18
Ennemis de
l’Église
Ils n’emportèrent qu’un grenat, afin de détecter l’utilisation des Gemmes, et une Pierre de soleil, la Pierre anti-magie. En vérité, aucun des deux n’était très doué dans le maniement des Gemmes, car ils avaient passé la majeure partie de leurs brèves années d’études à Sainte-Mère-Abelle en exercices physiques rigoureux, ainsi qu’à mettre leur mental hors d’état de marche, chose indispensable pour pouvoir se revêtir du titre de frère Justice.
La caravane avait ce matin-là repris son chemin vers l’est, tandis que les deux moines, quittant leurs robes pour ressembler à de simples paysans, s’éloignaient vers le sud afin de prendre au lever du jour le premier des trois ferries quotidiens vers Palmaris. Ils atteignirent la ville en milieu d’après-midi, et ne tardèrent pas à la traverser vers le nord, en escaladant un mur plutôt qu’en passant par la porte. Alors que le soleil descendait sur l’horizon, Youseff et Dandelion repérèrent leurs proies, une bande de quatre monstres, trois powries et un gobelin, occupés à dresser leur bivouac au milieu d’un éboulis de gros rochers, à moins de dix-sept kilomètres de Palmaris. Ils découvrirent très rapidement que le gobelin était ici l’esclave, car il faisait la majeure partie du travail, et dès qu’il ralentissait un tant soit peu, l’un des nains lui assenait sèchement une gifle à l’arrière de la tête. Plus important encore, il était retenu par une corde nouée à la cheville.
Youseff se tourna vers Dandelion et hocha la tête. Ils allaient pouvoir tirer profit de cet arrangement.
Tandis que le soleil disparaissait à l’ouest, le gobelin quitta le campement, suivi de près par un powrie qui tenait l’autre extrémité de sa laisse. Dans la forêt, le gobelin se mit en quête de bois pour le feu, pendant que le bonnet sanglant attendait tranquillement. Youseff et Dandelion, aussi discrets que les ombres allongées du soir, prirent alors position. Le plus fin des deux grimpa à un arbre, et Dandelion, le plus lourd, se coula d’un tronc à l’autre pour gagner du terrain sur le powrie.
— Yak, dépêche-toi donc, abruti ! gronda le powrie en donnant des coups de pied dans les feuilles et la poussière. Mes amis vont manger tout le lapin, et il ne me restera plus que des os à ronger !
Le gobelin, créature réellement suppliciée, lui lança un rapide coup d’œil en ramassant une autre brassée de bois.
— S’il vous plaît, maître, geignit-il. Mes bras sont déjà chargés, et le dos me fait si mal !
— Ah, yak, ferme ta bouche ! Tu crois que tu ne peux rien porter de plus, mais ça ne suffit pas pour faire durer le feu toute la nuit. Tu veux me forcer à venir ? Je vais te fouetter si fort que ta peau sera toute rouge, espèce d’épave puante !
Youseff atterrit juste à côté du powrie stupéfait, et en un clin d’œil lui assena un coup de sac lourd sur la tête. Un instant plus tard, Dandelion arriva en courant derrière le nain, le prit à bras-le-corps et le jeta tête la première dans un tronc voisin.
Le powrie, robuste, se débattit pourtant, et balança le coude dans la gorge du gros moine. Mais celui-ci s’en aperçut à peine, et le balança derechef contre l’arbre. Puis, voyant son compagnon approcher, il lui souleva les bras, exposant ses flancs.
Le coup de dague de Youseff, parfait, glissa entre deux côtes pour déchiqueter le cœur de la créature entêtée. Dandelion, qui retenait fermement le powrie agité, parvint à dégager une main pour la plaquer sur la blessure, car il ne souhaitait pas que le sang coule trop.
Pas ici.
Pendant ce temps, Youseff se tourna vers le gobelin.
— Tu es libre, murmura-t-il d’un ton excité en agitant la main pour faire signe à la créature de s’enfuir.
Le gobelin, un hurlement au bord des lèvres, fit passer un regard empreint de curiosité de l’humain au fagot qu’il portait. Tremblant d’excitation, il jeta le bois par terre, ôta la corde passée à sa jambe, et détala dans les profondeurs de la forêt assombrie.
— Il est mort ? demanda Youseff à Dandelion qui laissait mollement retomber le powrie.
