le moine. Alors nous aurons tout le temps d’entrer et d’accomplir notre mission.

Cela semble si facile, à l’entendre, songea le rôdeur.

 

— Vous ne devriez pas être ici ! gronda Markwart quand Francis se présenta à la porte de ses quartiers privés, un endroit qu’il avait pourtant souvent fréquenté au cours des dernières semaines. Pas encore ! (Le jeune frère écarta les bras, sincèrement intrigué par cette attitude hostile.) Nous devons nous concentrer sur le Concile des abbés ! Vous y serez présent, ainsi que le centaure, si tout se passe bien.

Le visage de Francis se plissa plus encore sous l’effet de sa confusion.

— Moi ? fit-il. Mais je n’en suis pas digne, mon Révérend ! Je ne suis même pas Immaculé, et n’obtiendrai ce grade qu’au printemps prochain, quand tous les abbés auront rejoint leurs monastères respectifs. (Le sourire qui s’étira sur le visage fripé et rabougri du vieillard lui courait quasiment d’une oreille à l’autre.) Quoi ? demanda Francis d’un ton qui frôlait l’hystérie.

— Vous serez là, répéta Markwart. Frère Francis l’Immaculé se tiendra près de moi.

— Mais… mais…, bredouilla l’autre, complètement dépassé. Mais je n’ai pas atteint mes dix années d’étude ! Mes préparatifs pour la promotion de frère Immaculé sont en ordre, je vous l’assure, mais ce rang ne peut pas être atteint par quelqu’un qui n’a pas encore passé une décennie complète…

— De la même façon que maître De’Unnero est devenu le plus jeune abbé de l’Église moderne, vous serez le plus jeune frère Immaculé, l’interrompit Markwart d’un ton détaché. Les temps sont dangereux. Il faut parfois savoir tordre les règles pour servir les besoins immédiats de l’Église.

— Et les autres élèves de ma classe ? Frère Viscenti, par exemple ?

Markwart se mit à rire à cette idée.

— Nombre d’entre eux atteindront leur nouveau rang au printemps, comme prévu. Quant au frère Viscenti… (Il se tut, et son sourire s’agrandit encore.) Eh bien, disons simplement que son avenir dépendra de l’entourage qu’il se choisira. Mais dans votre cas, il ne peut y avoir aucun retard. Je dois vous promouvoir au rang d’Immaculé avant de pouvoir vous nommer maître. La doctrine de l’Église est inflexible à ce sujet, quelles que soient les circonstances.

Francis se sentit faiblir et vacilla. Bien qu’il ait lui-même récemment tenu des propos similaires au frère Braumin, il ne pensait pas que son mentor agirait aussi vite. Et maintenant qu’il avait entendu la proclamation de la bouche même du père abbé, qu’il avait l’assurance que celui-ci entendait bien lui donner un des deux postes de maître vacants, il était absolument submergé.

Frère Francis eut l’impression de reconstruire le piédestal de droiture personnelle qu’il avait brisé en tuant Grady Chilichunk, comme si sa seule ascension dans l’Ordre signifiait qu’il était en train de se racheter – voire qu’il n’en avait même pas besoin. Après tout, il ne s’était agi que d’un malheureux accident.

— Mais vous et moi devons garder nos distances jusqu’à ce que la promotion soit effective, expliqua Markwart. Cela vaut mieux, par rapport au protocole. J’ai quoi qu’il en soit une tâche des plus importantes à vous confier : celle de briser Bradwarden. Le centaure devra s’exprimer en notre faveur, contre Avelyn et cette femme qui détient les Gemmes.

Frère Francis secoua la tête.

— Il les considère comme sa famille.

Markwart balaya la remarque d’un geste de la main.

— Chaque homme, chaque bête a un point de rupture. Avec le brassard magique, vous pourrez lui infliger des horreurs telles qu’il vous suppliera de l’achever, et qu’il acceptera de qualifier ses amis d’ennemis de l’Église contre la promesse que vous le tuerez rapidement. Soyez inventif, Immaculé ! (Le titre était effectivement alléchant. Mais l’expression de Francis se fit néanmoins aigre à l’idée de ce travail détestable.) Ne me faites pas défaut ! le prévint sévèrement Markwart. Cette sale bête est peut-être la clé de nos déclarations contre Avelyn, et comprenez bien que celles-ci sont essentielles à la survie de l’Église abellicane ! (Francis se mordilla la lèvre, visiblement déchiré.) Si le centaure ne témoigne pas, maître Jojonah et d’autres se dresseront contre nous. Le seul espoir est que notre déclaration d’hérésie à l’encontre d’Avelyn Desbris soit prise en considération. Sachant que cette procédure prendra certainement plusieurs années.

