Prologue
Prudens futuri temporis exitum Caliginosa nocte premit Deus... « Un Dieu prudent cache tout ce qui est futur sous une nuit ténébreuse... »
Horace
Dans la nuit du vendredi 2 février 1761, un équipage avançait péniblement sur la voie qui conduit de La Courtille à La Villette. La journée avait été sombre et, à la tombée du jour, de lourds nuages avaient éclaté en pluie et en tourmente. Quiconque aurait eu l'idée improbable de surveiller cette route eût remarqué ce chariot tiré par un cheval étique. Sur le banc, deux hommes, enveloppés de capes dont les pans noirs étaient à demi éclairés par la lueur d'un méchant falot, fixaient l'obscurité. Le cheval dérapait sur le sol détrempé et s'arrêtait toutes les dix toises. Déséquilibrés par les secousses des ornières, deux tonneaux s'entrechoquaient sourdement.
Les dernières maisons des faubourgs disparurent et, avec elles, les quelques rares lumières. La pluie cessa et la lune apparut entre deux nuées, jetant une lumière livide sur une campagne envahie par les masses incertaines du brouillard. Des collines couvertes de ronciers s'élevaient maintenant de part et d'autre du chemin. Le cheval, depuis quelque temps déjà, encensait et tirait nerveusement sur les rênes. Une odeur tenace flottait dans l'air froid de la nuit, dont l'insistance douceâtre fit bientôt place à une épouvantable puanteur. Les deux ombres avaient rabattu leurs manteaux sur leurs visages. Le cheval s'arrêta, poussa un hennissement étranglé, ouvrit grand ses naseaux, cherchant à identifier la vague immonde. Flagellé de coups de fouet, il refusa de repartir.
— Je crois bien que cette carne va nous lâcher! s'écria le nommé Rapace. Pour sûr qu'elle sent la viande. Descends, Bricard, prends-la par le mors et tire-nous de là !
— J'ai déjà vu cela à Bassignano en 1745 quand je servais au Royal Dauphin avec le père Chevert. Les bestiaux qui tiraient les canons refusaient d'avancer devant les cadavres. C'était en septembre, il faisait chaud et les mouches...
— Arrête, on connaît tes campagnes. Tords la gueule à la bête, et dépêche-toi. Vois comme il récalcitre ! s'exclama l'homme en frappant à deux reprises sur la croupe décharnée.
Bricard grommela et sauta à bas du chariot. Il toucha le sol, s'y enfonça et dut s'aider des deux mains pour tirer de la boue le pilon de bois qui terminait sa jambe droite. Il s'approcha de la bête affolée, qui tenta une dernière fois de marquer son refus. Bricard saisit le mors, mais l'animal désespéré balança sa tête qui frappa l'homme à l'épaule. Il chut de tout son long, égrenant à nouveau un chapelet d'horribles jurons.
— Il n'avance plus. On va devoir décharger ici. On ne doit plus être très loin.
— Je ne peux pas t'aider avec cette boue ; cette foutue jambe me lâche.
— Je vais descendre les tonneaux et on les roulera près des fosses, dit Rapace. En deux fois, ce sera fait. Tiens le cheval, je vais en reconnaissance.
— Ne me laisse pas, gémit Bricard, je n'aime pas l'endroit. C'est vrai qu'ici on pendait les morts ?
Il massait sa jambe blessée.
— Il est beau, l'ancien des batailles! Tu parleras quand nous aurons fini. Nous irons au bouchon chez Marthe. Je te paierai le guinguet et la boucaneuse avec, si le cœur t'en dit! Ton grand-père n'était pas né qu'on ne pendait déjà plus ici. Maintenant, c'est le bétail mort en ville et ailleurs. L'équarrissage, c'était à Javel et maintenant c'est à Montfaucon. Tu sens pas l'infection? En été, quand ça tourne à l'orage, même à Paris le nez vous grouille, jusqu'aux Tuileries!
— C'est vrai que ça pue et je sens comme des présences, murmura Bricard.
