I
LES DEUX VOYAGES
Paris est plein d'aventuriers et de célibataires
qui passent leur vie à courir de maison en maison et les hommes
semblent, comme les espèces, se multiplier par la
circulation.
J.-J. Rousseau
Dimanche 19 janvier 1761
Le chaland glissait sur le fleuve gris. Des
nappes de brouillard montaient des eaux et ensevelissaient les
berges, résistant aux pâles lueurs du jour. L'ancre, levée une
heure avant l'aube, comme l'exigeait le règlement, avait dû être
remouillée tant était encore impénétrable l'obscurité. Déjà Orléans
s'éloignait et les courants de la Loire en crue entraînaient
rapidement la lourde embarcation. En dépit des rafales qui
balayaient le pont, une odeur pénétrante de poisson et de sel
flottait à bord. Outre quelques fûts de vin d'Ancenis, on
transportait une importante cargaison de morue salée.
Deux silhouettes se dessinaient à l'avant
du
bateau. La première était celle d'un membre de l'équipage scrutant,
les traits crispés par l'attention, la surface trouble des eaux. Il
tenait à la main gauche un cornet semblable à celui dont usaient
les postillons; en cas de péril, l'alarme serait donnée au patron
qui tenait la barre à l'arrière.
L'autre était celle d'un jeune homme en habit
noir et botté, le tricorne à la main. Il y avait chez lui, malgré
sa jeunesse, quelque chose de religieux et de militaire. La tête
haut levée, la chevelure brune rejetée en arrière, son immobilité
tendue faisaient de lui comme la figure de proue, impatiente et
noble, du bâtiment. Son regard sans expression fixait, sur la rive
gauche, la masse de Notre-Dame-de-Cléry, dont l'étrave grise
fendait les nuées blanches des berges et paraissait vouloir
rejoindre la Loire.
Ce jeune homme, dont l'attitude volontaire eût
impressionné tout autre témoin que le marinier, se nommait Nicolas
Le Floch.
Nicolas était tout à sa méditation. Un peu plus
d'un an auparavant, il parcourait le même chemin en sens inverse,
vers Paris. Comme tout était allé vite ! Maintenant, en route vers
la Bretagne, il repassa dans sa mémoire les événements des deux
derniers jours. Il avait pris la malle rapide pour Orléans, où il
comptait embarquer sur un chaland. Jusqu'à la Loire, le voyage
n'avait été émaillé par aucun de ces incidents pittoresques qui
distraient généralement le voyageur de son ennui. Ses compagnons de
voyage, un prêtre et deux couples âgés, n'avaient cessé de le
considérer en silence. Nicolas, habitué au grand air, souffrait de
la promiscuité et des odeurs mêlées de la voiture. Ayant tenté
d'abaisser une glace, il en avait vite été dissuadé par cinq
regards réprobateurs. Le prêtre s'était même signé, ayant sans
doute pris cette velléité de liberté pour une
possible manifestation du malin. Le jeune homme se l'était tenu
pour dit, et s'était encoigné, entraîné peu à peu par la monotonie
du chemin, à prendre la voie du rêve. À présent, la même songerie
l'envahissait sur le chaland et, à nouveau, il ne voyait ni
n'entendait plus rien.
C'était vrai que tout était allé trop vite.
Clerc de notaire à Rennes, après avoir fait ses humanités chez les
Jésuites de Vannes, il avait été rappelé brutalement à Guérande par
son tuteur, le chanoine Le Floch. Sans explications superflues, il
avait reçu un équipement, une paire de bottes, quelques louis,
ainsi que force conseils et bénédictions. Il avait pris congé de
son parrain, le marquis de Ranreuil, qui lui avait remis une lettre
de recommandation pour M. de Sartine, un de ses amis, magistrat à
Paris. Le marquis était apparu à Nicolas à la fois ému et gêné, et
le jeune homme n'avait pu saluer la fille de son parrain, Isabelle,
son amie d'enfance, qui venait de partir pour Nantes chez sa tante
de Guénouel.
Le cœur serré, il avait franchi les vieilles
murailles de la Cité avec un sentiment d'abandon et de déchirement
encore accru par l'émotion visible de son tuteur et par les cris
déchirants de Fine, la gouvernante du chanoine. C'était dans un
état second que le long périple, par eau et par terre, l'avait
acheminé vers son nouveau destin.
Il avait repris conscience à l'approche de
Paris. Sa poitrine se serrait encore au souvenir de l'effroi
ressenti lors de son arrivée dans la capitale du royaume.
Jusque-là, Paris n'était pour lui qu'un point sur la carte de
France pendue au mur de la salle d'étude du collège de Vannes.
Abasourdi par le bruit et le mouvement qui se manifestaient dès les
faubourgs, il s'était senti ahuri et vaguement
inquiet devant une vaste plaine couverte d'innombrables moulins à
vent aux ailes agitées qui lui avaient fait l'effet d'une troupe de
géants emplumés, tout droit sortis du roman, qu'il avait lu
plusieurs fois, de M. de Cervantes. Le va-et-vient incessant des
foules en haillons aux barrières l'avait saisi.
Encore aujourd'hui, il revivait son entrée dans
la grande ville: des rues étroites, des maisons prodigieusement
hautes, une chaussée malpropre, boueuse, tant et tant de cavaliers
et de voitures, des cris et ces odeurs innommables...
À son arrivée, il s'était égaré de longues
heures, butant sans cesse sur des jardins au fond d'impasses, ou
sur le fleuve. Au bout du compte, un jeune homme aux yeux vairons
et à la mine avenante l'avait mené à l'église Saint-Sulpice et, de
là, rue de Vaugirard, au couvent des Carmes Déchaux. Là, il avait
été accueilli avec force démonstrations par un volumineux
religieux, le père Grégoire, ami de son tuteur et responsable de
l'apothicairerie. Il était tard et une couchette dans une soupente
lui avait été aussitôt attribuée.
Réconforté par cet accueil, il avait sombré dans
un sommeil sans rêves. Ce n'est qu'au matin qu'il avait constaté
que son cicerone l'avait délesté de sa montre en argent, présent de
son parrain. Il avait pris la résolution de se montrer plus
circonspect avec les inconnus. Heureusement, la bourse contenant
son modeste pécule reposait toujours dans une poche secrète cousue
par Fine, à l'intérieur de son sac, la veille de son départ de
Guérande.