— Mais… si Avelyn était vraiment déviationniste… (Voyant les yeux du père abbé s’écarquiller de rage, le jeune frère s’empressa d’ajouter :) et il l’est ! alors le temps est notre allié. Il sera condamné par ses propres actions, aux yeux de Dieu et de l’Église.

— Idiot ! aboya Markwart en se retournant, comme s’il ne supportait plus de le voir, dans un geste qui blessa profondément le jeune moine. Chaque jour qui passe compte contre nous, contre moi, si les Gemmes ne sont pas retrouvées ! Et si Avelyn n’est pas ouvertement frappé d’apostasie, la populace et l’armée du roi ne nous aideront pas à retrouver la femme et la traîner devant la justice !

Francis suivit ce raisonnement : quiconque était qualifié d’hérésiarque devenait un hors-la-loi, non seulement pour l’Église, mais pour le royaume entier.

— Et je récupérerai ces Pierres ! continua Markwart. Je ne suis plus un jeune homme. Voudriez-vous me voir descendre dans ma tombe sans que ce problème ait été réglé ? Laisseriez-vous cette tache souiller ma gestion de l’abbaye ?

— Bien sûr que non, mon Très Révérend Père !

— Dans ce cas, allez voir le centaure, répondit le vieil homme d’un ton si froid que les poils de la nuque de Francis se hérissèrent. Assurez-vous de son concours.

Frère Francis quitta la pièce en titubant. Il était aussi secoué que si son mentor l’avait roué de coups. Il passa une main dans ses cheveux et se dirigea vers les cachots souterrains, bien décidé à ne pas lui faillir.

Markwart alla fermer et verrouiller la porte en se réprimandant de n’avoir pas mieux interdit l’accès à son bureau, et ce au regard du motif secret et révélateur dessiné dans la pièce voisine. Il s’y rendit alors et observa son œuvre. Le pentagramme, gravé dans le sol, était parfait, exactement semblable à celui du livre, et les ciselures étaient remplies de cire multicolore.

Le père abbé, trop absorbé par son travail et par les mystères que lui révélait l’étrange tome, n’avait pas dormi depuis plus d’une journée. Peut-être que les Chilichunk assisteraient aussi au Concile des abbés… Il pouvait à présent attirer des esprits pour habiter leurs corps, et le problème de la décomposition naturelle serait aisément réglé à l’aide de l’hématite.

C’était risqué, il en était conscient, mais le rituel n’était pas sans précédent. Les Incantations de sorcellerie témoignaient clairement d’une ruse semblable utilisée contre la deuxième abbesse de Sainte-Gwendoline. Deux maîtres du monastère s’étaient retournés contre elle en clamant qu’une femme ne devrait pas occuper un tel poste, et, en effet, à part à Sainte-Gwendoline, les femmes ne jouaient qu’un rôle très mineur dans l’Église. Quand l’un des maîtres apprit le décès de l’autre, mort de vieillesse, il comprit qu’il se trouvait en très mauvaise posture. Il ne pourrait jamais combattre l’abbesse tout seul. Toutefois, grâce à l’utilisation judicieuse des Incantations de sorcellerie, il avait invoqué un esprit mineur pour habiter le cadavre de son ami, et ensemble ils avaient combattu l’abbesse pendant toute une année.

Markwart retourna à son bureau. Il avait besoin de s’asseoir et de réfléchir. Les faux Chilichunk auraient uniquement besoin de rester un petit moment devant le Concile. Il était possible que la supercherie fonctionne, car, à part Francis et lui-même, personne ne savait que le couple était mort. Le père abbé aurait alors deux témoins essentiels contre la femme.

Mais quel pourrait être le prix de l’échec ? Il devait se poser la question. Les possibilités paraissaient bien sombres.

— Je ne saurai pas tant que je n’aurai pas vu les corps animés, dit-il tout haut en hochant la tête.