Le gros homme hocha la tête, puis entreprit de serrer un garrot autour de la blessure. Il était impératif que l’hémorragie ait cessé quand ils retourneraient à Palmaris, et surtout en entrant à Sainte-Précieuse. Youseff s’empara de l’arme du powrie, une lame cruelle, crochue et dentelée, aussi longue et épaisse que son avant-bras, tandis que Dandelion emballait le nain dans un sac doublé. Après un bref coup d’œil circulaire pour s’assurer que les autres powries n’avaient pas entendu l’embuscade, ils reprirent au pas de course leur route vers le sud, sans que la charge paraisse encombrer le moins du monde le puissant Dandelion.
— N’aurions-nous pas mieux fait de prendre le gobelin, pour Connor Bildeborough ? demanda celui-ci quand ils ralentirent en approchant du mur nord de la ville.
Youseff étudia la question un moment, en essayant à grand-peine de ne pas rire de son compagnon imbécile qui n’évoquait l’idée que plus de une heure après avoir dit au gobelin de s’enfuir.
— Nous n’avons besoin que d’un monstre, le rassura-t-il.
Le père abbé lui avait parfaitement expliqué les choses. Toute action contre l’abbé Dobrinion devrait ressembler à un simple accident, ou diriger les soupçons dans une direction bien éloignée de Markwart. Après tout, les conséquences au sein de l’Église pourraient se révéler très graves si Sainte-Mère-Abelle était reliée à la chose d’une quelconque façon. Connor Bildeborough n’était cependant pas un aussi gros problème. Si son oncle le baron de Palmaris venait à soupçonner l’Église de son décès, il serait, dans son ignorance des rivalités interabbayes, aussi tenté d’accuser Sainte-Précieuse que Sainte-Mère-Abelle, et même s’il devait porter son attention sur le monastère de la baie de Tous-les-Saints, il ne pourrait, vraiment, pas faire grand-chose.
Les talentueux assassins n’eurent pas beaucoup d’efforts à fournir pour passer par-dessus le mur de la ville et se glisser sous les yeux las des gardes. Le champ de bataille avait encore reculé, et bien qu’il se trouve encore des bandes isolées comme celle que les moines avaient croisée, la garnison établie dans la ville, et récemment renforcée par une pleine brigade d’Hommes du Roy venue d’Ursal, ne les considérait pas vraiment comme une menace.
Youseff et Dandelion se vêtirent de nouveau de leurs robes brunes et, la tête humblement baissée, cheminèrent solennellement dans les rues. Ils ne furent ennuyés qu’une fois, par un mendiant, et quand il se trouva que celui-ci n’avait pas l’intention de les laisser tranquilles (il alla même jusqu’à les menacer s’ils ne lui donnaient pas une pièce d’argent), frère Dandelion le projeta tranquillement contre le mur d’une allée.
Les vêpres étaient passées depuis longtemps et Sainte-Précieuse était sombre et tranquille, mais les moines trouvèrent en cela bien peu de réconfort, comprenant que les hommes de leur Ordre seraient plus vigilants que ces gardes civils paresseux. Une fois encore, cependant, le père abbé Markwart les avait correctement préparés en les dirigeant vers le mur sud de l’abbaye.
Bien que cette façade n’affiche ni portes ni fenêtres apparentes, il y avait bien une entrée soigneusement dissimulée, par laquelle les employés de cuisine du monastère sortaient les restes des repas quotidiens. Frère Youseff utilisa le grenat pour trouver la porte invisible, car celle-ci, en plus d’être magiquement dissimulée, était pareillement scellée pour empêcher qu’on puisse l’ouvrir de l’extérieur.
Elle était aussi, plus traditionnellement, verrouillée. Du moins, elle l’aurait été si, avant de quitter Sainte-Précieuse, frère Youseff ne s’était rendu aux cuisines sous couvert d’aller chercher des provisions pour en détruire les protections. Apparemment, songea le moine, le père abbé s’était douté qu’ils auraient besoin de rentrer discrètement dans Sainte-Précieuse. Il fut impressionné par la prévoyance de son chef.
À l’aide de la Pierre de soleil, Youseff fit sauter la maigre protection magique et poussa prudemment la porte. Il n’y avait qu’une seule personne à l’intérieur, une jeune femme qui frottait une casserole en chantant au milieu d’un nuage de vapeur au-dessus d’un évier.
