XI
FARE NIENTE
Semblable à un voyageur que les besoins de la
nature obligent de se reposer sur le milieu du jour, quoiqu'il soit
pressé par le temps, l'archange s'arrêta entre le monde détruit et
le monde réparé.
Milton
La Seine coulait aux pieds de Nicolas. La grève
était envahie d'une couche inégale de neige et de boue gelées qui
laissait entrevoir, par endroits, la vase liquide. Les eaux grises
et tumultueuses défilaient si vite qu'elles ne permettaient pas à
l'œil d'en suivre le débit. Des troncs d'arbres, arrachés en amont
de la ville, surgissaient puis disparaissaient dans les remous de
la crue. Un contre-courant remontait le rivage en mouvements
violents qui recouvraient la plaque gelée comme un ressac. Fermant
les yeux, Nicolas aurait pu se croire au bord de l'océan. Cette
impression était renforcée par les cris aigus d'oiseaux de mer qui
planaient, ailes déployées contre le vent, guettant quelque
charogne dérivant au fil du courant. Seules les odeurs, que dégageait la vase en dégel
ameublie et ranimée par le flot, dissipaient l'illusion. La
contemplation du fleuve n'avait pas chassé le doute qui assaillait
Nicolas. Pour la troisième fois, il relisait la lettre d'Isabelle.
Les mots dansaient devant ses yeux. Il ne parvenait pas à
comprendre ce que ce message signifiait, tant il lui paraissait
inquiétant, confus et contradictoire :
Nicolas,
Je confie cette lettre à la
Ribotte, ma femme de chambre, pour qu'elle la porte aux Messageries
de Guérande. Je prie le Seigneur qu'elle vous parvienne. Mon père
est d'une humeur fort sombre depuis votre départ et me surveille
étroitement. Depuis hier, il est alité et ne consent à dire mot.
J'ai fait chercher l'apothicaire. Je ne sais plus que penser de
cette horrible scène. Mon père vous aimait et vous le respectiez.
Comment en êtes-vous arrivés là ?
Pour ma part, je demeure
affligée d'être séparée de vous encore une fois. Je ne sais si je
fais bien de vous avouer l'affliction dans laquelle m'a plongée
votre départ si précipité. Seul l'attachement que je vous sais
avoir pour ma personne procure un faible soulagement à ma douleur.
Je vous imagine l'âme suffisamment tendre et généreuse pour
cependant ne pas poursuivre un cœur qui ne peut se livrer sans
contrainte à son inclination. Voilà que je ne sais plus ce que je
dis. Adieu, mon ami. Donnez-moi de vos nouvelles, leur détail me
dédommagera de la tristesse qui m'accable. Non, oubliez-moi,
plutôt.
Au Château de Ranreuil, ce 2
février 1761.
Le jeune homme tenta, une nouvelle fois, de
démêler les raisons de son malaise. La joie de recevoir une lettre de son amie s'était peu à peu
transformée en une sourde inquiétude, au fur et à mesure que les
mots se succédaient. Le souci de la santé de son parrain
l'emportait d'abord. Tout le reste n'était qu'incertitude
qu'aggravaient les termes choisis et l'ordonnancement des phrases.
Depuis plus de deux années à Paris, il avait eu l'occasion d'aller
à l'Opéra. Le message d'Isabelle aurait pu appartenir à quelque
mauvais libretto. Les sentiments exprimés paraissaient forcés. Il
soupçonnait, sans se l'expliquer, une sorte de comédie et, pour
tout dire, une forme de coquetterie en désaccord avec la gravité de
la situation. Il se souvint que cette impression l'avait déjà
effleuré, lors de ses retrouvailles avec Isabelle au château de
Ranreuil. La scène qu'ils avaient jouée, alors, tous les deux
appartenait à un répertoire connu. Il s'agissait bien de celle du
dépit amoureux, si souvent répété par les jeunes amants, dans les
pièces de M. de Marivaux. Se pouvait-il qu'à son engagement entier
ne correspondent, chez Mlle de Ranreuil, qu'un jeu ou qu'une
apparence de passion destinés à lui procurer les émotions futiles
de la comédie amoureuse ? Peut-être s'était-il inventé une amante
et n'avait-il pas mesuré les risques de s'abandonner à un rêve. Au
plus profond de lui-même, il pressentait qu'un amour qu'on doit
protéger comme une terre menacée, que l'on doit expliquer et
défendre comme un avocat devant un tribunal, était peut-être déjà
un amour expirant. Et lui-même, ne s'était-il pas engagé avec
légèreté et inconscience dans un attachement qu'une enfance
partagée et les prestiges envoûtants d'une haute et puissante
famille pouvaient expliquer ? Comment avait-il osé croire qu'un
enfant trouvé pût regarder si haut, dans une direction si éloignée
de sa propre condition ? Un flot d'amertume le submergea et, avec lui, les rancœurs accumulées des
humiliations passées. Parfois, l'espoir le reprenait et les mots
d'Isabelle revêtaient aussitôt un autre sens. Il finit par décider
de remettre à plus tard ce débat avec lui-même et, après avoir erré
un moment, la tête perdue, il se retrouva devant l'Hôtel de
Ville.