Il décida d’aller au bout de cette idée. Il allait contrôler les Chilichunk, du moins leur apparence, et voir ce que la substitution donnait. Il pourrait alors décider, tout en suivant l’avancée du façonnage de Bradwarden, s’il présenterait ou non le couple devant le Concile.

Markwart sourit en se frottant les mains, et, impatient, entra dans la petite pièce en emportant le livre et quelques chandelles. Il disposa les bougies comme indiqué, les alluma, et se servit de la magie du diamant pour pervertir leur lueur et leur donner un éclat noir au lieu de jaune. Puis il s’assit en tailleur au centre du pentacle.

La Pierre d’âme dans une main, les Incantations de sorcellerie dans l’autre, Markwart quitta son corps.

La pièce prit d’étranges dimensions. Elle semblait tourner et se distordre sous ses yeux spirituels. Il vit la sortie physique, puis une autre dans le sol, qui s’ouvrait sur une longue descente inclinée.

Son âme s’enfonça sur ce chemin obscur.

 

Sheila se trouvait au-dessus de l’abbaye et la mer avait considérablement reculé quand Jojonah conduisit ses compagnons jusqu’à la porte des quais. Symphonie et Pépite avaient été laissés en arrière avec une bonne partie des Gemmes, Pony n’emportant que celles qui lui semblaient nécessaires : une malachite, Pierre de lévitation et de télékinésie, et une magnétite.

Jojonah inspecta méticuleusement la grande porte, allant même jusqu’à emprunter l’épée du rôdeur pour la glisser dans une fissure. En la bougeant d’avant en arrière, il sentit les barreaux. La herse était baissée.

— Nous devrions explorer la falaise vers le sud, murmura-t-il en indiquant que des moines pouvaient monter la garde au sommet du mur, qui se dressait toutefois à plusieurs trentaines de mètres au-dessus de leurs têtes. C’est là que nous aurons les meilleures chances de trouver une autre entrée plus accessible.

— Croyez-vous que quelqu’un surveille cette porte-ci ? demanda Pony.

— À cette heure de la nuit, je doute qu’il y ait quiconque en dessous du second niveau de l’abbaye, répondit le maître, confiant. Sauf peut-être les gardes que Markwart a laissés devant les cellules des prisonniers.

— Dans ce cas, essayons, proposa la jeune femme.

— La herse est descendue, expliqua Jojonah en s’efforçant, vainement, de conserver une note d’optimisme.

Pony leva la malachite, mais le moine afficha une expression sceptique.

— Trop lourde, dit-il. Elle doit bien peser dans les cent trente-cinq kilos. C’est pour cela que l’entrée n’est pas gardée. Les battants s’ouvrent vers l’intérieur, mais évidemment cela ne peut pas se faire tant que la herse est baissée. Et bien sûr, impossible de la soulever tant que la porte est close.

— Elle n’est pas inaccessible à la magie, objecta Pony.

Avant que le maître ait pu répliquer, elle tira la Pierre d’âme et, quittant bientôt son corps, se faufila dans une fissure du bois pour observer la herse. Elle réintégra rapidement son enveloppe, pour ne pas dépenser trop d’énergie.

— C’est par là, annonça-t-elle. Les portes intérieures sont ouvertes, et je n’ai vu aucun garde dans le couloir qui s’étend au-delà.

Jojonah n’en douta pas. Il était assez souvent sorti de son corps pour savoir que même dans des tunnels obscurs, la jeune femme avait été capable de « voir » très clairement.

— Les portes d’entrée sont barrées et bloquées par la herse, reprit Pony. Préparez une torche et allez écouter. Quand vous entendrez la barre puis la herse se lever, soyez rapides, car je ne sais pas combien de temps je pourrai vous accorder.

— Vous ne pouvez pas soulever…, commença Jojonah.

Mais Pony avait déjà levé la main tenant la malachite, et sombrait dans les profondeurs de la Pierre verte.

Elbryan vint poser une main sur l’épaule du maître pour le prier de se taire et d’observer.

— J’entends la herse se relever ! murmura Juraviel, l’oreille collée à la porte, un instant plus tard.

Elbryan et un Jojonah stupéfait s’empressèrent de le rejoindre, et bien qu’il ait clamé que la chose était impossible, le vieux maître perçut lui aussi le bruit métallique de la herse qui coulissait dans le plafond.

