VIII
DE CHARYBDE EN SCYLLA
Garde tes pensées et fuis la malice, afin que
l'intelligence enténébrée ne prenne pas une chose pour une
autre
Thalassius l'Africain
Insensible à la déambulation maniaque de M. de
Sartine scandée de coups de tisonnier nerveux dans le feu, Bourdeau
avait entrepris le récit de sa journée. Il paraissait fier de
discourir devant un pareil auditoire.
Chargé par Nicolas de retrouver Catherine, qui
avait disparu après avoir été chassée de la maison des
Blancs-Manteaux, il avait mené son enquête dans le voisinage. La
chance lui avait souri, car un gagne-deniers était venu chercher un
paquet de hardes laissé par la cuisinière à sa logeuse. Bourdeau
n'avait pas été autrement surpris de découvrir que Catherine avait
trouvé refuge chez le docteur Semacgus. Pourvu de ce précieux
renseignement, l'inspecteur s'était fait véhiculer à Vaugirard
mais, comme il l'expliqua avec quelque confusion, il s'était attardé dans un
tripot du faubourg, transi de froid, pour se restaurer d'un lapin
en gibelotte et d'un petit vin un peu trop vert à son goût.
M. de Sartine lui fit signe de passer outre et de
poursuivre son rapport. Rouge de confusion, Bourdeau décrivit ses
retrouvailles avec Catherine intarissable d'éloges sur la
bienveillance de son hôte, qui, lui, « avait la reconnaissance du
ventre et l'avait accueillie comme une vieille amie ». Toutes
désemparées qu'elles fussent, les deux cuisinières, l'une sans
travail ni logis, et l'autre, Awa, bouleversée par la disparition
de Saint-Louis, s'étaient vite rapprochées. Awa avait été conquise
par la jovialité de Catherine. Elles en étaient déjà à échanger
leurs secrets et Bourdeau, fut, dès son arrivée, pris à témoin pour
juger de la réussite d'une tourte aux volailles d'où s'échappaient,
en volutes parfumées, les arômes mêlés de la truffe et de la
muscade.
À nouveau, le lieutenant général ramena
l'inspecteur au fil de son propos par un dodelinement menaçant de
la perruque. Bref, le docteur Semacgus n'était pas là et Bourdeau,
qui souhaitait l'entretenir de la situation de Catherine, l'avait
attendu une partie de l'après-midi. Il avait saisi l'occasion pour
faire parler l'intéressée, qui ne demandait d'ailleurs que
cela.
À l'en croire, elle aurait quitté son service de
toute façon. Mme Lardin, qualifiée par elle d'un certain nombre
d'épithètes malsonnantes, n'avait fait que conclure une situation
irréparable. Une chose était d'être traitée comme une malpropre —
elle qui avait fait Fontenoy avec le maréchal de Saxe —, une autre
était d'être témoin des turpitudes d'une femme sans mœurs. Le pire,
pour Catherine, était la manière dont la marâtre traitait la douce
Marie. L'affection réciproque de Catherine et
de la fille du commissaire avait longtemps retenu la cuisinière de
rendre son tablier; et puis, Lardin, si cassant avec les autres,
n'était pas si méchant avec elle.
De fil en aiguille, Bourdeau avait fini par
apprendre que, non seulement, Louise Lardin entretenait des
relations adultères avec son cousin Descart et Semacgus, mais
qu'elle coquelinait aussi avec un godelureau à mine de spadassin
qui hantait la maison des Blancs-Manteaux depuis la disparition de
Lardin.
Sur le coup de six heures, Semacgus, l'habit en
désordre, était enfin arrivé prononçant des mots sans suite,
attitude surprenante chez un homme d'habitude si maître de lui. On
avait fini par comprendre que Descart venait d'être
assassiné.
Après l'avoir réconforté, Bourdeau l'avait prié de
se reprendre et de narrer les choses par le menu.
Semacgus, raconta-t-il, avait reçu, par la voie
d'un billet plié glissé sous sa porte, une demande d'entrevue de la
part de Descart. La démarche lui avait bien semblé inattendue de la
part d'un homme avec lequel ses relations étaient tout sauf bonnes.
Toutefois, le ton pressant du billet l'avait convaincu que seule
une raison grave, touchant peut-être à l'exercice de la médecine,
justifiait cette espèce de convocation. L'heure fixée était la
demie de cinq heures. Il avait passé la journée à Paris, vaquant à
ses occupations, puis avait pris un fiacre au Jardin du Roi pour
revenir à Vaugirard, afin d'être à temps à son rendez-vous. Il
était arrivé en avance chez Descart, aux environs de cinq heures.
Surpris de trouver toutes les portes ouvertes, celle du jardin
comme celle de la maison, il en avait franchi le seuil à tâtons,
car la nuit était tombée et aucune lumière n'était allumée. À peine
sur le balcon qui dominait les escaliers et
la grande pièce, il avait buté contre ce qui lui parut d'abord un
sac posé à terre. Il s'agissait en réalité d'un corps inerte.