Il avait gaspillé beaucoup de temps avec ces
vaines songeries. Il s'en voulut, puis décida que rien, au fond, ne
le pressait en cet instant. Il choisit de prendre au plus long et,
laissant l'Hôtel de Ville à sa gauche, il longea le fleuve, gagna
l'église Saint-Gervais, dédaigna l'agitation du marché Saint- Jean
pour rejoindre l'entrée de la rue Vieille-du-Temple. L'échoppe de
maître Vachon, maître tailleur, ne donnait pas sur la rue. Il
fallait franchir la porte cochère d'un vieil hôtel particulier dont
les propriétaires avaient été contraints, par le malheur des temps,
à louer les communs et le rez-de-chaussée à des artisans. Le maître
des lieux avait naguère expliqué à Nicolas que sa réputation
d'artiste n'étant plus à faire, la discrétion forcée de sa boutique
qui s'ouvrait sur une cour pavée était devenue un avantage aux yeux
de ses riches pratiques. Les voitures pouvaient déposer leurs
occupants à la porte du tailleur, sans que ceux-ci fussent
importunés par la curiosité populaire, ni obligés de se souiller
dans la boue fangeuse de la rue.
La visite de Nicolas avait plusieurs objectifs.
D'une part, il souhaitait renouveler une garde-robe qui commençait
à s'user et qui avait été diminuée par la perte des vêtements
abandonnés à Saint-Eustache et, d'autre part, il entendait faire
parler M. Vachon sur les habitudes d'une autre de ses pratiques, le
commissaire Lardin.
Quand Nicolas eut poussé la
porte, il fut frappé par les inconvénients intérieurs de la
situation de la boutique. L'obscurité devait être combattue par la
multiplication des lumières dans l'atelier et l'on ne parvenait à
remédier à cet inconvénient qu'à grand renfort de chandelles.
Ainsi, ce temple de l'élégance apparaissait-il au chaland non
prévenu comme une chapelle brillamment illuminée. Maître Vachon,
vêtu de drap gris, discourait avec force tout en frappant le sol
d'une de ces cannes en usage au siècle précédent. Son propos
s'adressait à trois apprentis qui, noyés dans des flots de tissus,
cousaient assis en tailleur sur le comptoir de chêne clair.
— Époque maudite où le roi tolère cette sotte
engeance financière ! clamait Vachon. Il a suffi qu'un contrôleur
général des Finances nous accable d'impôts excessifs pour que se
déchaînent d'imbéciles réactions. On tombe d'accord pour juger et
décider que tout le monde est désormais à la gêne. Chacun devient
alors d'une excessive mesquinerie, non pour prouver que le ministre
a tort, mais pour se moquer. Et comme en France la mode est
maîtresse des esprits, chacun y va de sa surenchère. Plus de plis,
messieurs, plus de goussets, plus d'ornements : l'ampleur disparue,
la basque écourtée, le devant échancré pour gagner du flot...
L'aiguillée, étourdi ! L'aiguillée plus longue ! Je ne cesse de
vous le répéter, mais c'est comme si je le chantais...
Il tonnait devant l'un des apprentis qui, sous
l'orage, se tassait jusqu'à presque disparaître au milieu du
satin.
— Et les broderies ? Là aussi, économie, pour ne
pas dire avarice ! Les maîtres joailliers se désespèrent, les
pierres sont remplacées par de vulgaires paillettes, du verre
aventuriné47 et du
strass, cette désastreuse invention
étrangère48. Ah !
misère... Mille grâces à M. de Silhouette49 ! Nous le pendrons en effigie, comme enseigne
à nos boutiques, Les métiers le maudissent et... Mais, c'est M. Le
Floch qui nous fait l'honneur de sa visite.
M. Vachon s'inclina et son vieux visage jauni
s'éclaira d'un sourire charmant. C'était un grand homme mince, dans
les soixante ans, et la force de sa voix surprenait toujours,
émanant d'un corps si maigre.
— Maître Vachon, je vous salue, dit Nicolas, et
constate que la santé est bonne, si j'en juge par votre
ardeur.
— De grâce, ne me trahissez pas. Vous savez la
susceptibilité du négoce quand ses intérêts sont en cause.
— Loin de moi une telle pensée. Je viens pour
renouveler un peu ma garde-robe. J'envisage un habit pour le jour,
solide et résistant, un manteau, des culottes et peut-être aussi
quelque chose de plus relevé, de plus élégant, à porter
indifféremment à la ville ou à l'Opéra. Mais, vous savez ces choses
mieux que moi et ce sont vos conseils que j'attends.
Vachon s'inclina à nouveau, posa sa canne et
considéra les montagnes de tissus entreposées dans ses rayonnages.
Son regard faisait l'aller et retour entre les draps et le
client.
— Homme jeune... Souvent dehors... De l'aisance.
Ce drap marron me paraît devoir vous convenir. Je vous le propose
en habit gansé, garnitures d'olives pour éviter que le vent ne le
fasse voltiger, culotte de même. Ne me parlez plus de manteau, cela
est bon pour les provinciaux en voyage et les soldats de cavalerie.
Ce n'est plus à la mode. C'est une redingote qu'il vous faut, une
belle redingote de drap lainé, doublée et
surdoublée. Elle sera bien chaude pour cet hiver glacé. Et je vous
ferai — pour vous et pour le même prix — deux rotondes au lieu
d'une, tant pis pour M. de Silhouette. Pour l'habit, disons de
cérémonie, il me vient une idée. Que diriez-vous de celui-ci
?
Il sortit, avec précaution, de son enveloppe de
papier de soie, un habit de velours vert sombre, discrètement
surbrodé d'argent.
— Celui-ci, magnifique, me reste sur les bras à la
suite du départ précipité d'un baron prussien. Il était à peu près
de votre taille. Il y aura juste quelques petites retouches à
faire, ainsi qu'à débroder cet ordre qui avait été commandé.
Voulez-vous le passer ?
Nicolas le suivit dans un petit réduit meublé
d'une psyché. Après s'être dépouillé de ses vêtements, il revêtit,
sans y prêter grande attention, l'habit vert. Quand il releva la
tête pour se considérer dans le miroir, il eut le sentiment de voir
un étranger. La tenue était exactement coupée et taillée pour lui.