Youseff fut derrière elle en un instant. Il s’immobilisa, écoutant sa chanson insouciante, savourant l’ironie diabolique de cette musique joyeuse.
La femme, sentant une présence, se tut.
Le frère se gorgea de sa peur un bref instant seulement, puis l’attrapa par les cheveux et lui plongea la tête sous l’eau. Elle se débattit, rua, mais ses efforts furent vains. Youseff sourit quand elle s’effondra mollement sur le sol. Il était censé être un tueur sans passion, un objet mécanique au service du père abbé, mais en vérité le moine s’aperçut qu’il savourait le meurtre, la peur de la victime, et le sentiment de son pouvoir absolu. Baissant les yeux vers le cadavre de la femme, il regretta uniquement de ne pas avoir eu plus de temps pour savourer le jeu préliminaire, la terreur qui menait à la mort.
La mort elle-même était, par comparaison, une chose si simple, si fade.
Sainte-Précieuse était silencieuse cette nuit, comme si l’endroit tout entier se détendait enfin après l’éprouvant passage du père abbé. Youseff et Dandelion, les frères Justice, arpentèrent à grands pas les couloirs, le puissant Dandelion portant le sac contenant le powrie sur une épaule. Ils ne croisèrent qu’un moine, qui ne les vit pas, sur le chemin des quartiers privés de l’abbé Dobrinion.
Youseff, un petit couteau à la main, se laissa tomber sur un genou devant la porte. Il aurait aisément pu crocheter la serrure, mais il choisit de gratter le bois qui l’entourait, l’affinant peu à peu, afin qu’elle semble avoir été forcée.
Puis ils entrèrent, franchirent une autre porte, moins robuste celle-là, et ouverte, pour se couler au chevet de l’abbé Dobrinion.
Celui-ci se réveilla en sursaut et se mit à crier. Il devint toutefois étrangement silencieux en étudiant les deux hommes, en découvrant la lourde lame dentelée qui s’agitait, provocante, à quelques centimètres à peine de son visage, et dont le métal luisait à la douce clarté de la lune qui se glissait dans la pièce par l’unique fenêtre.
— Vous saviez que nous viendrions, souffla Youseff.
Dobrinion secoua la tête.
— Je peux tout expliquer au père abbé ! plaida-t-il. C’est un simple malentendu, voilà tout ! (Youseff posa un doigt sur ses lèvres, en souriant d’un air diabolique, mais Dobrinion insista :) Les Chilichunk sont de toute évidence des criminels !
Il maudit ses paroles au moment même où il les prononçait, se détesta d’être aussi lâche, et sombra dans un conflit intime, sa conscience rivalisant avec le plus basique instinct de survie.
Youseff et Dandelion observèrent son tourment sans en comprendre la source. Mais Youseff l’apprécia tout spécialement.
Puis l’abbé se calma et le regarda dans les yeux. Il ne semblait plus avoir peur, soudain.
— Votre Markwart est un homme diabolique, dit-il. Il n’a jamais été un véritable père abbé pour l’Église abellicane. J’en appelle à vous à présent, au nom du vœu solennel de notre Ordre, piété, dignité, pauvreté, afin que vous vous détourniez de ce chemin ténébreux et que vous retrouviez la lumière…
Sa phrase s’acheva dans un gargouillement. Youseff, perdu depuis trop longtemps pour entendre encore cette supplique, cet appel à la conscience, fit glisser la lame sur la gorge de l’abbé, qui s’ouvrit tout grand.
Les deux hommes vidèrent alors sur le sol le sac qui contenait le powrie. Dandelion ôta le bandage qui couvrait sa blessure, et tritura celle-ci pour en ôter toute trace de cicatrisation, tandis que Youseff fouillait les appartements de l’abbé. Il découvrit enfin un petit couteau qui servait à décacheter les lettres. La lame n’était pas aussi large que celle de sa dague, mais elle se blottissait bien dans la blessure mortelle du powrie.
— Sors-le du lit, demanda-t-il à Dandelion.
Pendant que le gros moine tirait l’abbé Dobrinion de sa couche, Youseff le suivit en plantant çà et là sa lame dans le corps de l’abbé, pour faire croire qu’un violent combat s’était tenu.