Nicolas trouva son équilibre au rythme régulier
des activités du couvent. Il prenait ses repas avec la communauté,
dans le grand réfectoire. Il avait commencé à s'aventurer dans la
ville muni d'un plan rudimentaire sur lequel
il notait, avec une mine de plomb, ses itinéraires hésitants, afin
d'être assuré de pouvoir revenir sur ses pas. Les inconvénients de
la capitale le rebutaient toujours, mais son charme commençait à
agir. Le mouvement perpétuel de la rue l'attirait tout en
l'angoissant. Plusieurs voitures avaient manqué l'écraser. Il était
toujours étonné par leur vitesse et par la soudaineté de leurs
apparitions. Il apprit bientôt à ne plus rêver debout et à se
protéger d'autres menaces: boues infectes dont les taches
dévoraient les vêtements, cascades des gouttières se déversant sur
les têtes et rues transformées en torrents à la moindre pluie. Il
sauta, gambada et esquiva, comme un vieux Parisien, au milieu des
immondices et de mille autres écueils. Chaque sortie l'obligeait à
brosser son habit et à laver ses bas: il n'en possédait que deux
paires, et il réservait l'autre pour sa rencontre avec M. de
Sartine.
De ce côté-là, rien n'allait. Il s'était rendu à
plusieurs reprises à l'adresse indiquée sur la lettre du marquis de
Ranreuil. Un laquais soupçonneux l'avait éconduit après qu'il eut
graissé la patte d'un portier tout aussi méprisant. De longues
semaines s'écoulèrent. Voyant sa peine, et pour l'occuper, le père
Grégoire lui proposa de travailler à ses côtés. Depuis 1611, le
couvent des Carmes Déchaux fabriquait, à partir d'une recette dont
les moines gardaient jalousement le secret, une eau médicinale qui
se vendait dans tout le royaume. Nicolas fut affecté au broyage des
simples. Il apprit à reconnaître la mélisse, l'angélique, le
cresson, la coriandre, le girofle et la cannelle, tout en
découvrant des fruits étranges et exotiques. Les longues journées
consacrées à manier le pilon du mortier et à respirer les
exhalaisons des alambics l'abrutirent à un point tel que son mentor
s'en aperçut et l'interrogea sur ses soucis.
Il lui promit aussitôt de s'enquérir de M. de Sartine. Il obtint un
billet d'introduction du père prieur qui devait permettre à Nicolas
de lever tous les obstacles. M. de Sartine venait tout juste d'être
nommé lieutenant général de police, en remplacement de M. Bertin.
Le père Grégoire agrémenta ces bonnes nouvelles d'un déluge de
commentaires dont la précision témoignait suffisamment qu'il
s'agissait de connaissances acquises de fraîche date.
— Nicolas, mon fils, te voilà sur le point
d'approcher un homme qui pourrait incliner le cours de ta vie, si
toutefois tu sais lui plaire. M. le lieutenant général de police
est le chef absolu des administrations que Sa Majesté charge de
veiller à la sécurité publique et à l'ordre, non seulement dans la
rue, mais aussi dans la vie de chacun de ses sujets. M. de Sartine,
lieutenant criminel au Châtelet, avait déjà un grand pouvoir. Que
ne fera-t-il pas désormais? On prétend qu'il ne laissera pas de
décider arbitrairement... Et dire qu'il vient juste d'avoir trente
ans !
Le père Grégoire baissa d'un ton une voix qu'il
avait naturellement haute et s'assura qu'aucune oreille indiscrète
ne pouvait saisir ses propos.
— Le père abbé m'a confié que le roi avait
chargé M. de Sartine de trancher, en dernier ressort, en cas de
circonstances graves, en dehors de son tribunal et dans le plus
grand secret. Tu ne sais rien, Nicolas, dit-il en mettant un doigt
sur sa bouche. Rappelle-toi que cette grande charge avait été créée
par l'aïeul de notre Roi — que Dieu le garde, ce grand Bourbon. Le
peuple se souvient encore de M. d'Argenson qu'il appelait « le
damné », tant il en avait le visage et les formes.
Il jeta brusquement un pot d'eau sur un
brasero qui s'éteignit en grésillant et en
dégageant une fumée âcre.
— Mais assez sur tout cela, je parle trop.
Prends ce billet. Demain matin, tu descendras la rue de Seine et tu
longeras le fleuve jusqu'au Pont-Neuf. Tu connais l'Île de la Cité,
tu ne peux t'égarer. Tu traverseras le pont. À main droite, tu
suivras le quai de la Mégisserie. Il te conduira au Châtelet.
Nicolas dormit peu cette nuit-là. Sa tête
résonnait des propos du père Grégoire et il mesurait sa propre
insignifiance. Comment, seul à Paris, coupé de ceux qu'il aimait,
doublement orphelin, trouverait-il l'audace d'affronter un homme si
puissant, qui approchait le roi et dont tout laissait en effet
pressentir qu'il aurait sur son destin un effet décisif?
Il tenta en vain de chasser la fièvre qui lui
martelait le crâne, et chercha à fixer une image paisible qui
apaiserait son esprit. Le fin profil d'Isabelle apparut, le
replongeant dans d'autres incertitudes. Pourquoi la fille de son
parrain, sachant qu'il quittait Guérande pour longtemps,
s'était-elle éloignée sans lui dire au revoir ?
Il revoyait la levée de terre au milieu des
marais où ils s'étaient tous deux juré foi et amour. Comment
avait-il pu la croire et être assez fou pour seulement imaginer que
l'enfant trouvé dans un cimetière pouvait lever les yeux sur la
fille du haut et puissant seigneur de Ranreuil ? Et pourtant, son
parrain avait toujours été si bon avec lui... Cette pensée tendre
et amère l'emporta finalement et, aux alentours de cinq heures, il
s'endormit.
Ce fut le père Grégoire qui le réveilla une
heure plus tard. Après avoir fait ses ablutions, il
s'habilla, se coiffa soigneusement et, poussé
par le religieux, il se jeta dans le froid de la rue.
En dépit de l'obscurité, cette fois il ne
s'égara pas. Devant le palais Mazarin, le jour levant faisait peu à
peu sortir de l'ombre l'ensemble des bâtiments. L'agitation était
déjà intense sur les rives du fleuve, semblables à des plages
boueuses. Çà et là, des groupes se tenaient serrés autour de feux
allumés. Les premiers cris de Paris éclataient de toutes parts,
signe que la ville s'éveillait.