Elle l'amincissait en soulignant la perfection des proportions. Le
nouveau personnage, qui le regardait, avec une réserve étonnée, lui
rappela les seigneurs hors de portée qu'enfant il observait à la
dérobée dans le salon du marquis de Ranreuil. Il se retourna et fit
quelques pas dans la boutique. Vachon, qui houspillait un de ses
apprentis, s'arrêta brusquement, chacun retint son souffle devant
la noblesse d'une apparition encore renforcée par la décoration qui
brillait à l'emplacement du cœur. Nicolas se crut, un instant,
transporté dans une autre existence. Le tailleur rompit le charme.
Il paraissait gêné.
— Il vous va trop bien, je veux dire parfaitement.
Il ne vous manque que l'épée pour paraître à Versailles. Qu'en
pensez-vous ?
— Je le prends, répondit
Nicolas. Faites débroder l'ordre et relâcher légèrement la culotte.
Quand pourra-t-il être prêt ?
— Dès demain. Je vous le ferai livrer chez le
commissaire Lardin. Comment se porte-t-il ?
Nicolas jubilait ; Vachon lui avait, de lui-même,
offert l'ouverture recherchée.
— Il y a longtemps que vous ne l'avez vu ?
— Juste après l'Épiphanie. Il est venu me
commander — ce n'est pourtant pas ma pratique — quatre capes de
satin noir, avec leurs masques, et aussi un de ces pourpoints de
cuir dont il aime se revêtir depuis des années.
— Toutes de la même taille, les capes ?
— Identiques.
— Vous les avez livrées ?
— Que non pas ! Le commissaire est venu les
chercher dans les derniers jours du mois de janvier. Mais,
monsieur, vous m'inquiétez, n'auraient-elles pas donné satisfaction
?
— Vous saurez toujours assez tôt, monsieur Vachon,
que, depuis le 2 février dernier, M. Lardin n'a pas réapparu à son
domicile et que la police — votre serviteur — est à sa
recherche.
Nicolas avait cru que la soudaineté de cette
annonce inciterait maître Vachon à lâcher quelque remarque. Il n'en
fut rien. Le premier moment de stupeur passé, il ne fut plus
question que de détails subalternes, de prises de mesures et
d'assurances obséquieuses que tout serait déployé pour satisfaire
le protégé de M. de Sartine qui précisa sa nouvelle adresse.
Quand il se retrouva dans la rue
Vieille-du-Temple, Nicolas eut l'idée de pousser jusqu'à la rue des
Blancs-Manteaux toute proche. Il repéra vite la nouvelle mouche de relève et se fit reconnaître.
Mme Lardin était au logis. La rumeur s'étant répandue dans le
voisinage que la cuisinière avait été chassée, plusieurs matrones
et une jeunesse étaient venues proposer leurs services. La mouche,
joli garçon, avait facilement lié conversation avec elles ; elles
n'étaient que trop heureuses de commenter aigrement leur
déconvenue. Reçues par une Louise rechignée et hautaine, elles
s'étaient vu répondre « qu'on n'avait besoin de personne » et
claquer sèchement l'huis à la figure. Nicolas avait remarqué, lors
de sa dernière nuit dans la maison, combien elle était laissée à
l'abandon. Jamais, par exemple, Catherine n'aurait laissé pourrir
une venaison dans le caveau. Mille et un détails de l'intérieur du
logis témoignaient du laisser-aller le plus complet. Comment Mme
Lardin, si raffinée et exigeante, pouvait-elle tolérer un tel
désordre domestique ? Nicolas sentait bien qu'elle ne souhaitait
plus de témoins dans sa demeure. C'est pour cette raison que,
Catherine et lui avaient été chassés, et Marie éloignée.
La mouche indiqua également à Nicolas qu'un
personnage ressemblant au commissaire Lardin était apparu à la
porte de l'église des Blancs-Manteaux. Il s'était engouffré dans
l'édifice en apercevant l'indicateur qui s'était aussitôt jeté à sa
suite, mais en vain. Il est vrai que le couvent possédait d'autres
issues. Interrogée sur les raisons qui lui faisaient penser qu'il
s'agissait du disparu, la mouche répondit avoir reconnu le
pourpoint de cuir si caractéristique du commissaire, mais il
n'avait pu entrevoir le visage de l'inconnu.
Nicolas, qui n'avait dans le ventre que le
chocolat et le pain mollet de M. de Noblecourt, se sentait tenaillé
par la faim. Il lui restait toutefois une
démarche à accomplir. Descart mort, qui disposerait de ses biens et
de sa fortune ? Selon certaines affirmations, notamment celles de
la Paulet, ceux-ci n'étaient pas négligeables. Par chance, Nicolas
avait entendu les Lardin citer le nom du notaire de Descart à
l'occasion de la vente d'un verger à Popincourt dont le
commissaire, pressé de dettes, souhaitait se séparer. Il s'agissait
de Me Duport, dont l'étude se trouvait
rue de Bussy, rive gauche du fleuve. Le temps se maintenant au
beau, Nicolas décida de s'y rendre à pied. L'air était limpide et
glacé et pénétrait la poitrine comme une eau-de-vie blanche. Une
lumière éclatante, qui venait juste de franchir le zénith, hésitait
à se dissiper. La ville était comme reconstruite par la clarté et
le gel. Ne voulant pas s'attarder outre mesure dans le quartier
Saint-Avoye, le jeune homme prit au plus court, avec l'intention de
se restaurer à l'un des étals de la rue des
Boucheries-Saint-Germain.
Tout en marchant, il se remémorait sa matinée. De
toute évidence M. de Noblecourt éprouvait des réserves à l'égard de
Lardin et soupçonnait d'étranges menées autour du couple, dont il
ne cachait pas la désunion.