Puis les deux assassins s’en allèrent, silencieux comme la mort, deux ombres qui s’écoulèrent hors de Sainte-Précieuse pour se fondre dans l’obscurité de la nuit.
Le lendemain matin, la nouvelle du meurtre de l’abbé se répandit dans toute la ville. Des lamentations affreuses s’élevèrent le long des murs fortifiés, et les soldats, les larmes aux yeux, se maudirent d’avoir laissé entrer un powrie. Des murmures évoquant la ruine de la ville passèrent de taverne en auberge, d’un coin de rue à l’autre, chacun reformulant la rumeur, déformant, amplifiant l’histoire. Le temps que Connor Bildeborough se réveille dans un lit du bordel infâme qu’était la maison Battlebrow et apprenne les événements, on disait qu’une armée de powries attendait à l’orée de la ville, prête à s’élancer et à massacrer tous les habitants endeuillés.
Connor, à moitié nu et s’habillant en route, quitta la maison et se jeta dans un carrosse en ordonnant au conducteur de le conduire instamment au manoir Chassevent, la demeure de son oncle.
Les portes étaient closes. Une dizaine de soldats en armes encerclèrent le carrosse dès que les chevaux s’immobilisèrent dans un violent cahot, et Connor, comme le malheureux conducteur, sentit sur lui les yeux de multiples archers.
Reconnaissant le noble, les gardes se détendirent et l’aidèrent à descendre, puis renvoyèrent le conducteur dans des termes sans équivoque.
— Comment se porte mon oncle ? demanda Connor d’un ton désespéré en franchissant les portes avec son escorte de gardes.
— Il est nerveux, maître Connor, répondit un homme. Dire qu’un powrie a pu se glisser si facilement à travers nos défenses et assassiner l’abbé Dobrinion ! Et que tout ceci arrive juste après les ennuis qu’a connus l’abbaye ! Oh, quels jours sinistres pèsent sur nous !
Connor ne fit pas mine de répondre, mais il prêta une attention toute particulière aux paroles du garde, et aux insinuations sous-jacentes et probablement inconscientes. Puis il s’élança à travers le manoir, descendit le couloir lourdement gardé et s’engouffra dans la salle d’audience de son oncle.
Le soldat de forte carrure au visage bandé, dont le nez avait été écrasé par une attaque magique lancée par le père abbé Markwart en personne, se tenait près du bureau du baron.
— Mon oncle est-il au fait de mon arrivée ? lui demanda Connor.
— Il nous rejoindra dans un instant, répondit l’autre d’une voix traînante, car sa bouche avait elle aussi été réduite en bouillie par le missile de magnétite.
Alors même qu’il terminait sa phrase, Rochefort Bildeborough entra dans la pièce par une porte latérale. Son visage s’éclaira en apercevant son neveu.
— Dieu merci, tu vas bien !
Connor avait toujours été le parent préféré de Rochefort Bildeborough. Celui-ci n’ayant pas d’enfant, tout le monde pensait à Palmaris que Connor hériterait du titre.
— Devrait-il en être autrement ? demanda le jeune homme avec sa désinvolture habituelle.
— Ils sont entrés dans la ville pour tuer l’abbé Dobrinion, répondit son oncle en s’asseyant face à lui derrière son bureau.
L’effort qu’il dut fournir pour effectuer ce simple mouvement n’échappa guère à Connor. Rochefort était en surcharge pondérale et souffrait de douleurs sévères aux articulations. Jusqu’à l’été précédent, il parcourait chaque jour ses champs à cheval, que le temps soit au beau ou à la pluie. Cette année, il n’était sorti qu’en de rares occasions, et jamais deux fois d’affilée. Ses yeux indiquaient eux aussi la prise d’âge soudaine. Ils avaient toujours eu une teinte grise, mais ils devenaient ternes à présent, vitreux.
Connor avait envie de posséder le titre de baron de Palmaris depuis qu’il était assez âgé pour comprendre le prestige et les droits qui l’accompagnaient, mais maintenant que le moment semblait se rapprocher, il découvrait qu’il préférait attendre, et longtemps. Il aimerait autant conserver sa position actuelle et que son cher oncle, qui avait été un père pour lui, reste en pleine santé.
— Comment les monstres auraient-ils seulement l’idée de me chercher ? répondit calmement le jeune noble. L’abbé est une cible toute trouvée pour l’ennemi, mais moi ?