Pony devait fournir un effort incroyable. Elle avait soulevé des géants, mais rien de cette ampleur. Elle se concentra sur l’image de la herse et tomba profondément dans le pouvoir de la Pierre, canalisant ses énergies. Elle estima bientôt que la grille était suffisamment remontée, mais il lui fallut alors s’enfoncer plus encore dans la Gemme pour parvenir à saisir la barre en même temps qu’elle retenait la herse, et tenter de la soulever à son tour.

Elle se mit à trembler violemment. La sueur perlait à son front, ses yeux se révulsèrent. Elle visualisa la barre, la trouva dans son image mentale, et la saisit de toutes ses forces restantes.

Juraviel appuya plus fort l’oreille contre le bois et entendit le grattement de la pièce de métal dont une extrémité se levait.

— Maintenant, Oiseau de Nuit ! appela-t-il.

Le rôdeur donna de toutes ses forces un coup d’épaule dans la porte. La barre tomba, les battants s’ouvrirent. Le guerrier se glissa sur un genou dans le couloir en allumant rapidement sa torche.

— Le mécanisme de fermeture se trouve dans un casier sur la droite, lança le moine à l’elfe qui dépassait Elbryan en courant.

Un instant plus tard, la lumière de la torche brillait et Juraviel annonçait que la herse était stable. Jojonah rejoignit Pony et la secoua durement pour la tirer de sa transe. Elle tituba et faillit s’effondrer tant elle était affaiblie.

— Je n’avais jamais vu un tel pouvoir que chez un seul homme, lui dit-il en la guidant dans le passage.

— Il est avec moi, répondit calmement Pony.

Le maître sourit sans douter un instant de cette possibilité, qui le réconforta profondément. Puis il referma délicatement les grandes portes en expliquant que le courant d’air pourrait être perçu dans l’abbaye.

— Où allons-nous ? demanda le rôdeur.

Jojonah y réfléchit un bref instant.

— Je dois pouvoir retrouver les cachots, mais il faut pour cela remonter de plusieurs niveaux avant de redescendre ailleurs.

— Guidez-nous, fit Elbryan.

Le moine secoua la tête.

— C’est trop risqué. Si nous rencontrons quelqu’un, l’alarme sera donnée.

À l’idée qu’ils puissent effectivement tomber sur un frère de Sainte-Mère-Abelle, Jojonah sentait une vague de panique courir dans tout son corps. Ce n’est pas de ce puissant trio et de leur mission qu’il s’inquiétait, mais du sort des malheureux qu’ils pourraient croiser.

— Je vous en prie, ne les tuez pas, lâcha-t-il soudain. (Elbryan et Pony échangèrent un regard curieux.) Les frères, je veux dire. La plupart sont les pions involontaires de Markwart, et ils ne méritent pas de…

— Nous ne sommes pas venus tuer qui que ce soit, l’interrompit Elbryan. Et je vous donne ma parole que nous n’en ferons rien.

Pony hocha la tête, ainsi que Juraviel, qui ne fut toutefois pas si sûr que le rôdeur ait parlé sagement.

— Il y a peut-être un meilleur moyen de rejoindre les oubliettes, réfléchit Jojonah. De vieux tunnels courent par ici, sur le côté, à trente mètres environ. La plupart sont bloqués, mais ce sont des barrières que nous pouvons franchir.

— Et vous saurez vous y orienter ? questionna Elbryan.

— Non, admit Jojonah. Mais ils se rejoignent tous dans les plus vieilles parties de l’abbaye, et je suis sûr que tout itinéraire nous mènera tôt ou tard à un endroit que je reconnaîtrai.

Elbryan regarda ses amis qui hochèrent la tête, préférant suivre des passages inusités plutôt que de risquer de rencontrer des moines. Mais tout d’abord, sur l’idée de Juraviel, ils redescendirent la herse. Mieux valait ne laisser aucun signe indiquant que les sécurités de l’abbaye avaient été forcées.

Ils découvrirent peu après le vieux passage et, comme Jojonah l’avait prédit, ils n’eurent aucune peine à passer la barrière que les moines avaient érigée. Bientôt, ils cheminaient dans les salles et les couloirs les plus anciens du monastère, sections qui n’avaient plus servi depuis de nombreux siècles. Les angles inégaux des parois et du sol décrépits projetaient des ombres menaçantes à la lueur de la torche. L’eau leur arrivait en bien des endroits jusqu’aux mollets. De petits sauriens couraient dans un bruit mat aux murs et au plafond. Elbryan fut même contraint de tirer Tempête pour se frayer un chemin dans une myriade de mauvaises herbes drues.