Quant à la visite à maître Vachon, elle prouvait
en tout cas deux choses. La première, qui ne lui avait pas paru
alors avoir de signification particulière, était que Lardin
disposait de plusieurs pourpoints de cuir. Les débris de l'un
d'eux, découverts à Montfaucon, constituaient une des pièces à
conviction de la mort du commissaire et tendaient à confirmer
l'identité du cadavre. Cette constatation prenait un tour plus
étrange, après le rapport de l'indicateur de la rue des
Blancs-Manteaux. La seconde était la commande, par Lardin, de quatre capes de satin noir. Pourquoi
quatre vêtements de Carnaval ? Nicolas
voyait parfaitement à qui étaient destinés trois d'entre eux : un
pour Lardin, un pour Semacgus et un pour Descart. Le compte y était
pour les participants à la « partie » au Dauphin couronné. Mais pour qui était la quatrième
cape ? Louise Lardin était, elle aussi, sortie ce vendredi soir —
le témoignage de Catherine était formel — vêtue d'une cape de satin
noir. Était-ce l'une de celles de maître Vachon ou une autre ? Si
c'était celle du tailleur, pourquoi le commissaire l'avait-il
donnée à sa femme ? Il y avait là bien du mystère. Nicolas ne se
souvenait pas d'avoir vu cette cape, lors de sa perquisition dans
les chambres de la maison Lardin. Il faudrait, à nouveau,
interroger Catherine pour savoir ce qu'elle avait fait du vêtement,
ou alors...
Il franchit la Seine par le Pont-Neuf et gagna le
carrefour de Bussy par la rue Dauphine. Il aimait ce quartier qu'il
avait souvent sillonné lorsqu'il logeait au couvent des Carmes. Il
songea avec affection au père Grégoire, qu'il retrouverait dimanche
au dîner prié de M. de Noblecourt.
Nicolas estima peu habile de déranger le notaire à
l'heure du repas, et il se dirigea vers la rue voisine des
Boucheries-Saint-Germain. Il en connaissait les ressources, et il
avait découvert qu'une boucherie parisienne était un monde bien à
part. La profession était régie par des règlements et par les
usages d'une corporation jalouse de ses droits et de ses
privilèges. Il avait appris avec surprise que les prix étaient
fixés par le lieutenant général de police, selon les cours du
bétail sur pieds. Les poids de vente et leur véracité étaient
également vérifiés par l'administration. Nicolas avait eu ainsi à
connaître de quelques affaires. La police
organisait la répression des « mercandiers » qui colportaient la
viande à la sauvette, sans qu'on sache exactement sa provenance.
Les bouchers assuraient toujours qu'il s'agissait de viande volée,
avariée et malsaine — accusations auxquelles les mercandiers
rétorquaient qu'ils avaient leur clientèle et qu'ils vendaient
moins cher que les maîtres bouchers membres des jurandes. Il avait
eu également à traiter des innombrables contestations opposant les
services du lieutenant général de police, les bouchers et leur
clientèle. L'éternel problème des « réjouissances » agitait le
petit peuple des quartiers et des faubourgs. Il s'indignait
particulièrement de voir vendues les parties non comestibles avec
celles qui l'étaient.
Un ruisseau de sang à demi gelé dans la rue
indiqua à Nicolas qu'il avait atteint son but. Il franchit une
porte cochère qui donnait sur une allée ouverte desservant des
étals de viande. Dans la cour qui suivait, s'ouvraient un abattoir,
un échaudoir, un fondoir et, plus loin encore, des étables
contenant bovins et moutons. Les bouchers se chargeaient de la
préparation et de la vente des abats, parties que le peuple
appréciait pour la modicité de leur prix.
M. Desporges, chez qui Nicolas venait chercher
pitance, avait loué un petit local à une tripière qui accueillait
le client affamé autour de quelques tables bordées de bancs. Elle y
servait tripes, abats, pieds, foies, poumons et rates traités de
toutes sortes de manières. Nicolas commanda une écuelle de
gras-double dont il raffolait, mais la tenancière, la mère Morel,
subissant, comme d'autres, la séduction du jeune homme, lui
conseilla, à mots couverts, d'essayer une autre de ses spécialités,
la fricassée de pieds de porc. Elle en usait avec discrétion, car
elle n'avait pas le droit de servir la chair de cet animal dont
la vente était expressément réservée aux
charcutiers. Les pieds étaient cuits dans le bouillon du pot afin,
disait-elle, de les rendre plus douillets. Après, les os se
détachaient d'eux-mêmes. Il convenait alors d'assaisonner d'épices
et d'oignons hachés et de faire frire le tout dans le lard et le
beurre fondu, presque roux. Il fallait ensuite fricasser, d'une
main ferme et rapide, en agitant une vingtaine de fois. Une louche
du bouillon devait mouiller l'ensemble réduit l'espace de deux ou
trois Paters. Avant de servir, il était essentiel de délayer un peu
de moutarde dans du verjus et du vinaigre pour faire liaison avant
de servir le tout chaudement. Ce qui fut dit fut fait et Nicolas
céda si bien au conseil qu'il en reprit trois fois. Il se sentait
rasséréné, réchauffé et prêt à affronter un notaire. Ces
nourritures triviales lui procuraient toujours un surcroît
d'énergie. Il aimait les habitudes du peuple. Il s'y était souvent
mêlé et une partie de son charme tenait à ce qu'il usait des mots
justes et d'attitudes qui, sans effort, lui attiraient des
fidélités et des dévouements auxquels il ne prêtait pas toujours
attention.
Il avait eu raison de reprendre des forces.