Il fut soudain bousculé par un garçon limonadier
qui, ayant failli faire tomber son plateau de « bavaroises», jura
sourdement. Nicolas avait goûté cette boisson, jadis mise à la mode
par la princesse Palatine, mère du Régent. C'était, lui avait
expliqué le père Grégoire, un thé chaud, sucré avec un sirop de
capillaire. Le Pont Neuf était déjà noir de peuple lorsqu'il s'y
engagea. Il admira la statue d'Henri IV et la pompe de la
Samaritaine. Les ateliers du quai de la Mégisserie commençaient à
ouvrir, les compagnons s'attelant à leur journée de travail dès le
lever du soleil. Il parcourut cette berge nauséabonde, le mouchoir
sur le nez.
Le grand Châtelet, sévère et sombre, se profila
devant lui. Il le devina plus qu'il ne le reconnut. Il s'engagea,
indécis, sous une voûte faiblement éclairée par des lanternes à
huile. Un homme, en longue robe noire, le dépassa. Nicolas
l'apostropha:
— Monsieur, je requiers votre aide. Je cherche
le bureau de M. le lieutenant général de police.
L'homme le toisa de bas en haut et, après un
examen sans doute concluant, lui répondit, l'air important :
— M. le lieutenant général de police tient son
audience particulière. D'habitude il se fait représenter, mais
aujourd'hui, M. de Sartine inaugure sa charge
et la présidera en personne. Vous savez sans doute que ses services
se trouvent rue Neuve-Saint-Augustin, près de la place Vendôme,
mais qu'il conserve un bureau au Châtelet. Voyez ses gens au
premier étage. Il y a un huissier à la porte, vous ne pouvez vous
tromper. Avez-vous l'introduction nécessaire ?
Prudemment, Nicolas se garda de répondre, prit
congé poliment et s'en fut vers l'escalier. Au bout de la galerie,
une fois franchie la porte vitrée, il trouva une salle immense aux
murailles nues. Un homme était assis à une table de sapin, qui
semblait ronger ses mains. En s'approchant, Nicolas comprit qu'il
s'agissait d'un de ces biscuits, sec et dur, dont usaient les
marins.
— Monsieur, dit-il, je vous salue et vous serais
obligé de m'indiquer si je puis être reçu par M. de Sartine.
— Voilà bien de l'audace, M. de Sartine ne
reçoit pas!
— Permettez-moi d'insister. (Nicolas sentait que
tout dépendrait, en effet, de son insistance et il s'efforça
d'affermir sa voix.) J'ai, monsieur, audience ce matin.
Par une habileté instinctive, Nicolas agita
devant le visage de l'huissier la grande missive scellée d'un sceau
armorié du marquis de Ranreuil. Eût-il montré le petit billet du
prieur qu'il aurait sans doute été immédiatement éconduit. Son coup
d'éclat ferma la bouche à son interlocuteur qui, bougonnant, saisit
respectueusement la lettre et lui désigna un banc.
— Comme vous voudrez, mais vous allez devoir
attendre.
Il alluma sa pipe et se cantonna dès lors dans
un silence que Nicolas aurait bien voulu rompre pour dissiper son angoisse. Il en fut réduit à
considérer la muraille. Vers onze heures, la salle s'emplit de
monde. Un petit homme en tenue de magistrat, un maroquin sous le
bras, entra, enveloppé d'un bruissement de propos respectueux. Il
disparut par une porte dont l'entrebâillement laissa entrevoir un
salon brillamment éclairé. Quelques instants après, l'huissier
gratta à la porte et disparut à son tour. Quand il revint, il fit
signe à Nicolas d'entrer.
La robe du magistrat gisait à terre et le
lieutenant général de police, en habit noir, se tenait debout
devant un bureau de bois précieux dont les bronzes luisaient
faiblement. Il lisait la lettre du marquis de Ranreuil avec une
attention que marquait la crispation de son visage. Le bureau était
une pièce disproportionnée, mêlant la nudité de la pierre et du sol
carrelé aux splendeurs du mobilier et des tapis. Plusieurs
chandeliers allumés, dont les lumières s'ajoutaient aux rayons d'un
pâle soleil d'hiver et aux rougeoiements du feu dans la grande
cheminée gothique, éclairaient le visage ivoirin de M. de Sartine.
Il paraissait plus vieux que son âge. Son front, haut et dégarni,
frappait dès l'abord. Ses cheveux naturels, déjà grisonnants,
étaient soigneusement coiffés et poudrés. Un nez pointu accentuait
la sécheresse des angles d'un visage éclairé de l'intérieur par
deux yeux gris fer, pétillants d'ironie. La taille petite, mais
redressée, soulignait la sveltesse du personnage sans pour autant
diminuer l'autorité et la dignité qui en émanaient. Nicolas sentit
la panique l'envahir, mais il se souvint des leçons de ses maîtres
et calma le tremblement de ses mains. Sartine, maintenant,
s'éventait avec la lettre, considérant son visiteur avec curiosité.
De longues minutes s'écoulèrent.
— Nicolas Le Floch, pour vous servir,
monsieur.
— Me servir, me servir... Nous verrons cela.
Votre parrain me dit de fort bonnes choses sur votre personne. Vous
montez, vous êtes habile aux armes, possédez des notions de
droit... C'est beaucoup de choses pour un clerc de notaire.
Il se leva et, les mains sur les hanches, se mit
à tourner lentement autour de Nicolas qui rougit devant cette
inspection accompagnée de ricanements et de petits rires
aigus.
— Oui, oui, vraiment, ma foi, c'est fort
possible..., poursuivit le lieutenant général.
Sartine considéra la lettre pensivement, puis
marcha vers la cheminée et l'y jeta. Elle s'embrasa dans un éclair
jaune.
— Peut-on, monsieur, faire fond sur vous ? Non,
ne me répondez pas, vous ignorez à quoi cela vous entraîne. J'ai
des projets sur vous et Ranreuil vous donne à moi. Savez-vous? Non,
vous ne savez rien, rien.
Il passa derrière son bureau et s'assit, se
pinça le nez puis considéra à nouveau Nicolas qui fondait dans son
habit, le dos au feu crépitant.