Affolé par le tour que prenait la situation,
Semacgus était descendu dans la salle et avait trouvé une chandelle
qui, une fois allumée, lui avait permis de reconnaître le cadavre
de Descart, poignardé par une lancette à saignée. Il était resté un
long moment comme hébété, puis avait décidé de rentrer chez lui
afin d'alerter les autorités.
Bourdeau avait aussitôt fait appeler le guet,
laissé Semacgus sous bonne garde et couru chez Descart afin de
vérifier la mort du docteur et procéder aux premières
constatations.
La maison était plongée dans la nuit, le bout de
chandelle allumé par Semacgus s'étant depuis longtemps éteint. Il
avait trouvé à grand-peine de quoi s'éclairer et s'était livré à
une observation minutieuse du cadavre, qui gisait sur le flanc, une
lancette effectivement plantée dans la région du cœur. Le corps
était encore souple. Sur la face empourprée et marbrée de taches
noirâtres, se lisait une expression d'intense surprise, accrue par
l'ouverture démesurée de la bouche, comme si la victime avait, dans
ses derniers instants, voulu crier quelque chose ou désigner
quelqu'un.
Le sol était couvert d'empreintes mouillées de
pas. Bourdeau avait procédé à une visite rapide des lieux, sans
rien remarquer d'anormal, puis avait fait enlever le cadavre pour
le faire porter à la Basse-Geôle, où ces messieurs pourraient le
voir.
Quant à Semacgus, il avait jugé nécessaire de le
faire provisoirement incarcérer dans une cellule du Châtelet. Il
était le seul témoin du drame et se trouvait aussi, malheureusement
pour lui, le principal suspect, compte tenu
des relations difficiles que chacun avait pu observer entre les
deux médecins. Enfin, Bourdeau avait quitté Vaugirard non sans
avoir soigneusement fermé les portes de la demeure, scellant les
issues avec du pain à cacheter et emportant les clefs avec
lui.
Un long silence suivit le récit de l'inspecteur.
M. de Sartine n'avait pas cessé sa déambulation. Il fit un geste de
la main, signifiant à Bourdeau sa volonté de demeurer seul avec
Nicolas.
— Je vous remercie, monsieur Bourdeau.
Laissez-nous, j'ai des instructions à donner à votre chef.
Nicolas entendit cette phrase avec un bonheur
qu'il eut du mal à dissimuler : elle était pour lui la confirmation
de sa mission.
— Avec votre permission, monsieur, une petite
question à Bourdeau.
Sartine hocha la tête avec un peu
d'impatience.
— Semacgus était-il couvert de sang?
— Pas une goutte.
— Le docteur Descart, lui, était sans doute
ensanglanté, observa Nicolas. Lorsque le corps est tombé dans les
bras de Semacgus, il aurait dû avoir ses vêtements tachés de sang,
vous ne pensez pas?
L'inspecteur parut interdit.
— Maintenant que vous me parlez de cela,
répondit-il, je prends conscience qu'il n'y avait du sang nulle
part. Ni sur le cadavre, ni sur le sol.
— Ne vous éloignez pas, nous aurons encore à
parler. Nous irons voir le cadavre et interroger Semacgus.
Bourdeau sortit, non sans avoir jeté un regard
plein d'admiration sur Nicolas. M. de Sartine, que l'épisode avait
quelque peu agacé, reprit la parole.
— Tout cela ne fait que
compliquer encore davantage les choses. Monsieur Le Floch,
j'entends que vous aboutissiez rapidement. Ne perdez pas d'instants
précieux à tenter de régler une affaire qui peut ne rien avoir de
commun avec la nôtre. Faites diligence, je donnerai toutes
instructions pour que rien ni personne ne vienne vous mettre des
bâtons dans les roues. L'essentiel, vous le comprenez bien, c'est
le service de Sa Majesté et le salut de l'État. Le sort de Lardin
m'indiffère, c'est le risque de voir les papiers en question passer
en de mauvaises mains qui m'inquiète. Me suis-je bien fait
comprendre?
— Monsieur, répondit doucement Nicolas, je connais
maintenant toute la dimension de l'enquête que vous avez bien voulu
me confier, mais je dois vous dire que, selon moi, tous les
événements que nous avons connus, et le dernier ne fait pas
exception, me paraissent liés entre eux, et que tous les fils de
l'intrigue peuvent faire remonter à son origine. Je ne peux donc
négliger nulle piste. Tous ceux qui, de près ou de loin, ont
approché Lardin et surtout ceux qui passèrent avec lui la soirée au
Dauphin couronné sont susceptibles
d'être mêlés, d'une manière ou d'une autre, au grave secret sur
lequel vous avez consenti à m'éclairer.
Sartine ignora la remarque du jeune homme.