Me Duport était de cette race
d'importants qui ne s'en laisse pas conter facilement. Il commença
par opposer un refus net aux courtoises interrogations de Nicolas
sur l'état de fortune de Descart et sur l'existence d'un testament.
Le tabellion faillit même appeler ses clercs pour jeter l'intrus à
la rue. Nicolas dut se résigner — il eût préféré en imposer à son
interlocuteur par sa propre autorité — à brandir la commission de
M. de Sartine, après quoi le notaire se résigna à répondre, avec
beaucoup de mauvaise grâce, aux questions de Nicolas. Oui, M.
Descart était possesseur d'une importante
fortune constituée en terres et fermes situées dans le Hurepoix, à
Saint-Sulpice de Favières, ainsi qu'en rentes sur l'Hôtel de Ville.
Il disposait, en outre, de sommes d'argent déposées chez un
banquier. Oui, il avait bien rédigé ses dernières volontés, il n'y
avait pas très longtemps, à la fin de 1760. Elles désignaient,
comme légataire universel, Marie Lardin, fille du
commissaire.
Nicolas était étourdi de ce qu'il venait
d'apprendre. Ainsi, Descart, peu avant sa mort, avait éprouvé le
besoin de mettre ses affaires en ordre. Mais, au lieu de le faire
au bénéfice de sa seule parente connue, sa cousine Louise Lardin,
il avait porté son choix sur la fille du commissaire, étrangère à
son sang... Il était difficile de ne pas rapprocher ce fait de
l'attitude de Lardin se manifestant, après sa disparition, par un
message sibyllin. Chacun d'eux, par-delà la mort et
l'évanouissement, adressait au vivant des signaux énigmatiques.
Pourquoi Descart avait-il testé en faveur de la douce Marie, qui ne
lui était rien ? Avait-il été séduit par son charme et son
innocence, lui, le dévot hypocrite et dépravé. Ou bien, la
personnalité, en apparence effacée, de la jeune fille
dissimulait-elle des aspects plus ténébreux ? Descart avait-il
voulu simplement prendre des précautions à l'égard d'une maîtresse
dont il avait percé à jour le naturel infidèle et rapace ? Tout
cela n'impliquait pas qu'il s'attendît à disparaître.
Tout en réfléchissant, Nicolas repassa la Seine et
courut au Châtelet. Bourdeau n'y était pas : il était parti
accompagner Semacgus à la Bastille. Il avait laissé un message dans
lequel il donnait succinctement le résultat des examens de Sanson
sur le cadavre de Descart. La victime avait été empoisonnée par une
pâtisserie bourrée de matière arsenicale. Descart était vraisemblablement tombé inconscient avant
d'être achevé par étouffement, la tête enfoncée dans un coussin.
Nicolas fut frappé par la sophistication de cet assassinat qui
mariait deux manières de tuer, la mise en scène de la troisième
destinée à environner de doute, sinon à dissimuler, les deux
premières. Il était dit que tout devait apparaître masqué dans
cette affaire comme la camarde elle-même, en vrai cauchemar de
carnaval.
Il sortit du Châtelet et, pour la première fois
depuis son retour à Paris, il se sentit désœuvré. Il était déjà
tard et la nuit tombait en même temps qu'un froid vif, accru par un
vent renforcé. Il s'autorisa une halte chez le pâtissier Stohrer,
rue Montorgueil, où il fit une orgie de ses babas préférés. Quand
il rentra chez M. de Noblecourt, Marion veillait, auprès du feu,
sur le bouillon double que prenait le magistrat avant de se
coucher. Il était en ville à un souper. Nicolas se retira dans son
nouveau domaine. Après avoir rangé son maigre bagage et s'être
déshabillé, il choisit un livre au hasard parmi tous ceux qui
l'environnaient. C'était Vert-Vert, de
Gresset50. Il l'ouvrit et un vers tomba sous ses yeux
:
Ah ! Qu'un grand nom est un
bien dangereux. Un sort caché fut toujours plus
heureux.
Il eut un sourire amer. Remontait soudain la
tristesse suscitée par la lettre d'Isabelle et par les tristes
réflexions qu'elle avait entraînées. Avec elle resurgit la vision
du jeune homme élégant, dans le miroir de maître Vachon, cette
image qui était à la fois lui et un autre, sentiment tentateur et
menaçant. Nicolas lâcha le livre et s'allongea. La chandelle de
l'alcôve se mit à filer. Une longue colonne noire montait vers
les solives, dessinant peu à peu une tache
sur leur surface laquée. Il la regardait pensivement. Il se leva
pour moucher la mèche entre ses doigts humectés et se recoucha tout
aussitôt, habité par une pensée qu'il ne parvenait pas à fixer mais
qui cheminait en lui. Cette empreinte sur la solive lui rappelait
quelque chose — et, soudain, il revit la tache sombre sur le haut
du crâne du cadavre de Montfaucon. Il s'endormit sur cette
découverte.
Dimanche, 11 février 1761
Nicolas avait laissé s'écouler la journée du
samedi dans la volupté de l'inaction. Levé tard, il avait profité
du temps toujours éclatant pour errer dans Paris. Son vagabondage
l'avait conduit dans des églises, puis au Vieux Louvre où il avait
admiré les devantures des marchands d'estampes et de tableaux. En
fin d'après-midi, il avait soupé dans une taverne proche de la
Halle. Sur le chemin du retour il n'avait pas réussi à échapper à
des troupes de gamins criant « À la chienlit ! lit ! lit ! » et qui
lui donnèrent, à plusieurs reprises, des coups de « battes à rat
»51. Il dut faire appel au service d'un brosseur
pour nettoyer son vêtement des empreintes de craie dont il était
couvert. Rompu, il était discrètement rentré au logis et avait lu
fort tard. Le lendemain matin, il avait assisté à la grand-messe à
Sainte-Eustache, dont il aimait les vastes proportions et la
résonance propice aux tempêtes des grandes orgues.