— Monsieur, vous êtes bien jeune et je m'engage
beaucoup en vous parlant avec ouverture comme je le fais. La police
du roi a besoin d'honnêtes gens et j'ai, moi, besoin de serviteurs
fidèles qui m'obéiront aveuglément. Entendez-vous?
Nicolas se garda bien d'acquiescer.
— Ah! Je vois que l'on comprend vite.
Sartine se dirigea vers la croisée et parut
captivé par ce qu'il voyait.
— Beaucoup à nettoyer..., marmonna-t-il.
Avec les moyens du bord... Pas plus, pas
moins. N'est-ce pas?
Nicolas avait pivoté pour faire face au
lieutenant général.
— Il convient, monsieur, que vous accroissiez
vos connaissances en droit. Vous y consacrerez quelques heures,
chaque jour, en guise de distraction. Car vous allez travailler,
certes oui.
Il courut à son bureau et saisit une feuille de
papier. D'un geste, il convia Nicolas à prendre place sur le grand
fauteuil de damas rouge.
— Écrivez, je veux savoir si votre main est
bonne.
Nicolas, plus mort que vif, s'appliqua de son
mieux. Sartine réfléchit quelques instants, sortit une petite
tabatière d'or de la poche de son habit, y cueillit une pincée
qu'il plaça délicatement sur le dos de sa main. Il renifla, une
narine après l'autre, ferma les yeux de contentement et éternua
bruyamment, projetant des particules noires tout autour de lui et
sur Nicolas, qui tint ferme sous l'orage. Le lieutenant se moucha
avec de longs soupirs d'aise.
— Allons, écrivez: «Monsieur, il m'apparaît
utile pour le service du roi et pour le mien que vous preniez, dès
ce jour, comme secrétaire, gagé sur ma caisse, Nicolas Le Floch. Je
vous saurais gré de l'accueillir, au pot et au feu, et de me rendre
compte exactement de son service. » Portez l'adresse: «À M. Lardin,
commissaire au Châtelet, en son logis, rue des Blancs-Manteaux.
»
Puis, s'emparant prestement de la lettre, il
l'approcha de ses yeux et l'examina.
— Soit, un peu bâtarde, oui, un peu bâtarde,
déclara-t-il en riant. Mais cela ira pour un début. Il y a la
plume, il y a l'action.
Il reprit son fauteuil
abandonné par Nicolas, signa la missive, la sabla, la plia,
enflamma un morceau de cire aux braises déposées dans un pot de
bronze, l'écrasa sur le papier et y imprima son sceau, le tout en
un tournemain.
— Monsieur, la charge que je vous veux voir
prendre auprès du commissaire Lardin exige des qualités de probité.
Savez-vous ce qu'est la probité?
Nicolas, pour le coup, se jeta à l'eau.
— C'est, monsieur, l'exactitude à remplir les
obligations d'un honnête homme et...
— Mais il parle ! Bon. Cela sent encore son
collège, mais ce n'est pas faux. Vous devrez être discret et
prudent, savoir apprendre et savoir oublier, être capable d'entrer
dans le secret de la confidence. Il vous faudra apprendre à rédiger
des mémoires suivant les choses qui vous seront commises, leur
donner le bon tour. Saisir au vol ce qu'on vous dira et deviner ce
qu'on ne vous dira pas, enfin rebondir sur le peu de mots que vous
aurez saisi.
Il ponctuait ses paroles de son index
levé.
— Non seulement cela, mais vous devez aussi être
témoin juste et sincère de ce que vous verrez sans rien diminuer
qui puisse en altérer le sens, ni paraître le changer en rien.
Songez, monsieur, que de votre exactitude dépendront la vie et
l'honneur d'hommes qui, fussent-ils de la plus basse canaille,
doivent être traités selon les règles. Vraiment, vous êtes bien
jeune, je me demande... Mais, après tout, votre parrain l'était
aussi lorsqu'à votre âge il franchit la tranchée sous le feu au
siège de Philippsbourg avec M. le maréchal de Berwick qui, lui
d'ailleurs, y laissa la vie. Et moi-même...
Il paraissait songeur et, pour la première
fois, Nicolas vit briller dans son regard
comme un éclair de compassion.
— Il faudra être vigilant, prompt, actif,
incorruptible. Oui, surtout incorruptible. (Et il frappait de la
paume sur la précieuse marqueterie du meuble.) Allez, monsieur,
conclut Sartine en se levant, vous êtes désormais au service du
roi. Faites en sorte que l'on soit toujours content de vous.
Nicolas s'inclina et prit la lettre qu'on lui
tendait. Il approchait de la porte quand la petite voix moqueuse
l'arrêta avec un ricanement.
— Vraiment, monsieur, vous êtes mis à ravir pour
un Bas-Breton, mais maintenant vous êtes parisien. Allez chez
maître Vachon, mon tailleur, rue Vieille-du-Temple. Faites-vous
faire plusieurs habits, du linge et les accessoires.
— Je ne...
— Sur mon compte, monsieur, sur mon compte. Il
ne sera pas dit que j'aurai laissé loqueteux le filleul de mon ami
Ranreuil. Beau filleul, en vérité. Disparaissez et obéissez au
moindre appel.
Nicolas retrouva les bords du fleuve, avec
soulagement. Il respira profondément l'air froid. Il avait le
sentiment d'avoir surmonté cette première épreuve, même si
certaines phrases de Sartine ne laissaient pas de l'inquiéter un
peu. Il regagna presque en courant le couvent des Carmes Déchaux où
le bon père l'attendait en pilonnant furieusement des plantes
innocentes.
Grégoire dut tempérer l'ardeur de Nicolas qui
finit par se laisser convaincre de ne pas rejoindre la demeure du
commissaire Lardin le soir même. En dépit des rondes du guet,
l'insécurité était grande et il craignait
qu'il ne s'égare et ne s'attire, dans la nuit propice, quelque
mauvaise affaire.
Il tâcha de calmer la fougue du jeune homme en
se faisant conter par le menu l'audience du lieutenant général de
police, et se fit répéter les moindres détails, n'hésitant pas à
relancer le récit par des digressions suivies de nouvelles
questions. Il décelait partout des intentions qui nourrissaient
d'interminables commentaires.