— L’abbé et le baron, lui rappela Rochefort.
— Et je suis effectivement heureux de voir que vous avez pris toutes les précautions nécessaires, repartit Connor. Vous pourriez être visé ; moi, pas. À ce qu’en savent nos ennemis, je ne suis qu’un simple pilier de taverne.
Rochefort hocha la tête, apparemment convaincu par la simple logique de son raisonnement. Comme un père, protecteur, il craignait moins pour sa propre sécurité que pour celle de Connor.
Le jeune homme n’était toutefois pas réellement convaincu par ses propres paroles. Le fait qu’un powrie parvienne à pénétrer Sainte-Précieuse en cette période tendue, et cela suivant de si peu le départ de cet horrible père abbé, lui semblait juste un peu trop commode. Son malaise augmenta encore lorsqu’il posa les yeux sur le garde principal de son oncle.
— Je veux que tu restes au manoir Chassevent, annonça le baron.
Connor secoua la tête.
— J’ai des choses à faire en ville, mon oncle, répondit-il. Et je combats les powries depuis plusieurs mois maintenant. Ne vous inquiétez pas pour moi, termina-t-il en tapotant Défenseur, confortablement glissée dans un fourreau contre sa hanche.
Rochefort dévisagea longuement le jeune homme assuré. C’était ce qu’il aimait chez lui, la confiance, l’arrogance. Lui-même avait été comme cela dans sa jeunesse, passant d’une taverne à l’autre, d’une maison close à la suivante, poussant chaque moment, sa vie, les dangers, jusqu’aux dernières limites. Comme il était ironique, songea-t-il alors, qu’en vieillissant, en voyant s’étirer devant lui une existence sans plaisirs, sans excitation, sans vitalité, il se mette à protéger ainsi sa vie ! Connor, qui était véritablement un Rochefort en plus jeune, qui avait tant à perdre, ne craignait pas le danger potentiel, et se sentait invulnérable, immortel.
Le baron se mit à rire et repoussa l’idée d’ordonner à Connor de rester au manoir, car il comprenait que cela dépouillerait le fougueux jeune homme de tout ce qu’il aimait en lui.
— Garde un de mes soldats près de toi, offrit-il alors en compromis.
Connor secoua derechef la tête d’un air résolu.
— Cela ne ferait que me distinguer comme cible potentielle, raisonna-t-il. Je connais la ville, mon oncle. Je sais où glaner des informations et où me cacher.
— Va-t’en ! Va-t’en ! cria le baron vaincu en riant. Mais sache que tu portes davantage que la seule responsabilité de ta vie. (Il se leva avec nettement moins de difficulté qu’il en avait eu à s’asseoir, et contourna vivement le bureau pour venir tapoter plusieurs fois et rudement l’épaule de Connor, avant de laisser intimement reposer sa grosse main sur sa nuque.) Tu portes mon cœur avec toi, mon garçon, lui dit-il d’un ton solennel. S’ils te prennent comme ils nous ont enlevé Dobrinion, alors sache que mon cœur brisé m’emportera avec.
Connor le crut. Il serra son oncle dans ses bras, lui tapota le dos, et quitta la pièce d’un air confiant.
— Il sera bientôt votre baron, dit Rochefort au soldat.
Le garde se redressa en voyant que l’on s’adressait à lui, et hocha la tête, approuvant visiblement le choix.
— Ouvrez-le.
— M-mais, maître Bildeborough, je ne vois aucune raison de déranger son sommeil ! répliqua le moine. Le cercueil a été béni par le frère Talumus, notre plus éminent…
— Ouvrez-le, répéta Connor en plongeant son regard inflexible dans celui du jeune homme. (Le moine hésita pourtant.) Faut-il que je fasse venir mon oncle ?
Le frère se mordilla la lèvre, mais céda à la menace et se baissa pour saisir le couvercle de bois. Sur un dernier coup d’œil au jeune noble résolu, il fit glisser le couvercle. La mort avait donné à la femme un teint bleu, crayeux.
À la plus grande horreur du moine, Connor saisit le cadavre par l’épaule, le souleva, le retourna, et, indifférent à la puanteur, l’étudia de très près.
— Des blessures ? demanda-t-il.