Midi avait sonné depuis longtemps quand il
revint rue Montmartre. Un flot harmonieux l'accueillit. Il pénétra
sur la pointe des pieds dans la bibliothèque
de M. de Noblecourt. Pour le coup, celle-ci s'était transformée en
salon de musique. Vêtu d'une ample robe d'intérieur à motifs de
cachemire, le maître de maison accompagnait au violon deux autres
musiciens. Le premier, à la surprise de Nicolas qui ne lui
connaissait pas cette passion, était le père Grégoire, également au
violon ; l'autre, petit personnage au visage aigu et à la perruque
outrageusement blonde, devait être ce M. Balbastre, l'organiste de
Notre-Dame, il s'évertuait devant un clavecin. Son ami Pigneau,
debout près de l'instrument, maintenait le rouleau de la partition
éclairé par un bougeoir à bobèche. Un peu confus de constituer à
lui seul le public, le jeune homme prit place dans une bergère et
s'abandonna au plaisir de la musique. Les mimiques des concertistes
retinrent d'abord son attention. Les sourcils froncés et la mine
empourprée de concentration, M. de Noblecourt paraissait souffrir,
mais parfois, sa bouche s'ouvrait et laissait échapper de petits
cris d'approbation devant certaines improvisations inattendues du
claveciniste. Le père Grégoire s'absorbait dans son exécution avec
encore plus d'attention que lorsqu'il dosait les quantités
d'extraits ou de décoctions de la liqueur des Carmes et marquait la
mesure en frappant le sol de son pied droit. Balbastre, lui,
offrait l'image parfaite du virtuose. Il touchait son instrument
sans presque consulter la partition et ses doigts volaient, dans le
flot agité de la mousseline de ses manchettes, au-dessus des tables
du clavecin.
La sonate en trio s'achevait. Un long silence
marqua la fin de son exécution. M. de Noblecourt poussa un long
soupir avant d'ôter sa perruque et de s'essuyer le front avec un
grand mouchoir sorti de sa manche. Son regard tomba soudain sur
Nicolas. Il s'ensuivit un moment de
confusion, d'échanges de salutations et de présentations. Nicolas
tomba dans les bras du père Grégoire et de Pigneau qui
manifestèrent, tous deux, leur joie de revoir leur ami. Nicolas
salua M. Balbastre avec toutes les formes de respect que devait
employer un jeune homme inconnu vis-à-vis d'une célébrité. Il
rougit de confusion d'être présenté comme « le confident plein
d'avenir de M. de Sartine ». Marion et Poitevin interrompirent les
politesses en apportant du vin. Chacun s'assit et se mit à trinquer
gaiement avec son voisin. Pigneau, qui avait coutume de commenter
avec Nicolas la qualité des concerts auxquels ils assistaient,
l'interrogea sur ce qu'il venait d'entendre. Le jeune homme apprit
ainsi que le trio avait joué une sonate pour basse continue de M.
Leclair52. Balbastre coupa la parole au séminariste
pour engager une controverse sur les parties basses
d'accompagnement.
Marion, à ce moment, entra dans la bibliothèque
et vint parler à l'oreille de son maître.
— Mais bien sûr, répondit M. de Noblecourt,
faites entrer et disposez un couvert pour l'ami inattendu qui nous
arrive.
Un cavalier à peine plus âgé que Nicolas fit son
entrée dans la bibliothèque. Saluant l'assemblée d'un coup de
chapeau désinvolte, il remit son épée à Poitevin qui l'avait
introduit. Il se campa devant le clavecin après avoir caressé d'une
main amoureuse la laque de l'éclisse et toisa l'auditoire. La
perruque blanche ne parvenait pas à vieillir sa mine juvénile et
moqueuse. Le visage aux sourcils bien fournis, le nez aquilin et
une bouche ourlée dont le dessin esquissait une moue ironique,
formaient un ensemble agréable. L'habit bleu pastel presque blanc
rappelait à Nicolas celui que M. Vachon lui avait proposé.
— Mes amis, je suis
heureux de vous présenter M. de La Borde53 premier valet de chambre de Sa Majesté.
Une nouvelle séance de salutations suivit. Même
Balbastre parut séduit par l'aménité du visiteur qui jeta un regard
aigu sur Nicolas à l'annonce de ses fonctions auprès du lieutenant
général de police.
— Que me vaut, Monsieur, le plaisir de votre
venue ? demanda le magistrat. Vous qui êtes si rare et qu'on
aimerait voir plus souvent. Mon amitié pour votre père s'est
reportée sur le fils. Cette demeure est la vôtre.
— Je suis votre serviteur, monsieur. Il se
trouve que j'ai obtenu une petite journée de liberté. Cela m'a
donné l'idée de venir prendre de vos nouvelles. Le roi a décidé
d'aller à Choisy avec Mme de Pompadour. Je suis de quartier, mais
il a eu la bonté de me donner congé. Quand le roi n'est pas là,
chacun fuit Versailles. Et de ce pas, je suis venu vous demander à
dîner.
Alors que la conversation s'engageait, Pigneau,
que Nicolas ne savait pas aussi versé dans les arcanes de la Cour,
lui confia à l'oreille qu'il ne fallait pas se tromper sur le terme
de valet, M. de La Borde était un personnage d'importance. En tant
que l'un des quatre premiers valets de chambre du roi, il avait
toute autorité sur l'ensemble du service intérieur, et surtout
l'incomparable privilège d'une continuelle intimité avec Sa
Majesté. En service, il dormait au pied même du lit royal. Il
faisait d'ailleurs figure de favori, passait pour fortuné, et
participait aux soupers intimes des petits appartements. Enfin il
compléta ce portrait en ajoutant qu'on le disait fort ami du
maréchal de Richelieu, lui-même premier gentilhomme de la
chambre.