Le père Grégoire s'émerveilla à part lui, et
malgré son pressentiment initial, que, du petit provincial inconnu
encore à moitié assommé par la ville, M. de Sartine ait pu faire si
vite un instrument de sa police. Il présumait bien qu'il y avait
sous ce quasi-miracle, aussi promptement consommé, un mystère dont
les arcanes ne lui apparaissaient pas. Aussi contemplait-il Nicolas
avec ébahissement, comme une créature qu'il aurait mise en marche
et qui lui aurait soudain échappé. Il en éprouvait une tristesse
sans aigreur et ponctuait ses remarques de « Miséricorde » et de «
Cela me surpasse » répétés à l'infini.
L'heure du dîner surprit les deux complices qui
se hâtèrent vers le réfectoire. Puis Nicolas s'apprêta pour une
nuit qui ne fut guère plus reconstituante que la précédente. Il
devait tenter de maîtriser le vagabondage de son imagination. Elle
était souvent fiévreuse et débridée et lui jouait de méchants
tours, soit en lui faisant apparaître l'avenir sous de funestes
auspices, soit, au contraire, en écartant de son esprit ce qui
aurait dû être objet de souci et de précautions. Il prit à nouveau
la résolution de se corriger et, pour se rassurer, s'assura qu'il
savait tirer profit de l'expérience. Pourtant, il retrouva vite
l'angoisse familière en songeant que, le lendemain, commençait une
nouvelle existence dont il devait se garder de rien imaginer. À plusieurs reprises, alors qu'il s'assoupissait,
cette idée le poigna, et il était bien tard quand il sombra enfin
dans le sommeil.
Au matin, après avoir écouté les dernières
recommandations du père Grégoire, Nicolas lui fit ses adieux,
accompagnés, de part et d'autre, de promesses de se revoir. De
fait, le moine s'était attaché au jeune homme et il aurait
volontiers continué à l'initier à la science des simples. Il
n'avait pas été sans remarquer, au fil des semaines, les qualités
sérieuses d'observation et de réflexion de son élève. Il lui fit
écrire deux billets pour son tuteur et pour le marquis, qu'il se
chargerait d'acheminer. Nicolas n'osa y ajouter un message pour
Isabelle, se promettant bien d'user de sa liberté nouvelle pour le
faire un peu plus tard.
À peine Nicolas avait-il franchi les portes du
couvent que le père Grégoire gagna l'autel de la Vierge et se mit à
prier pour lui.
Nicolas reprit le même chemin que la veille,
mais son pas était plus allègre. Passant devant le Châtelet, il se
remémora l'entrevue avec M. de Sartine et un dialogue auquel
lui-même n'avait guère participé. Ainsi, il était sur le point
d'entrer «au service du roi »... Il n'avait pas, jusque-là, mesuré
l'exacte portée de ces paroles. A bien y réfléchir, elles n'avaient
pas de sens pour lui.
Le roi, ses maîtres et le marquis lui en avaient
parlé, mais tout cela lui semblait appartenir à un autre monde. Il
avait vu des gravures et un profil sur des monnaies et il avait
ânonné la liste interminable des souverains, et cela avait autant
de réalité pour lui que la succession des rois et des prophètes de
l'Ancien Testament. Il avait chanté, dans la
collégiale de Guérande, le Salve fac
regum le 25 août, jour de la Saint-Louis. Son entendement ne
faisait pas le lien entre le roi, figure de vitrail et symbole de
foi et de fidélité, et l'homme de chair et d'os qui exerçait le
pouvoir d'État.
Cette réflexion l'occupa jusqu'à la rue de
Gesvres. Là, de nouveau attentif à ce qui l'entourait, il découvrit
avec stupeur une rue qui traversait la Seine. Après avoir débouché
sur le quai Pelletier, il se rendit compte qu'il s'agissait d'un
pont bordé de maisons. Un petit Savoyard attendant la pratique, la
marmotte sur l'épaule, lui apprit que c'était le pont Marie. Se
retournant plusieurs fois sur ce prodige, il rejoignit la place de
Grève. Il la reconnut pour l'avoir vue un jour sur une estampe,
apportée par un colporteur, qui représentait le supplice du bandit
Cartouche, en novembre 1721, devant un grand concours de peuple.
Nicolas, enfant, rêvait devant elle et s'imaginait qu'il entrait
dans la scène et qu'il se perdait dans la foule, jeté dans des
aventures sans fin. Il eut un choc: son rêve était devenu réalité,
il foulait le théâtre des grandes exécutions criminelles.
Laissant le port aux blés à sa droite, il entra
dans le cœur du vieux Paris par l'arcade Saint-Jean de l'Hôtel de
Ville. Le père Grégoire, en lui indiquant son itinéraire, l'avait
vivement mis en garde contre cet endroit : «Voilà, disait-il en
joignant les mains, un lieu aussi triste que dangereux par lequel
défile tout ce qui vient de la rue Saint-Antoine et du faubourg. »
L'arcade était le lieu de prédilection des voleurs et de faux
mendiants qui guettaient le passant sous sa voûte solitaire. Il s'y
engagea prudemment, mais n'y croisa qu'un porteur d'eau et quelques
gagne-deniers qui se dirigeaient vers la Grève pour y trouver du
travail.
Par la rue de la
Tissanderie et la place Baudoyer, il gagna le marché Saint-Jean.
C'était, lui avait dit son mentor, le plus vaste de Paris après les
Halles, et il le reconnaîtrait à une fontaine située en son centre,
près du corps de garde, ainsi qu'à la foule qui venait s'y
approvisionner en eau de Seine.
Nicolas, accoutumé à l'ordre bonhomme des
marchés provinciaux, dut se frayer un chemin au milieu d'un
véritable chaos. Toutes les denrées étaient entassées pêle-mêle sur
le sol, sauf la viande qui bénéficiait d'étals particuliers. La
tiédeur de l'automne aidant, les odeurs étaient fortes, et même
infectes du côté de la marée. Il ne pouvait croire que puissent
exister d'autres marchés plus vastes et plus animés que celui-ci.
Les emplacements de vente étaient resserrés, la circulation
impraticable, et pourtant des équipages s'y engageaient, menaçant
de tout écraser sur leur passage. Les marchandages et les querelles
allaient bon train et il remarqua, surpris par les parlers et les
tenues, que nombre de paysans de la banlieue venaient ici vendre
leurs produits.