— Je dois encore vous mettre en garde sur autre
chose, reprit-il, même si cela, je le crains, doit troubler la
vision candide que je vous soupçonne de nourrir sur notre justice.
J'ai été et demeure un magistrat. Vous l'êtes par délégation de par
la commission qui vous fait mon plénipotentiaire. Nous devons
respecter les règles de notre état d'autant que nous
n'instrumentons que par une autre délégation, celle du Souverain,
alpha et omega de toute autorité. Il faut en
user avec honneur. Le pouvoir du juge vient du trône et l'hermine
couvrant nos simarres est un morceau symbolique du manteau du
sacre.
Il caressa le devant de son habit avec
componction, comme s'il avait été revêtu de sa robe d'apparat un
jour de lit de justice au palais.
— Pour faire bref, j'ai pouvoir de retenir dans ma
main certaines affaires qui intéressent le salut du royaume. Vous
concevez que le cas sur lequel vous enquêtez est de celles-là. La
gloire et la sûreté de l'État sont à ce prix et, cela, encore
davantage en temps de guerre. Chaque jour, nos soldats meurent sur
les champs de bataille et une âme sensible et amoureuse de son pays
ne saurait imaginer sans frémir que l'ennemi fût à même de
s'emparer de moyens susceptibles de compromettre le nom de Sa
Majesté et de ceux qui l'entourent.
Il fixa Nicolas au fond des yeux et quitta son ton
solennel.
— Tout doit rester secret, Nicolas, du secret le
plus muré et le plus impénétrable. Il est hors de question de
respecter les étapes habituelles de la procédure telles que M. de
Noblecourt a dû naguère vous les enseigner. Je ne veux pas de
magistrat désigné dans cette enquête pour le moment; nous ne
pouvons nous fier à personne. Il faut être implacable. Au besoin,
demandez-moi des lettres de cachet pour la Bastille : la sécurité y
est plus grande que dans nos geôles encombrées de populace, de
prostituées et des familles des détenus qui entrent et qui sortent
sans contrôle. Avez-vous des cadavres, cachez-les! Avez-vous des
constatations à faire, enveloppez-les de ténèbres! Vous avez, à
juste raison, approché M. Sanson; utilisez-le, c'est un tombeau. Ce
secret, étendu sur toutes choses, vous conduira au bout du
labyrinthe. Vous êtes mon plénipotentiaire
hors des règles et des lois, et n'oubliez pas que, si vous échouez
et compromettez mon pouvoir, ma main se retirera de votre tête...
Vous êtes votre maître. Vous avez ma confiance et mon appui. Faites
au mieux et touchez rapidement au but.
Nicolas, ému par la grandeur qui émanait du
lieutenant général, le salua sans un mot. Il se dirigeait vers la
porte quand Sartine le retint par l'épaule.
— Nicolas, prenez garde à vous. Vous savez
maintenant à qui vous avez affaire. Cette canaille est redoutable.
Pas d'imprudences. Nous avons besoin de vous.
Assailli de questions par le père Marie,
qu'intriguait tout ce remue-ménage, l'inspecteur Bourdeau attendait
Nicolas dans l'antichambre. Fort dépité de ne rien apprendre,
l'huissier, concentré sur son brûle-gueule, s'était enveloppé d'un
âcre nuage de fumée. Il activait avec rage la combustion à grandes
aspirations chuintantes et précipitées.
Nicolas voulut entraîner Bourdeau vers la
Basse-Geôle, afin d'examiner le corps du docteur Descart, mais
l'inspecteur objecta que lui-même, Nicolas, était à faire peur, que
sa blessure n'était pas encore fermée, ses vêtements déchirés et
que, dans l'état où il se trouvait, une nouvelle faiblesse était
assurée. Il devait se restaurer et reprendre des forces. Bourdeau
supposait que Nicolas n'avait rien mangé depuis leur dernière
rencontre de la veille.
De fait, Nicolas lui avoua n'avoir rien avalé à
part le ratafia de la Paulet, une tasse de café chez Antoinette et
deux gorgées du tord-boyaux de l'huissier; il avait le ventre
creux.
Bourdeau entraîna d'abord Nicolas dans la
rue de la Joaillerie vers l'officine d'un
apothicaire de ses amis qui avait la pratique des hommes du guet
quand une opération de police un peu vive amenait quelques blessés.
Le praticien nettoya la plaie à la tête après que Nicolas se fut
livré à une très sommaire toilette. Il trempa un peu de charpie
dans une pommade sombre et puante et l'appliqua sur la plaie, en
précisant, avec componction, que ce n'était pas de l'onguent «
miton-mitaine31 ». La
sensation de brûlure initiale fit place aussitôt à une sorte
d'insensibilité qui surprit le patient, dont la tête fut enveloppée
d'une bande de toile si adroitement nouée que rien ne dépassait
sous le tricorne. La coupure au flanc fut pareillement traitée
après avoir été sondée. L'apothicaire y plaça un taffetas gommé.