Nicolas regarda avec
révérence quelqu'un qui approchait de si près le roi ; il se serait
attendu qu'un signe distinctif environnât de son aura le
bénéficiaire d'un tel privilège. Mais M. de Noblecourt s'était
extrait de son fauteuil et invitait ses hôtes à passer à
table.
Avec mille politesses, chacun s'efforçait de
s'effacer devant les autres. Ils pénétrèrent dans un salon
rectangulaire dont les fenêtres donnaient sur la rue. Une table
ovale y avait été dressée. Le mur opposé était meublé de vitrines,
de bibliothèques et d'un grand dressoir à dessus de marbre où
rafraîchissaient des bouteilles.
— Messieurs, point de protocole, nous sommes en
famille, déclara le magistrat. Nicolas, le plus jeune, en face de
moi. Mon père, dit-il à Grégoire, à ma droite. Monsieur de La
Borde, à ma gauche. Messieurs Balbastre et Pigneau, aux côtés de M.
Le Floch.
Le père Grégoire récita les grâces et chacun
s'assit. Marion entra, portant une soupière de taille
impressionnante qu'elle posa devant son maître qui servit lui-même
ses hôtes tandis que Poitevin versait le vin, blanc ou rouge selon
les convives. Après un moment de silence où chacun s'absorba dans
la dégustation du premier service, que M. de Noblecourt décrivit
avec gourmandise comme une bisque de pigeonneaux, la conversation
reprit entre lui et M. de La Borde.
— Quelles sont les nouvelles de la Cour ?
— Sa Majesté est très préoccupée par le siège de
Pondichéry. La marquise fait de son mieux pour le distraire de sa
mélancolie. Elle s'efforce aussi de restaurer les énergies. Vous ne
savez sans doute pas — Paris est si partial — combien cette femme
déploie de talents. On brocarde, on écrit des pamphlets, mais on ne relève jamais le bien qu'elle peut faire.
Sachez qu'elle a acheté sur sa cassette des milliers d'actions
d'armements de vaisseaux de course. Elle se passionne pour toutes
sortes de plans. Je puis même vous dire, en confidence, nous sommes
entre hommes d'honneur...
Il jeta un regard circulaire sur
l'assemblée.
— ... qu'elle me disait encore, hier soir, son
affliction d'être une femme dans un moment pareil et son souci de
voir tant de personnes, qui devraient concourir au bien public et
au service du roi, mal penser et ne rien faire...
— Cher ami, l'interrompit de Noblecourt, comment
va votre ami le maréchal ?
— Il se porte à merveille, quoique, l'âge
venant, il commence à rechercher les adjuvants nécessaires auprès
d'un cortège de docteurs et de charlatans. Il se partage entre son
gouvernement de Bordeaux et Paris, où il suit tout aussi assidûment
les séances de l'Académie que la chronique des théâtres. Et quand
je dis théâtre, il faudrait dire actrices...
Marion et Poitevin apparurent pour desservir.
Ils apportèrent pour suivre un ragoût de béatilles accompagné de
truffes à la braise présentées dans une serviette pliée et un grand
plat de jambon de Hanovre chaud. M. de La Borde, après avoir humé
le fumet qui sortait, en une vapeur légère, de la croûte du premier
plat, leva son verre.
- Messieurs, portons santé au procureur qui nous
traite, comme toujours, royalement. Que contient cette merveille
?
— C'est un ragoût de viandes délicates ; crêtes
de coqs farcies au chapon, ris de veau clouté, rognons de lapins,
rouelles de veau et morilles dans leur culotte de croûte.
— C'est du bourgogne d'Irancy, et le blanc, du
vin nature que je fais venir de Vertu en Champagne.
— J'avais bien raison de dire votre table royale
! s'exclama La Borde. Sa Majesté m'a interrogé, il y a peu, sur ce
que buvait son aïeul Louis le Grand. J'ai mené enquête avec le
sommelier ordinaire. Nous avons consulté de vieux registres.
Longtemps, Louis XIV a bu du vin de Champagne puis Fagon, son
médecin, lui a démontré que ce vin lui portait à l'estomac par sa
trop grande verdeur et lui a recommandé le vin de Bourgogne, que
cet organe digère plus à loisir sans être pressé de s'en défaire.
Il se mit donc à user du vin d'Auxerre, de Coulanges et
d'Irancy.
— J'aime l'Irancy, dit Noblecourt, pour sa
couleur claire et profonde, son parfum fruité et sa gaieté
péremptoire.
— Nous sommes bien près du Carême pour autant
flatter notre gourmandise, remarqua le père Grégoire.
— Mais nous n'y sommes pas encore, dit
Balbastre, ce qui permet à notre hôte, tenant et champion de notre
vieille cuisine, d'en illustrer les traits véridiques. On voit tant
d'innovations dans ce domaine de nos jours...
— Vous parlez d'or comme vous jouez et composez,
dit Noblecourt. C'est un vrai débat de notre temps, une querelle
décisive. Je m'indigne, messieurs, de lire certains ouvrages qui
souhaitent nous en imposer là comme ailleurs. La Borde,
connaissez-vous Marin ?
— Je le connais fort bien. C'est un artiste qui
a débuté chez Mme de Gesvres puis a dirigé les fourneaux du maréchal de Soubise, autre grand gourmand
devant l'Éternel. Sa Majesté l'apprécie et Mme de Pompadour en
raffole. Il aime travailler l'effet des sens...