Emporté par les courants et les contre-courants,
Nicolas fit trois ou quatre fois le tour du marché avant de trouver
la direction de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Celle-ci le
conduisit, sans encombre, rue des Blancs-Manteaux où, entre la rue
du Puits et la rue du Singe, il découvrit la demeure du commissaire
Lardin.
Indécis, il considérait la petite maison de
trois étages, bordée de chaque côté de jardins protégés de hauts
murs. Il souleva le heurtoir, qui retomba en éveillant de sourds
échos à l'intérieur. La porte s'entrouvrit et un visage de femme
apparut, coiffé d'une charlotte blanche, mais si large et si mafflu
qu'il semblait le prolongement d'un corps énorme dont le haut était engoncé dans un caraco rouge, le tout encadré
par deux bras dégoulinant de lessive et en proportion de
l'ensemble.
— Que foulez-vous? demanda-t-elle avec un accent
étrange que Nicolas n'avait jamais entendu.
— Je viens porter un pli de M. de Sartine au
commissaire Lardin, dit Nicolas qui se mordit les lèvres aussitôt
d'avoir, dès la mise, jeté son seul atout.
— Donnez-moi.
— Je dois le remettre en main propre.
— Berzonne à la maison. Attendez.
Elle repoussa la porte brusquement. Il ne
restait donc à Nicolas qu'à faire preuve de cette patience dont il
se confirmait qu'elle était la vertu la plus nécessaire à Paris.
Sans oser s'éloigner de la maison, il fit les cent pas, tout en
examinant les alentours. Sur le côté opposé de la rue, fréquentée
par de rares passants, il apercevait des bâtiments, couvent ou
église, noyés au milieu de grands arbres dépouillés.
Fatigué par son périple matinal, le bras gourd
du poids de son sac, il s'assit sur le perron de la maison. Il
avait faim, n'ayant pris le matin, au réfectoire des Carmes, qu'un
peu de pain trempé dans une soupe. Une cloche proche sonnait trois
heures quand un homme, taillé en force, la tête couverte d'une
perruque grise et appuyé sur une canne qui ressemblait beaucoup à
un gourdin, lui demanda sèchement de laisser le passage. Présumant
à qui il avait affaire, Nicolas s'écarta, s'inclina et prit la
parole.
— Je vous demande pardon, monsieur, mais
j'attends le commissaire Lardin.
Deux yeux bleus le fixaient intensément.
— Vous attendez le commissaire Lardin? Moi,
j'attends depuis hier un certain Nicolas Le Floch. Vous ne le
connaissez pas, par hasard?
— Point d'explications...
— Mais..., bredouilla Nicolas, en tendant la
lettre de Sartine.
— Je sais mieux que vous ce que le lieutenant
général de police vous a ordonné. Je n'ai que faire de cette lettre
que vous pouvez garder en relique. Elle ne m'apprendra rien que je
ne connaisse et ne peut que me confirmer que vous ne vous êtes pas
plié aux instructions que vous aviez reçues.
Lardin heurta la porte et la femme réapparut
dans l'encadrement.
— Monsieur, je n'ai bas voulu...
— Je sais tout cela, Catherine.
Il fit un geste péremptoire, autant pour
interrompre sa servante que pour inviter Nicolas à entrer. Il se
débarrassa de son manteau, découvrant un pourpoint de cuir épais
sans manches, et, retirant sa perruque, dévoila un crâne
entièrement rasé. Ils entrèrent dans une bibliothèque dont la
beauté et le calme étonnèrent Nicolas. Un feu finissant de se
consumer dans une cheminée de marbre sculptée, un bureau noir et
or, des bergères tapissées de velours d'Utrecht, les boiseries
blondes des murs, les gravures encadrées et les livres, richement
reliés, alignés sur leurs rayons — tout concourait à créer une
atmosphère que quelqu'un de plus roué que Nicolas eût qualifié de
voluptueuse. Il ressentait confusément que ce cadre raffiné
correspondait assez peu à l'apparence fruste de son hôte. Le grand
salon, encore à moitié médiéval, du château de Ranreuil avait été,
jusqu'à ce jour, sa seule référence dans ce domaine.
Lardin resta debout.
— Monsieur, vous débutez de bien étrange manière
dans une carrière où l'exactitude est essentielle. M. de Sartine vous confie à moi et j'ignore ce qui
me vaut cet honneur.
Souriant avec ironie, Lardin fit craquer les
jointures de ses doigts.
— Mais j'obéis et vous devez obéir aussi,
poursuivit-il. Catherine vous conduira au troisième. Je n'ai qu'une
mauvaise mansarde à vous offrir. Vous prendrez vos repas à l'office
ou dehors, à votre guise. Chaque matin, vous vous présenterez à moi
dès sept heures. Vous devez, me dit-on, apprendre les lois. Pour
cela, vous irez chaque jour deux heures chez M. Noblecourt, ancien
magistrat, qui mesurera vos talents. J'attends de vous une
assiduité parfaite et une obéissance sans murmure. Ce soir, pour
fêter votre arrivée, nous dînerons en famille. Vous pouvez
disposer.
Nicolas s'inclina et sortit. Il suivit Catherine
qui l'installa dans une petite chambre mansardée. Il fallait, pour
y parvenir, traverser un grenier encombré. La pièce le surprit
agréablement par son volume et par la présence d'une fenêtre
donnant sur le jardin. Elle était simplement meublée d'une
couchette, d'une table, d'une chaise, et d'une commode-toilette
surmontée d'un miroir, avec sa cuvette et son broc. Le parquet
était recouvert d'un tapis élimé. Il rangea ses quelques effets
dans les tiroirs, retira ses souliers, s'allongea et
s'endormit.
Quand il se réveilla, la nuit était déjà tombée.
Il rafraîchit son visage et se coiffa, avant de descendre. La porte
de la bibliothèque où il avait été reçu était à présent fermée,
mais celles des autres pièces donnant sur le couloir étaient
demeurées ouvertes ; il put ainsi satisfaire une prudente
curiosité. Il vit d'abord un salon aux teintes pastel à côté duquel
la bibliothèque lui parut soudain d'une grande austérité. Dans
une autre pièce, trois couverts étaient
dressés. Au fond du couloir, une autre porte donnait sur la
cuisine, à en juger par les odeurs qui s'en échappaient. Il
s'approcha. La chaleur était intense dans la pièce et Catherine
s'essuyait le front avec un torchon à intervalles réguliers. Quand
Nicolas entra, elle ouvrait des huîtres et, à la surprise du jeune
Breton, qui les grugeait vivantes, elle dégageait le contenu de
leurs coquilles et le déposait dans une assiette de faïence.