Cela devait faire l'affaire, assura-t-il, et, au bout de quelques
jours, il n'y paraîtrait plus.
Nicolas n'apprécia pas le ricanement de l'homme
qui avait qualifié sa blessure de « piqûre à la Damiens ». Il lui
déplaisait qu'un attentat de lèse-majesté — un frisson sacré le
saisissait à cette idée — pût fournir à cet homme un motif de
dérision.
Comme ils quittaient l'officine, ils tombèrent sur
Tirepot. Il ne s'était guère éloigné du Châtelet et attendait, en
patrouillant dans les rues avoisinantes, de retrouver Nicolas.
Bourdeau lui proposa de les accompagner dans son habituelle
taverne, rue du Pied-de-Bœuf, où ils comptaient se réchauffer et se
réconforter. Une lumière dense et jaunâtre tombait d'un ciel bas et
laissait dans l'ombre les ruelles tortueuses de la Grande
Boucherie. Les chalands, semblables à des spectres, apparaissaient
puis disparaissaient. Seuls, leurs visages fermés et verdâtres
s'imposaient aux regards en suscitant l'inquiétude. Le bruit des
pas dans la neige mouillée n'évoquait plus le
craquement sec et joyeux du gel, mais plutôt le raclement d'une
pioche dans le sable humide s'évertuant à quelque tâche
innommable.
Ils furent joyeusement accueillis par le tavernier
qui rallumait ses fourneaux. Bourdeau négocia avec son pays un
en-cas réconfortant. Bientôt attablés, ils virent arriver une soupe
de haricots dans laquelle nageaient des bouts de lard gras, puis
des œufs à la tripe qu'ils arrosèrent sans lésiner de plusieurs
bouteilles de vin blanc. Puis, Bourdeau, mystérieux, les quitta
pour aller préparer un apozème32 de son cru,
qui constituerait un excellent remontant et qui remettrait Nicolas
de toutes ses fatigues. Il cassa, tout d'abord, du sucre qu'il
mélangea avec du poivre, de la cannelle, des clous de girofle, du
miel et deux bouteilles de vin rouge, fit chauffer le tout dans un
coquemar, en versa le contenu bouillant dans un grand bol où il
versa encore une demi-bouteille d'eau-de-vie. Il enflamma le tout
et le rapporta triomphant à la table de ses deux compères.
Nicolas avait dévoré comme jamais et bu en
proportion, mais il se jeta avec avidité sur le breuvage brûlant,
dont l'action, combinée à celle de tout, de ce qu'il avait déjà bu,
le plongea dans une douce somnolence. Il se sentait plein de
bienveillance pour le monde en général et pour ceux qui
l'entouraient en particulier. Lui, si réservé d'habitude, devint
volubile. Il risqua quelques plaisanteries qui surprirent ses
commensaux, et dut, à la fin, quitter la table soutenu par ses deux
acolytes qui le menèrent dans l'arrière-salle et l'allongèrent sur
une banquette. Cela fait, ils regagnèrent leur table, demandèrent
des pipes et achevèrent, sans hâte et la mine satisfaite, le bol
de vin enflammé. Une heure sonnait quand ils
virent réapparaître Nicolas, le visage sévère et contrarié.
— Monsieur Bourdeau, vous êtes un traître fieffé.
Je me méfierai désormais de vos mixtures.
— Vous portez-vous mieux, monsieur?
— À vrai dire, je me sens fort bien...
Nicolas consentit à sourire.
— Et même, j'en reprendrai bien un petit
gobelet...
La mine de Bourdeau s'allongea. Piteusement, il
désigna le poêlon vide.
— Je vois. Vous en aviez besoin vous
aussi...
Nicolas retint Bourdeau qui se précipitait vers le
potager pour renouveler l'expérience, et se tourna vers leur
compagnon.
— Alors, Tirepot, tu avais des choses à nous
dire?
— Oui-da, Nicolas. Tu sais que j'ai toujours bon
œil et bonne oreille. Je suis comme cela, moi. J'aime l'ordre et
les choses claires. Et je n'oublie pas ce que je te dois. Je ne
serais pas là si...
Nicolas fit un geste pour arrêter un récit dont il
connaissait par cœur tous les détails. Tirepot lui vouait une
reconnaissance éternelle depuis que le jeune homme l'avait tiré
d'un mauvais pas. Accusé par l'une de ses pratiques d'avoir dérobé
une bourse, il n'avait dû son salut qu'à la perspicacité du jeune
policier qui avait su démonter une mise en scène organisée par un
concurrent jaloux.
— Je sais, Tirepot. Mais presse-toi de parler,
Bourdeau et moi sommes attendus et nous n'avons que trop perdu de
temps.
Bourdeau baissa le nez, l'air faussement
confus.