— Juste la noyade, répondit le moine. Dans l’évier. Et l’eau était bouillante. Son visage était tout rouge auparavant, mais maintenant le sang et la vie l’ont quitté.
Connor reposa délicatement le corps et recula d’un pas en faisant signe au moine de fermer le cercueil. Le jeune noble posa une main sur sa bouche et fit courir l’ongle du pouce entre ses dents en essayant de comprendre tout cela. Les moines de Sainte-Précieuse avaient été très conciliants lorsqu’il s’était présenté à leur porte. Connor savait qu’ils étaient terrifiés et troublés, et que la présence d’un représentant si important du baron Bildeborough avait contribué à les apaiser un peu.
Il n’avait trouvé que peu d’indices dans la chambre de l’abbé Dobrinion. Les deux corps étaient toujours là. L’abbé avait été lavé et soigneusement couché sur son lit, et le powrie était resté à l’endroit où les moines l’avaient trouvé. On voyait encore que les deux victimes avaient abondamment saigné dans toute la pièce, malgré tous les efforts des frères pour la nettoyer. Quand Connor s’était plaint des changements survenus dans la chambre, les moines s’étaient efforcés de lui décrire le combat tel qu’ils l’avaient imaginé : l’abbé avait été blessé le premier, à plusieurs reprises. Il avait probablement été surpris alors qu’il dormait. L’une des blessures, l’entaille à la gorge, avait été mortelle, mais le vaillant Dobrinion était parvenu à se traîner dans la pièce pour aller chercher l’ouvre-lettre.
Comme les frères de Sainte-Précieuse étaient fiers de voir que leur abbé était arrivé à se venger de son assassin !
Mais Connor, qui avait affronté les robustes powries, jugeait fort improbable au bas mot qu’un petit couteau lancé ait pu en abattre un si facilement, et que Dobrinion, vu sa coupure vicieuse à la gorge, ait même réussi à atteindre le bureau. Le scénario n’était toutefois pas complètement impossible, ainsi avait-il gardé ses pensées pour lui-même et accueilli la description d’un hochement de tête neutre et de simples louanges pour le vaillant Dobrinion.
Quand il s’était par la suite enquis de la façon dont le powrie avait bien pu entrer, il avait appris que l’on comptait une seconde victime, une pauvre fille qui avait été prise en embuscade et noyée dans la cuisine. La façon dont le powrie y avait eu accès demeurait pour les moines un mystère, car la porte, magiquement scellée et impossible à ouvrir de l’extérieur, était en outre peu connue, car invisible dans le mur de briques de l’abbaye. La seule explication qu’ils voyaient était donc que la stupide jeune fille avait été de mèche avec le powrie, ou plus probablement qu’elle avait été dupée et qu’elle l’avait laissé entrer.
Connor avait jugé cette explication acceptable, bien qu’un peu tirée par les cheveux, mais en regardant maintenant la victime, sa peau exempte de blessure, les soupçons et les craintes du jeune noble grandirent considérablement. Il ne dit pourtant rien aux moines, comprenant que sans les conseils du seul homme détenant un tant soit peu d’autorité dans tout le monastère, ils ne pouvaient pas faire grand-chose.
— Pauvre fille, marmonna-t-il simplement tandis que les moines remontaient avec lui des sous-sols de l’abbaye, à quelques étages à peine, se rappelait constamment le jeune homme, de l’endroit où les Chilichunk avaient été détenus.
— Votre oncle nous aidera-t-il à protéger l’abbaye d’autres intrusions ? s’enquit l’un des frères qui attendaient les deux hommes dans la chapelle.
Connor leur demanda une plume et un parchemin, puis griffonna la requête.
— Portez ceci au manoir Chassevent, dit-il. Bien sûr, la famille Bildeborough fera tout son possible pour assurer la sécurité de Sainte-Précieuse.
Les saluant alors, Connor se glissa dans les rues de Palmaris, haut lieu des murmures et des rumeurs, l’endroit où il pourrait vraiment trouver ses réponses.
Les questions et les images le hantèrent tout l’après-midi. Pourquoi les powries s’en prendraient-ils à l’abbé Dobrinion, qui ne s’était jamais vraiment engagé dans le combat ? Seule une poignée de moines avait quitté l’abbaye pour se mêler aux affrontements qui se tenaient au Nord, et ils étaient loin d’avoir fait une quelconque différence. Au vu de cela, et du fait que Sainte-Précieuse avait surtout joué un rôle curatif dans la guerre, il semblait fort improbable que les décisions de Dobrinion aient pu pousser les powries à entreprendre une action aussi dramatique.