— Puis-je vous demander ce que vous préparez,
madame?
Surprise, elle se retourna.
— Ne m'abelez pas matame, abelez-moi
Catherine.
— Bien, dit-il, je m'appelle Nicolas.
Elle le regarda, son visage ingrat illuminé par
une joie qui l'embellissait. Elle lui montra deux chapons
désossés.
— Je fais un potache de chapons aux
huîtres.
Nicolas avait aimé, enfant, regarder Fine
cuisiner les plats fins, péché mignon du chanoine. Il avait même
appris, peu à peu, à réussir quelques plats, comme le far, le kuign
aman ou le homard au cidre. Le marquis, son parrain, ne dédaignait
pas, lui non plus, se livrer à cette noble occupation qu'il disait
participer des «péchés capiteux », au grand scandale du
chanoine.
— Des huîtres cuites! s'exclama Nicolas. Chez
nous, nous les mangeons crues.
— Fi, des bêtes fifantes !
— Et ce potage, vous le préparez comment?
Nicolas s'attendait à être chassé par la
cuisinière ayant l'expérience des réactions de Fine qu'il avait dû
longuement espionner pour découvrir ses recettes.
— Vous si aimable que je vais le dire. Vous
prenez deux beaux chapons, et désossez. Vous
farcissez un avec chair de l'autre à laquelle vous ajoutez lard,
jaunes d'œuf, sel, poivre, muscade, un paquet et des épices.
J'attache le tout avec ficelle et je poche au consommé à petits
bouillons. Bendant ce temps, je passe mes huîtres à la farine et
les fais frire au beurre avec des champignons. Je découpe le
chapon, je dispose les huîtres, j'arrose du bouillon et je sers
avec un filet de citron et un peu de ciboule, bien chaud
surtout.
L'enthousiasme de Nicolas n'avait plus de bornes
et cela se voyait. En écoutant Catherine, l'eau lui était venue à
la bouche et sa faim s'en était trouvée augmentée. Ce fut ainsi
qu'il fit la conquête de Catherine Gauss, native de Colmar,
ancienne cantinière à la bataille de Fontenoy, veuve d'un garde
français et cuisinière du commissaire Lardin. La redoutable
servante avait définitivement adopté Nicolas. Il avait déjà un
allié dans la place et il se sentait rassuré par son pouvoir de
séduction.
Le dîner laissa à Nicolas des souvenirs confus.
La splendeur de la table avec ses cristaux, son argenterie, le
damas éclatant de la nappe, lui procura un sentiment de bien-être.
La chaleur de la pièce aux boiseries grises rechampies d'or et les
ombres portées par la lueur des chandelles créaient une atmosphère
ouatée qui, s'ajoutant à son état de faiblesse, alanguit Nicolas à
qui le premier verre de vin monta à la tête. Le commissaire n'était
pas là et seules sa femme et sa fille l'entouraient. Elles
paraissaient avoir presque le même âge et il comprit assez vite que
Louise Lardin n'était pas la mère de Marie, mais sa belle-mère, et
que les deux femmes n'éprouvaient guère d'affection l'une pour
l'autre. Autant la première paraissait soucieuse de manifester une
autorité un peu coquette, autant l'autre
demeurait réservée, observant leur invité sous ses cils baissés.
L'une était grande et blonde, l'autre menue et brune.
Nicolas fut surpris de la délicatesse des mets
servis. Le potage de chapons aux huîtres fut suivi d'un entremets
d'œufs marbrés, d'une capilotade de perdrix, d'un blanc-manger et
de beignets aux confitures. Nicolas, dont l'éducation dans ce
domaine avait été bien faite, reconnut dans le vin de couleur
cassis qu'on lui servait un cru de Loire, sans doute un
bourgueil.
Mme Lardin l'interrogeait discrètement sur son
passé. Il eut le sentiment, qu'elle souhaitait surtout éclaircir
l'origine et la nature de ses relations avec M. de Sartine. La
femme du commissaire avait-elle été chargée par son mari de le
faire parler? Elle lui servait à boire avec tant de générosité que
cette idée l'effleura, puis il n'y pensa plus. Il parla beaucoup de
sa Bretagne, avec mille et un détails qui firent sourire. Le
prenait-on pour un objet de curiosité, pour quelque habitant de la
Perse?
Ce n'est que plus tard, en retrouvant sa
mansarde, que des doutes l'envahirent: il se demanda s'il n'avait
pas été trop loquace. En réalité, lui-même était si mal informé des
raisons qu'avait M. de Sartine de s'intéresser à lui, qu'il se
convainquit aisément que rien de compromettant n'avait pu lui
échapper; Mme Lardin avait dû en être pour ses frais. Revinrent
aussi à son esprit les mines irritées de Catherine quand elle
servait ou écoutait Louise Lardin qui, elle-même, traitait la
servante avec distance. La cuisinière marmonnait entre ses dents,
l'air furibond. Lorsqu'elle servait Marie au contraire son visage
s'adoucissait jusqu'à prendre par instants un air d'adoration. Ce
fut sur ces constatations que le jeune homme acheva sa première
journée rue des Blancs-manteaux.
Commença alors pour
Nicolas une nouvelle existence, ordonnée par la succession
régulière des tâches. Tôt levé, il faisait ses ablutions à grande
eau dans un appentis du jardin dont, avec la complicité de la bonne
Catherine, il s'était approprié l'usage.
Il avait complété sa modeste garde-robe chez
Vachon où le nom de M. de Sartine lui avait ouvert les portes et le
crédit d'un tailleur qui avait même un peu forcé la commande, à la
grande confusion de Nicolas. Les glaces lui renvoyaient désormais
l'image d'un jeune cavalier sobrement mais élégamment vêtu, et le
regard insistant de Marie lui avait confirmé son changement
d'apparence.
À sept heures, il se présentait au commissaire
Lardin, qui lui communiquait son emploi du temps. Les leçons de M.