— Voilà, commença Tirepot. Hier soir, chez
Ramponneau33, j'avais
posé ma boutique et je prenais un petit verre
de réconfort, en attendant la foule qui sort après souper. C'est à
ce moment-là que je fais mon meilleur chiffre. Dame! les gens sont
pleins, et, plus ils sont pleins, plus ils doivent se vider, c'est
la vie. J'en fais mon profit. Se posent près de moi deux lascars à
la mine basse qui me lampent, en un rien de temps, trois fois ce
que nous avons bu tantôt. L'un d'eux paraissait un vieux soldat, le
parler militaire, la jambe de bois et le verbe haut comme quelqu'un
qui a longtemps entendu chanter le canon. Il fessait le vin comme
pas un. Ces deux traîne-potences avaient beau parler
bigorne34, je les comprenais, et j'ai bien entendu
qu'il s'agissait d'un mauvais coup, fait ou à faire. Ce qui m'a
laissé à quia, c'est que, tout en clabaudant, ils manipulaient des
piles de quibus35 comme je
n'en avais jamais vu. Ils ont parlé aussi de la vente d'une voiture
et d'un cheval qui seraient cachés dans une grange de la rue des
Gobelins, au Faubourg-Saint-Marcel. À un moment, ils m'ont repéré
et ils sont partis. Cela m'a donné de la tablature et je suis sorti
par-derrière, au cas où.
— Le soldat, à droite ou à gauche, la jambe de
bois?
Bourdeau sentit, sans se l'expliquer, le
frémissement de Nicolas.
— Attends, il faut que je me repère. Ils étaient à
table, à main droite, l'un sur la même ligne que moi et, l'autre,
le vétéran, lui faisait face, sa mauvaise jambe allongée dans ma
direction. Donc, c'était sa jambe droite. Cela est sûr. Tu le
connais?
Nicolas, le front soucieux, ne répondit pas. Il
réfléchissait et les deux autres n'osèrent interrompre sa
méditation.
— Tirepot, dit-il enfin, tu vas te mettre à
la recherche de ces deux lascars. Agite un
peu les mouches, et voilà pour toi.
Il lui tendit plusieurs écus d'argent, et nota la
dépense, avec une mine de plomb, sur un petit carnet noir.
— Tu m'affliges, Nicolas, je travaille pour t'être
agréable, par plaisir et par reconnaissance, Foi de Breton.
— Ce n'est pas pour toi. Je te remercie de tes
bonnes pensées, mais la recherche que tu vas faire te coûtera et tu
perdras peut-être des pratiques. Comprends-tu?
Tirepot opina du chef sans se faire autrement
prier. Mais, par habitude, il vérifia d'un coup de dent la qualité
des pièces, au grand amusement de Nicolas.
— Me prends-tu pour un faussaire, par hasard? On
te retrouvera, comme d'habitude, autour du Châtelet, quand tu auras
des informations sur les oiseaux en question. Il faut les
dénicher.
Le monde, quand ils sortirent, était toujours
hostile et l'après-midi n'avait apporté aucune éclaircie. Le froid
lui-même reprenait le dessus. Ils se hâtèrent vers le Châtelet.
Nicolas se sentait mieux et contait, par le détail, ses aventures
et ses découvertes à un Bourdeau ébahi. Il avait l'impression que
son ivresse, suivie d'un bref repos, lui avait redonné une acuité
d'esprit nouvelle et chassé son atrabile, comme si, dans
l'aventure, le sang perdu, ajouté à l'action de l'alcool, l'avait
purgé de ses angoisses et de ses pensées noires. Le sentiment de
fragilité, suscité en lui par les attentats perpétrés à deux
reprises contre sa personne, avait laissé place à une froide
détermination.
Il fit le point sur lui-même, suivant son
habitude. M. de Sartine s'était montré, au bout du compte, presque paternel. À cette pensée, une douleur lui
serra le cœur et la vision du chanoine Le Floch, celle du marquis
de Ranreuil s'imposèrent puis se dissipèrent pour laisser la place
au sourire d'Isabelle. Il chassa ces images et, pour se
réconforter, mesura la confiance nouvelle dont il était investi par
son chef. Il continuait son enquête et il ne s'agissait pas d'un
banal cas criminel, mais bien d'une affaire d'État. Un long soupir
le libéra et il se sentit décidé à aboutir, quoi qu'il pût lui en
coûter.
Quand ils furent descendus dans le caveau
d'exposition, de la Basse-Geôle, où se pressait une foule
silencieuse de familles inquiètes ou éplorées et de curieux venus
là comme au spectacle, Bourdeau lui dit à voix basse que le corps
n'était plus là et qu'il devait sans doute avoir été porté dans la
salle d'examen où les médecins ordinaires du Châtelet avaient
coutume de pratiquer les constatations de routine et, pour les cas
les plus troublants, les ouvertures.