Ils étaient des intrus, comme n’importe qui d’autre ici, dans ces régions abandonnées aux araignées et aux lézards, à l’humidité et au plus grand des adversaires, le temps. Mais les compagnons poursuivirent péniblement leur progression dans les tunnels sinueux, souvent étroits, poussés par l’image de Bradwarden et des Chilichunk.

 

Le tunnel était sombre et sans détail, juste une masse tourbillonnante de gris et de noir. La brume s’élevait autour de l’esprit de Markwart, et, bien que sa forme soit désincarnée, il sentait ici le froid toucher du brouillard.

Pour la première fois depuis bien longtemps, le père abbé repensa à ses choix et se demanda s’il ne s’égarait pas trop loin de la lumière. Il se souvint du temps où il n’était qu’un jeune moine qui entrait à Sainte-Mère-Abelle, près d’un demi-siècle plus tôt. Il était tellement plein de foi et d’idéalisme alors que ces qualités l’avaient poussé dans les échelons. Il avait atteint le rang d’Immaculé lors du dixième anniversaire de son arrivée à l’abbaye, et celui de maître trois petites années à peine plus tard. Contrairement à la majorité des pères abbés précédents, Markwart n’avait jamais quitté Sainte-Mère-Abelle pour servir en tant qu’abbé dans un autre monastère. Il avait passé sa vie auprès des Pierres, dans la plus sacrée des maisons abellicanes.

Et maintenant, songeait-il, les Gemmes lui avaient montré un nouveau chemin, plein de grandeur. Il avait dépassé les limites de ses prédécesseurs, découvrait des régions inexplorées, inexploitées. Ainsi, après un bref instant de doute, ce fut avec une grande fierté, soutenue par sa confiance indéfectible en lui-même, que Markwart poursuivit la descente du tunnel obscur et froid. Il comprit les périls qui l’attendaient ici, mais il était convaincu de pouvoir saisir toutes les diableries qui rôderaient dans l’ombre et les plier au nom du Bien. La fin justifiait les moyens.

Le tunnel s’élargit, s’ouvrant sur un plan de ténèbres où tournoyait le brouillard gris, et parmi ses collines ondoyantes et nauséabondes, Markwart découvrit les ombres tranchant, plus noires, sur l’obscurité, de formes pelotonnées, toutes voûtées et tordues.

Près de lui, plusieurs de ces silhouettes le sentirent et s’approchèrent en tendant leurs membres griffus.

Markwart leva la main et leur ordonna de reculer. À sa plus grande satisfaction, elles obtempérèrent, formant un demi-cercle autour de lui en l’observant, avides, de leurs yeux rougeoyants.

— Aimeriez-vous revoir le monde des vivants ? demanda l’esprit du père abbé aux deux créatures les plus proches.

D’un bond, elles saisirent de leurs mains glacées les poignets fantomatiques du moine.

Une profonde exaltation envahit le vieillard. C’était si simple ! Il entreprit alors de remonter le tunnel, les esprits-démons derrière lui. Bientôt, il rouvrit ses yeux physiques et cilla, blessé par la lumière soudaine des flammes jumelles qui s’agitaient follement. Elles étaient toujours noires, mais ne le restèrent pas longtemps. Brusquement elles grandirent, se muant en brasier rouge, énorme au bout des fines chandelles, langues de feu oscillantes, dansantes, qui remplirent toute la pièce de leur clarté ardente, et lui brûlèrent les yeux.

Mais il ne détourna pas le regard, il ne le pouvait pas. Il était hypnotisé par les linéaments sombres, humanoïdes, penchés, tordus, qui se formaient dans ces feux.

Côte à côte elles sortirent, ces deux ombres hideuses, en sondant le père abbé Markwart de leur regard affamé et ardent. Derrière elles, les flammes grandirent une dernière fois et redevinrent normales, puis le silence retomba sur la pièce.

Markwart sentit que ces créatures démoniaques pouvaient à tout moment lui sauter à la gorge et le réduire en pièces, mais il n’avait pas peur.

— Venez, les pria-t-il. Je vais vous montrer vos nouveaux hôtes.

Tombant dans l’hématite, son esprit quitta derechef son enveloppe mortelle.