Noblecourt, petit vieillard bienveillant, magistrat amateur
d'échecs et de flûte traversière, étaient des moments de détente
appréciés. Grâce aux conseils avisés de son professeur, il devint
assidu aux concerts.
Nicolas poursuivit sa découverte de Paris et des
faubourgs. Jamais, même à Guérande, il n'avait autant marché.
Le dimanche, il fréquentait les concerts
spirituels qui se donnaient alors dans la grande salle du Louvre.
Un jour, il se trouva assis à côté d'un jeune séminariste. Pierre
Pigneau, né à Origny, dans le diocèse de Laon, aspirait ardemment à
rejoindre la société des Missions étrangères. Il expliqua à
Nicolas, admiratif, son vœu de dissiper les ténèbres de l'idolâtrie
par les lumières de l'Évangile. Il voulait rejoindre la mission de
Cochinchine, qui subissait, depuis quelques années, une terrible
persécution. Le jeune homme, un grand gaillard au teint vif qui ne
manquait pas d'humour, tomba d'accord avec Nicolas sur la
qualité médiocre de l'exécution d'un Exaudi
Deus par la célèbre Mme Philidor. L'enthousiasme du public les
indigna tant qu'ils sortirent ensemble. Nicolas raccompagna son
nouvel ami au séminaire des Trente-trois. Ils se séparèrent en se
donnant rendez-vous la semaine suivante.
Les deux jeunes gens prirent bientôt l'habitude
d'achever leurs rencontres chez Stohrer, pâtissier du roi, dont la
boutique, rue Montorgueil, était un rendez-vous à la mode depuis
que l'artisan fournissait la cour en gâteaux de son invention que
goûtait particulièrement la reine Marie Leczinska. Nicolas se
plaisait beaucoup en la compagnie du jeune prêtre.
Au début, Lardin — dont les fonctions n'étaient
pas attachées à un quartier particulier — lui ordonna de le suivre
dans ses missions. Nicolas connut, au petit matin, les poses de
scellés, les saisies, les constats ou plus simplement les
arbitrages des querelles, entre voisins, si fréquentes dans les
maisons de rapport des faubourgs où s'entassaient les plus
nécessiteux. Il se fit connaître des inspecteurs, des hommes du
guet, des gardiens des remparts, des geôliers et même des
bourreaux. Il dut se cuirasser devant les spectacles insoutenables
de la question et de la grande morgue. Rien ne lui fut dissimulé et
il comprit que la police devait s'appuyer, pour fonctionner, sur
une foule d'indicateurs, de «mouches», et de prostituées, monde
ambigu qui permettait au lieutenant général de police d'être
l'homme de France le mieux informé des secrets de la capitale.
Nicolas mesura aussi de quel précieux réseau de pénétration des
consciences disposait M. de Sartine avec le contrôle de la Poste et
des correspondances particulières. Il en tira, pour lui-même, de
sages précautions et demeura prudent dans les
billets réguliers qu'il adressait en Bretagne.
Ses relations avec le commissaire n'avaient
guère évolué, ni en bien, ni en mal. À la froideur autoritaire de
l'un, répondait l'obéissance silencieuse de l'autre. Durant de
longues périodes, le policier paraissait l'oublier. M. de Sartine,
au contraire, n'hésitait pas à se rappeler à lui. Parfois, un petit
Savoyard lui portait des billets laconiques le convoquant au
Châtelet ou rue Neuve-Saint-Augustin. Ces rencontres étaient
courtes. Le lieutenant général interrogeait Nicolas. Il semblait à
ce dernier que certaines questions tournaient étrangement autour de
Lardin. Sartine se fit décrire minutieusement la maison du
commissaire et les habitudes de la famille, poussant l'enquête
jusqu'au détail de la table. Nicolas était quelquefois un peu gêné
de cette inquisition et perplexe sur sa signification.
Le lieutenant général de police lui ordonna
d'assister aux audiences criminelles et de lui en résumer les
séances par écrit. Un jour, il le chargea de lui rendre compte de
l'arrestation d'un homme qui avait mis en circulation des lettres
de change dont les signatures avaient été contestées. Nicolas vit
en pleine rue les exempts attraper un individu aux yeux vifs, à la
figure étonnante et qui parlait français avec un fort accent
italien. L'homme le prit à témoin:
— Monsieur, vous qui me paraissez honnête homme,
voyez comme on traite un citoyen de Venise. On se saisit du noble
Casanova. Témoignez de l'injustice qui m'est faite. C'est un crime
contre quelqu'un qui vit et écrit en philosophe.
Nicolas le suivit jusqu'à la prison de Fort
l'Évêque. Sartine, quand il lui fit son rapport, se mit à jurer
sourdement et s'écria:
L'apprenti policier tira diverses conclusions de
cet épisode.
Une autre fois, il dut proposer l'achat de
bijoux à un courtier en horlogerie qui se faisait délivrer, pour la
revente, quantité d'objets précieux, mais dont la banqueroute était
attendue. Nicolas devait se faire passer pour un envoyé de M.
Dudoit, commissaire de police au faubourg Sainte-Marguerite, que
Sartine soupçonnait d'avoir partie liée avec le courtier. Le chef
de la police parisienne tenait son monde serré, ne souhaitant pas
qu'éclatent à nouveau, comme en 1750, des émeutes populaires contre
la malhonnêteté de certains commissaires. Même le monde du jeu ne
resta pas étranger à Nicolas, il sut bientôt faire la différence
entre recruteurs, embaucheurs, tenanciers, rabatteurs, receveurs de
loterie et tout le monde de la cocange1 et du
bonneteau.
Tout à Paris, dans le monde du crime, tournait
autour du jeu, de la débauche et du vol. Ces trois mondes
communiquaient entre eux par d'innombrables canaux.
En quinze mois, Nicolas apprit son métier. Il
connut le prix du silence et du secret. Il vieillit, sachant
désormais mieux maîtriser ses sentiments en refrénant une
imagination toujours trop agitée à son gré. Ce n'était plus
l'adolescent que le père Grégoire avait accueilli à son arrivée à
Paris. La lettre de Guérande qui lui annonçait l'état désespéré de
son tuteur trouva un autre Nicolas. La silhouette sombre et sévère
qui, dans ce matin froid de janvier 1761, se tenait à la proue du
chaland, face à la Loire sauvage, c'était déjà celle d'un
homme.