C'était un petit caveau voûté, avec une grande
table de pierre munie de rigoles permettant de la laver à grande
eau et d'évacuer celle-ci par un trou pratiqué dans le pavage du
sol. Dans la pièce, chichement éclairée par quelques chandelles
fumantes, un homme immobile contemplait le corps du docteur
Descart. Il se retourna au bruit de leurs pas et ils reconnurent
Charles Henri Sanson. Nicolas lui tendit la main qui, cette fois,
fut saisie sans hésitation et même, lui sembla-t-il, avec quelque
ferveur.
— Je n'imaginais pas, avoir le privilège de vous
revoir aussi vite, monsieur Le Floch. Mais si j'en juge par le
message que m'a fait parvenir M. Bourdeau, vous souhaitez, comme je
vous l'avais proposé, profiter de mes faibles lumières.
— Monsieur, dit Nicolas, j'eusse aimé vous
rencontrer en d'autres circonstances, mais le
service du roi a de ces obligations qu'on ne saurait remettre. Je
sais pouvoir compter sur votre discrétion.
Sanson leva la main en signe d'assentiment.
— Le cadavre que vous examiniez a sans doute
quelque chose à voir avec les restes que vous avez si éloquemment
fait parler hier matin.
Nicolas s'essuya le front. Il lui semblait qu'un
siècle s'était écoulé depuis son retour à Paris et il s'apercevait
avec effroi qu'il n'y avait que quatre jours qu'il était rentré de
Guérande. Il avait beaucoup vieilli en quatre jours. Sanson le
contemplait avec amitié.
— Nous sommes devant une nouvelle énigme, dit-il
en avalant sa salive. L'homme que voici a été trouvé mort, une
lancette à saignée plantée dans le cœur.
— Elle s'y trouve toujours, intervint Bourdeau. Je
n'ai pas cru devoir toucher au cadavre et l'ai fait emporter en
l'état.
— Je rends grâce au ciel de votre précaution,
monsieur l'inspecteur, dit le bourreau, elle facilitera notre
étude. Monsieur le Floch, vous sollicitez mon avis, mais je vous
sais attentif, précis et apte à discerner les détails. Voulez-vous
être mon élève et me confier vos premières remarques?
— Maître Sanson, j'ai en effet beaucoup à
apprendre avec vous.
Il écarta le linge qui couvrait le corps. Dévêtu,
il ne conservait que la chemise transpercée par l'instrument. La
face était effrayante. Le front, sous l'empire de la mort, s'était
ridé, les yeux enfoncés dans les orbites demeuraient ouverts mais
obscurcis par une membrane trouble. Les tempes étaient creusées et
ce creux se prolongeait par l'enfoncement des pommettes. L'homme
était méconnaissable. Seule l'absence de
menton, encore soulignée par l'ouverture de la bouche, évoquait, en
caricature, ce qui, de son vivant, frappait dès l'abord chez
Descart.
— Une première impression. Nous savons, par le
témoin qui a découvert le corps et par l'inspecteur, qu'il n'y
avait nulle trace de sang sur la victime ni aux alentours. Peut-on
poignarder quelqu'un sans effusion de sang? Enfin, j'observe que le
visage paraît congestionné, la bouche démesurément ouverte et que
des taches sombres apparaissent là... et encore là...
Les doigts voltigeaient au-dessus de la face du
cadavre.
— ... de vilaine couleur noirâtre, acheva Nicolas.
Elles sont étranges.
— En vérité, approuva Sanson, vous avez suivi la
bonne méthode; la froide constatation qui conduit à la question
juste, sans intervention d'émotion ou d'imagination. Je n'avais
considéré, avant votre venue, que le visage, et je puis déjà vous
dire qu'il était éloquent pour le modeste praticien que je suis. Si
je n'avais vu que lui, j'aurais conclu que la victime avait été
étranglée, et peut-être aussi empoisonnée. Tout se complique avec
cette lancette.
Sanson s'approcha de la table de pierre. Il
examina la tête de Descart, se pencha, renifla, murmura quelques
mots indistincts, puis, introduisant deux doigts dans la bouche
ouverte du mort, il en retira délicatement quelque chose qu'il
disposa avec précaution sur son mouchoir. Il tendit sa trouvaille
aux deux policiers.
— Que vous en semble, messieurs? Qu'est
ceci?
Bourdeau chaussa ses bésicles. Nicolas, dont la
vue était celle d'un jeune homme, répondit le premier.
— Il s'agit bien d'une plume. D'où provient-elle?
D'un carreau ou d'un oreiller? Je vous laisse le soin de le
déterminer. Mais que peut-on en conclure, monsieur Le Floch ?
— Que la victime a été étouffée...
— ... Et non étranglée, car il n'y a aucune marque
de strangulation autour de son cou. Et comme un homme de cet âge ne
se laisse pas étouffer si aisément, il y a fort à parier qu'il a
été, au préalable, étourdi par une drogue. Il règne encore une
étrange odeur, autour de cette bouche...
— Mais alors, maître Sanson, que vient faire cette
lancette dans tout cela?