La seule explication que Connor parvenait à trouver était que les moines de Sainte-Mère-Abelle, arrivés par le nord, avaient dû être pris dans une échauffourée avec les monstres et en tuer une bonne quantité, désignant ainsi involontairement l’abbé comme cible.
Mais après son expérience avec Markwart, Connor ne croyait pas à ce scénario. Les mots « trop commode » résonnaient dans sa tête chaque fois qu’il étudiait une preuve ou une des conclusions apparemment logiques.
Cette nuit-là, le noble se faufila jusqu’au Chemin du Retour, qu’il avait la veille convaincu Dainsey Aucomb de rouvrir en lui disant que les Chilichunk seraient dans une situation désastreuse quand ils reviendraient à Palmaris (bien que Connor ne crût pas qu’ils reviendraient un jour) si leur affaire n’avait pas fonctionné entre-temps. L’endroit était noir de monde, tous venus, avides, échanger des ragots sur ce qui était arrivé à l’abbé Dobrinion et à Keleigh Leigh, la pauvre fille noyée dans la cuisine. Connor demeura silencieux durant la majeure partie de la conversation, écoutant plus qu’il parlait, et cherchant à trouver quelqu’un qui possède une information importante et valide, ce qui n’était pas une mince affaire dans cet océan de rumeurs. Bien qu’il fît de son mieux pour garder profil bas, il fut souvent accosté par des roturiers qui pensaient qu’il en saurait plus qu’eux.
Connor répondit à toutes leurs questions par un sourire et un hochement de tête.
— Je ne sais que ce que j’ai entendu depuis que je suis arrivé au Chemin, répondait-il.
La nuit se déroula sans amener de progrès. Connor, frustré, s’adossa au mur et ferma les yeux. Mais l’appel lancé par un habitué, « tiens, des nouveaux », terme qui désignait habituellement des visiteurs qui n’étaient encore jamais venus au Chemin, l’arracha soudain à son répit.
Il lui fallut un moment avant que ses yeux se rajustent. Promenant alors le regard sur la foule en direction des portes, il finit par découvrir les deux hommes, l’un imposant, l’autre petit et mince, qui se mouvaient avec l’équilibre parfait et la vigilance accrue des guerriers bien entraînés. Les yeux de Connor s’écarquillèrent. Il connaissait ces hommes, et il sut immédiatement que les vêtements de paysans qu’ils portaient alors n’étaient pas les leurs.
Où étaient leurs robes ?
Le seul fait d’apercevoir Youseff provoqua une vague de douleur au niveau de ses reins, et eu égard à sa dernière entrevue avec ces deux hommes, il jugea plus sage de s’enfoncer dans la foule. Mais il fit d’abord signe à Dainsey, derrière le comptoir, de venir en face de lui.
— Vois ce qu’ils veulent, lui dit-il en désignant les deux nouveaux venus. Et dis-leur que tu ne m’as pas vu au Chemin de toute la semaine.
Dainsey hocha la tête et se glissa vers l’autre extrémité du bar, tandis que Connor reculait vers le mur du fond. Il tenta de demeurer assez près pour pouvoir saisir des bribes de la conversation qui se tiendrait entre l’hôtesse et les deux hommes qui, comme prévu, l’approchèrent, mais le tumulte de l’auberge bondée ne facilitait pas l’espionnage discret.
Jusqu’à ce que Dainsey – merveilleuse Dainsey ! – élève soigneusement la voix pour lancer :
— Ben quoi, il n’est pas venu de la semaine !
Les soupçons de Connor se confirmèrent : les moines étaient à sa recherche. Et il en devinait facilement la raison. Il comprit alors pourquoi Keleigh Leigh n’avait aucune blessure, pourquoi aucun powrie n’avait trempé son béret dans son sang répandu, tradition que, d’après tout ce que Connor avait pu entendre au sujet des nains cruels, aucun n’omettait jamais. Il osa se retourner et lancer un regard dans la direction de Dainsey, regard que la jeune fille lui renvoya du coin de l’œil avant de se prendre « malencontreusement » la main dans sa blouse, qui s’ouvrit tout grand, attirant ainsi l’attention de tous les hommes présents, y compris celles des deux moines.