— Ferme-la. Tes présences, c'est des rats, des corbeaux et des mâtins, gras à faire peur. Toute cette chienlit se dispute les carcasses. Il n'est pas jusqu'aux raclures de crève-la-faim qui ne viennent ici se tailler de quoi garnir leurs pots. Rien que d'y penser, cela m'assèche. Où as-tu caché le cruchon ? Ah! le voilà.
Rapace en but de longues gorgées avant de le tendre à Bricard qui le vida goulûment. Quelques couinements aigus retentirent.
— Tiens, les rats! Mais assez bavardé, prends le falot et reste avec moi, tu m'éclaireras. Pour moi, la hache et le fouet: on peut faire des rencontres, sans compter la casse prévue...
Les deux hommes se dirigèrent avec précaution vers des bâtiments qui venaient de surgir sous le faisceau de la lanterne.
— Aussi vrai que je m'appelle Rapace, voilà l'équarrissage et les cuves à suif. Les fosses à chaux sont plus loin. Des murs de pourriture sur des toises et des toises, tu peux m'en croire.
À quelques pas de là, accroupie derrière une carcasse, une ombre avait interrompu la tâche qui l'occupait quand le hennissement du cheval, les jurons des deux hommes et la lueur du falot l'avaient alertée. Elle avait tremblé, croyant dans un premier temps que c'étaient les hommes du guet. Ils patrouillaient de plus en plus souvent afin de débusquer, sur ordres du roi et du lieutenant général de police, les malheureux qui, tenaillés par la faim, venaient disputer aux charognards quelques morceaux du festin.
Ce fantôme tapi n'était qu'une vieille femme en haillons. Elle avait connu des temps meilleurs et, dans son bel âge, fréquenté les soupers de la Régence. Puis la jeunesse s'en était allée et la belle Émilie était tombée dans la plus sale prostitution, celle des quais et des barrières, et même cela n'avait pas duré.
Malade, défigurée, elle vendait désormais, dans une marmite roulante, une soupe infâme en matière d'Arlequin dont l'essentiel était constitué des morceaux dérobés à Montfaucon, au risque d'empoisonner ses pratiques et d'infecter la ville et ses faubourgs.
Elle vit les deux hommes décharger les tonneaux et les rouler avant d'en vider le contenu sur le sol. Comprimant les battements d'un cœur qui l'empêchait d'entendre les propos échangés à l'endroit où se poursuivait une besogne dont elle n'osait comprendre le sens, la mère Émilie écarquillait les yeux pour deviner les deux formes sombres — rouges, lui semblait-il — qui gisaient maintenant près du bâtiment des cuves à suif. Malheureusement, la lumière du falot était pauvre et des retours de la tourmente faisaient vaciller sa flamme.
Sans savoir ce qu'elle voyait, n'osant d'ailleurs rien imaginer, paralysée par une peur sans nom, la vieille était cependant tenaillée par une curiosité qu'accroissait encore l'incompréhension d'un spectacle qu'elle devinait ignoble.
À présent, l'un des deux hommes disposait à terre ce qui ressemblait à des habits. On battit le briquet, et une lueur jaillit, brève et éclatante. Puis un craquement sec se fit entendre. La vieille se tassa davantage contre la charogne dont elle ne sentait même plus l'âcre exhalaison. Elle ne respirait plus, le souffle bloqué, oppressée par une terreur inconnue. Son sang se glaça, elle ne vit plus rien qu'une lueur grandissante et elle se laissa glisser sur le sol en perdant connaissance.
Le silence revint autour de l'ancien gibet des hautes œuvres. Au loin, le chariot s'éloignait, emportant avec lui l'écho étouffé des paroles. La nuit régna de nouveau seule et le vent souffla en tempête. Ce qui avait été abandonné sur le sol fut peu à peu animé d'une vie indépendante. La chose semblait onduler et se dévorer de l'intérieur. De petits cris se firent entendre et des combats confus commencèrent. Dès avant l'aube, les grands corbeaux réveillés s'approchèrent, précédant de peu une troupe de chiens...