— C'est à vous de le découvrir, cela sort de mon
domaine. Mais il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité
et la simplicité sont le meilleur manège du monde. Cette mise en
scène de la lancette m'apparaît comme visant à égarer les soupçons
et cela est d'autant plus assuré...
Il s'était de nouveau penché sur la poitrine du
cadavre. Il tira doucement la lancette.
— ... que cette lancette n'avait pas, en réalité,
le pouvoir de tuer. Elle n'est pas plantée dans le cœur et elle
n'intéressait aucune partie essentielle.
Nicolas réfléchit un moment, avant de poser sa
question.
— Mais si le coup de lancette n'était pas mortel,
cette mise en scène pourrait-elle indiquer que son auteur n'avait
aucune connaissance en anatomie?
Bourdeau sourit, il suivait pas à pas la démarche
intérieure de Nicolas.
— C'est probable. Il me semble que l'assassin ne
voulait pas tuer de manière sanglante. Il a ensuite ordonné une
mise en scène dont il vous appartient
d'élucider les raisons profondes. Ce faisant, il a commis deux
erreurs. La première consistait à vouloir faire croire à une
blessure mortelle au cœur, alors qu'il n'y avait pas d'effusion de
sang, et la seconde, à ne pas frapper au bon endroit. J'en conclus,
dans un premier mouvement, qu'il était ignorant en anatomie.
Cependant, dans un second mouvement, je me dis que toute cette mise
en scène pourrait avoir été le fait d'un assassin dont chaque acte
était réfléchi et qui disposait au contraire des connaissances
nécessaires.
— Mais alors, dit Nicolas, pourquoi aurait-il
commis tant d'erreurs? Car, dans les deux hypothèses, les erreurs
subsistent...
— Comprenez-moi bien, expliqua Sauson. L'assassin
use d'une drogue pour étourdir sa victime. Il l'étouffe, il
organise sa mise en scène et l'erreur de la blessure par lancette
constitue un élément particulièrement pervers de son forfait. Il
est délibéré. S'il s'agit d'un praticien, il en profitera pour
crier son innocence en s'appuyant sur le fait qu'une erreur aussi
grossière ne peut avoir été commise par un homme de l'art.
Bourdeau et Nicolas se regardaient, stupéfiés de
la maîtrise du jeune bourreau et des perspectives qu'elle
ouvrait.
— Je n'oublie pas vos taches noires, reprit
Sanson. Il se trouve qu'un défunt allongé a, sans grand délai, le
visage livide, le sang se retirant de la circulation en surface. En
revanche, les points de contact avec la couche — omoplate, fesses
et arrières des jambes — se colorent d'une teinte rosée-pourpre.
J'en conclus, hâtivement peut-être, que la victime a été étouffée
face contre terre et maintenue ainsi un certain temps. Voyez,
d'ailleurs, comme cette teinte affecte tout le devant du corps. Ce
phénomène apparaît au bout d'une demi-heure
environ après la mort et n'atteint son plein effet qu'après cinq ou
six heures. Avant cela, il est possible de la faire évoluer en
changeant la position du corps, mais au-delà, la coloration devient
permanente et s'assombrit rapidement pour tourner au
violet-noir.
— Il était couché sur le ventre quand je l'ai
trouvé, dit Bourdeau, et nous l'avons emmené dans cette position.
Ce n'est qu'à la Basse-Geôle qu'il a été retourné, plusieurs heures
après.
— Cela confirme mes propos. Nous sommes devant la
conjonction de deux phénomènes : la congestion due à l'étouffement
et la transformation habituelle d'un cadavre due à la position du
corps. Pour conclure, je dirai que ce cadavre est celui d'un homme
qui, drogué, a été étouffé face contre terre et maintenu dans cette
position assez longtemps — plus d'une demi-heure, en tout cas —
pour être ensuite maladroitement poignardé avec une lancette à
saignée. Cette dernière blessure n'était pas mortelle et, compte
tenu de l'état cadavérique du corps à ce moment-là, n'a pas
occasionné d'épanchement sanguin.
Nicolas était confondu.
— Monsieur, s'écria-t-il, je suis dans
l'admiration et vous remercie de votre aide! Cependant, et je le
rappelle au nom de M. de Sartine, cette affaire exige le secret le
plus absolu. L'ouverture de ce corps me paraît nécessaire pour
confirmer nos présomptions, mais que puis-je attendre de nos
médecins du Châtelet? La triste expérience d'hier, la première pour
moi, m'a convaincu que la routine l'emportait chez eux sur l'art et
la curiosité. Auriez-vous l'obligeance de vous charger de
l'opération?
— Je ne suis pas médecin, répondit Sanson, mais avec l'aide d'un mien neveu qui achève sa
médecine, je pourrais m'y consacrer.
— Vous répondez de sa discrétion?
— Comme de la mienne et sur ma tête.