Brave fille, songea Connor en profitant de la distraction pour se faufiler vers la porte. Il lui fallut plus d’une minute pour parcourir les quelque six mètres, tant le Chemin était plein, mais il finit par rejoindre l’air salé de la nuit de Palmaris, et le ciel immense, clair et vivifiant.
Il coula un regard dans l’auberge. On s’y bousculait, comme si quelqu’un cherchait à atteindre les portes.
Connor n’attendit pas de découvrir de qui il pouvait s’agir. Si les moines avaient compris que le mouvement de Dainsey avait été une diversion, ils auraient su immédiatement vers où se tourner. Le noble s’élança vers le coin du Chemin, derrière lequel, tapi, il coula un regard en direction de la porte.
Bien entendu, Youseff et Dandelion en surgirent.
Connor s’élança dans l’allée, les pensées se bousculant dans sa tête. Sans perdre un instant, il escalada la gouttière jusqu’au toit, puis se coucha à plat ventre, et secoua la tête en voyant les deux moines passer l’angle. Il se retourna et s’éloigna silencieusement en rampant.
Ici, où le ciel semblait si proche, au-dessus des lumières de la ville, Connor ne put s’empêcher de retourner dans le temps. Cet endroit avait été le refuge spécial de Jill, la cachette qui la protégeait du monde. Elle y venait souvent, afin d’être seule avec ses pensées, et de rechercher des événements passés trop douloureux encore pour que son esprit fragilisé les affronte.
Un grattement métallique fit voler en éclats les souvenirs de Jill. L’un des moines, probablement Youseff, avait entrepris l’escalade.
Connor disparut en un instant. Il bondit par-dessus l’allée jusqu’à la toiture suivante, en pointe, qu’il gravit, se laissa glisser de l’autre côté, puis se tourna en route pour attraper le rebord du toit et se laissa tomber dans la rue. Il s’élança à toute vitesse, terrifié, en pensant à Jill, et à la folie qui s’était emparée de son petit monde.
L’abbé Dobrinion était mort. Mort ! Et ce n’était pas un powrie qui avait fait cela.
Non, c’était l’œuvre de ces deux-là, des laquais du père abbé Dalebert Markwart, le chef suprême de l’Église abellicane. Markwart avait fait tuer l’abbé parce qu’il lui avait résisté, et maintenant il avait lancé ses assassins après lui.
L’énormité de ce raisonnement finit enfin par frapper Connor, et faillit le jeter à terre. Il étudia ses options. Devrait-il aller chercher refuge au manoir Chassevent ?
Craignant d’impliquer son oncle, il repoussa cette idée. Si Markwart avait réussi à atteindre Dobrinion, quelqu’un, même le baron de Palmaris, était-il encore à l’abri ? Le noble comprit à quel point ses ennemis étaient puissants. Même si toutes les légions du roi de Honce-de-l’Ours se retournaient contre lui, elles ne sauraient être aussi dangereuses que les moines de l’Église abellicane. En effet, par bien des aspects – l’un d’eux, et non des moindres, concernant ces mystérieux pouvoirs magiques mal compris –, le père abbé était un homme bien plus puissant que le roi.
La portée de tout ceci, l’idée inconcevable que le père abbé ait pu ordonner – ait ordonné ! – le meurtre de l’abbé Dobrinion, assaillit les sensibilités du jeune noble, et fit tourner plus fort encore ses pensées alors qu’il disparaissait dans la nuit de Palmaris.
Mais Connor comprit qu’il n’aurait bientôt plus d’endroit où se cacher. Ces deux moines, et tous les autres, s’il s’en trouvait en ville, étaient des assassins professionnels. Ils le trouveraient, et le tueraient.
Il avait besoin de réponses, et il pensait savoir où les trouver. En outre, une autre personne, la véritable cible du courroux de Markwart, était en danger. Il passa effectivement les portes du manoir Chassevent, mais tourna juste après la grille pour se diriger vers les écuries, où il sella rapidement Pépite, son cheval de chasse préféré, un superbe palomino tout en muscles à longue crinière blonde. Porté par le cheval empressé, Connor quitta Palmaris par les portes du nord avant le milieu de la nuit.