Après avoir longuement remercié Sanson qu'ils
laissèrent seul avec le corps de Descart, Nicolas et l'inspecteur
se dirigèrent vers la partie du Châtelet où se trouvaient les
cellules. Nicolas, pensif, s'arrêta soudain et, prenant le bras de
Bourdeau, le retint d'aller plus loin.
— Je ne tiens pas à interroger Semacgus
maintenant, Bourdeau. Vous avez compris qu'il peut être
indifféremment l'acteur ou la victime de cette macabre mise en
scène. Il me faut d'autres éléments pour me faire une opinion sur
son cas. Je dois partir du terrain et retourner à Vaugirard, sur le
lieu du crime. J'ai le sentiment que le temps vous a manqué hier
soir pour examiner la maison en détail et pour recueillir des
indices.
— Je le reconnais volontiers, dit Bourdeau, mais
rien d'insolite ne m'a frappé. Ne comptez pas sur moi pour vous
laisser aller là-bas seul. Vous devez vous attendre à tout,
maintenant.
— Mon cher Bourdeau, il n'en est pas question. Il
importe que vous restiez avec Semacgus. C'est ici que tout peut
arriver. Comme je n'entends pas le mettre dans une de ces fosses
immondes où sa sécurité ne serait assurée qu'au détriment de sa
santé, je souhaite que vous le gardiez en attendant que je
l'interroge. Cependant, vous pouvez m'aider. Trouvez-moi un falot
ou une lanterne sourde. La nuit viendra tôt et je ne veux pas errer
dans l'obscurité. Faites-moi également quérir une voiture.
Pendant que Bourdeau disparaissait pour
exécuter ses instructions, Nicolas gagna le
bureau des permanences. Il ouvrit un placard empli de tenues
disparates, de perruques et de chapeaux. Toute cette friperie
aurait fait le bonheur d'un revendeur à la toilette et comportait
de quoi vêtir une cour des miracles. Nicolas fit son choix dans cet
étalage poussiéreux où puisaient ses collègues lorsqu'une affaire
délicate imposait de passer inaperçu dans le Paris ténébreux du
crime. Bourdeau réapparut, rapportant avec lui une petite lanterne
sourde. Avec un sourire timide, il tendit aussi à Nicolas un petit
pistolet, une poire à poudre et un sac de balles.
— Vous savez vous en servir. Il ne tire qu'un
coup, mais il est discret, vu sa taille, et peut sauver la vie.
C'est le deuxième exemplaire d'un spécimen sans suite dont m'a fait
cadeau un armurier de la rue des Lombards à qui j'avais rendu
service... Permettez-moi de vous en faire présent. Et promettez-moi
d'en user sans hésiter.
Nicolas serra la main de Bourdeau. Il était
sensible à l'affection que lui manifestait son adjoint qui, sous
une apparence rustique, dissimulait des trésors de dévouement. Il
plaça le pistolet dans la poche de son habit et, un baluchon à la
main, sortit du Châtelet pour se hisser dans un fiacre qui
l'attendait sous les voûtes. Il eut l'impression d'être suivi du
regard, mais ne put distinguer l'endroit où se tenait le guetteur,
et il ordonna au cocher de gagner à toute allure l'église
Saint-Eustache.
Lorsque la voiture arriva devant l'édifice, il la
fit arrêter devant le portail principal, se jeta dehors et entra
dans l'église. Il connaissait bien les lieux pour y avoir souvent
entendu la messe. Il aimait la nef immense et la clameur des orgues
qui résonnait sous les voûtes. Il tira l'énorme verrou de la porte.
En semaine, les ouvertures latérales étaient
closes, et même si elles avaient été ouvertes, le temps qu'aurait
mis son éventuel poursuivant pour les atteindre lui laissait tout
loisir de conduire son plan jusqu'à son terme.
Il se réfugia dans un coin sombre d'une chapelle
latérale, y abandonna son vêtement après avoir vidé ses poches,
enfila une autre tenue qu'il recouvrit d'une houppelande usée. Une
perruque antique, des lunettes sombres et le chapeau Régence à haut
bord le rendaient méconnaissable. Il vérifia son déguisement dans
un petit miroir de poche. Pour parfaire le tout, il se salit la
peau du visage avec du noir de fumée emprunté à un porte-cierges.
Le pistolet en main, dissimulé dans une poche, il risqua le tout
pour le tout et tira le lourd verrou. Mauval se tenait devant lui.
Son regard froid, qui contrastait avec l'animation de la course,
frappa de nouveau Nicolas. Il prit les devants d'une voix
chevrotante.
— A-t-on idée de tirer le verrou! Monsieur,
aidez-moi donc à ouvrir cette porte. Ce coquin qui vient d'entrer
m'a bousculé sans vergogne.
Mauval l'écarta sans ménagement et s'enfonça en
courant dans la nef. Le fiacre avait attendu Nicolas et prit
aussitôt la direction de la Seine.