— L'effervescence ? Mais, c'est un collègue,
s'écria l'apothicaire des Carmes.
Tout le monde rit de la méprise du bon moine
égaré dans les splendeurs de son assiette.
— Oui, il s'agit bien de ce cuisinier-là, dit
Noblecourt, et je suis au désespoir de n'être pas de l'avis de Sa
Majesté.
Il se leva aussi prestement que sa corpulence le
lui permettait, courut à l'une des bibliothèques et en sortit un
livre marqué de multiples petits signets de papier.
— Tenez, voilà Les Dons de
Comus, par François Marin, Paris 1739.
Il chercha fébrilement la bonne page et se mit à
lire à haute voix.
— « La cuisine est une espèce de chimie et la
science du cuisinier consiste à décomposer, à faire digérer et à
quintessencier les viandes et à en tirer des sucs nourrissants et
pourtant légers, à les mêler et à les confondre ensemble de façon
que rien ne domine et que tout se fasse sentir. » J'arrête là ce
galimatias. Pour moi, je tiens qu'une viande doit être une viande
et avoir goût de viande.
Il saisit un autre livre, bardé de signets
lui-aussi.
— Voilà ma bible, messieurs : Lettre d'un pâtissier anglois au nouveau cuisinier
françois, par Dessalleurs, Paris 1740. Écoutez : « Quel
ragoût pour les personnes délicatement voluptueuses qu'un plat
chimique où il n'entre que des quintessences raisonnées et
dégagées, avec précision, de toute terrestréité. Le grand art de la
nouvelle cuisine, c'est de donner au poisson
le goût de la viande et à la viande le goût du poisson, et de ne
laisser aux légumes absolument aucun goût. » Voilà bien ce que je
pense de ces nouveautés condamnables, hérétiques même.
Il revint s'asseoir, tout animé de son
indignation.
— J'aime la passion pour la cuisine poussée à ce
niveau d'intolérance, dit La Borde. Cela me fait penser à un petit
volume, Le Cuisinier gascon, paru sous
une signature mystérieuse en 1747. J'ai quelques raisons de penser
que son auteur est Mgr de Bourbon, prince des Dombes qui officiait
souvent au petit souper du roi comme marmiton. D'ailleurs, le roi,
la reine, les filles de France et nombre de ducs — Soubise,
Guéménée, Gontaut, d'Ayen, Coigny et La Vallière —, tous ont revêtu
le tablier. Dans cet ouvrage, les recettes de la nouvelle cuisine
étaient affublées de noms ridicules : sauce au singe vert, veau en
crotte d'âne à la Neuteau, poulet à la Caracatacat et autres
inventions.
— Messieurs, je suis un homme heureux, reprit
Noblecourt. La chère est appréciée et les convives brillants.
Ainsi, au contraire de ce que disait M. de Montmaur, je puis
proclamer : « J'ai fourni les viandes et le vin et vous avez fourni
le sel. »
Mais comme tous ne participaient pas également à
la conversation, il changea de sujet.
— Et M. de Voltaire, que nous prépare-t-il
?
Balbastre sauta sur l'occasion.
— Il continue à s'échauffer contre les Anglais,
non seulement parce qu'ils sont nos ennemis, mais parce qu'ils ont
publié que leur Shakespeare était infiniment supérieur à notre
Corneille. Notre grand homme le dit éloquemment : « Leur
Shakespeare est infiniment au-dessous de Gilles54. »
— Le sarcasme restreint le jugement,
risqua Nicolas. Il y a, dans cet auteur
anglais, de bien belles pages et des morceaux émouvants qui
prennent l'âme.
— Vous avez lu Shakespeare ?
— Oui, dans le texte original, chez mon parrain,
le marquis de Ranreuil.
— Les commis de police lisent les auteurs,
aujourd'hui ! s'exclama Balbastre.
Nicolas regretta aussitôt d'avoir, sans le
vouloir vraiment, mis en avant le nom respecté d'un homme avec
lequel, de surcroît, il avait rompu tout commerce. Le regard
affligé de Pigneau lui fit mal. Pouvait-il trouver moyen plus
vulgaire de se hausser ? Il avait bien mérité la pointe de
Balbastre. M. de Noblecourt, qui sentit le malaise, dévia encore
une fois le cours de la conversation en commentant le découpage de
la volaille qu'il exécutait d'une main ferme et experte. M. de La
Borde, qui n'avait cessé de regarder Nicolas avec bienveillance,
seconda le vieux magistrat.
— Monsieur le procureur...
— Vous voilà bien cérémonieux ! Vous allez me
demander quelque chose.
— Certes. Auriez-vous la bienveillance de nous
faire les honneurs de votre cabinet de curiosités ?
— Comment ! Vous en connaissez l'existence
?
— La ville et la Cour la connaissent et vous en
parlez vous-même assez souvent.
— Touché ! En vérité, ce n'est pas mon cabinet,
mais plutôt celui de mon père qui l'avait commencé. Je n'ai fait
que marcher sur ses brisées. Au cours de ses voyages, il a pris la
manie d'acquérir tout ce qui lui semblait sortir de l'ordinaire.
J'ai fait de même quand, à mon tour, j'ai voyagé.
La fin du repas se déroula sur cette
promesse. Les conversations particulières
s'organisèrent. Pigneau, qui connaissait les faiblesses de son ami
et ses accès de mélancolie, parvint à lui faire comprendre que la
remarque de Balbastre était plus étourdie que méchante. Les
desserts avaient été servis en abondance, et tourtes, massepains,
confitures et gelées couvraient la table. On servait les liqueurs
et chacun se sentait envahi par la douce torpeur de
l'après-dîner.
M. de Noblecourt frappa dans ses mains et invita
ses hôtes à regagner la bibliothèque. Il se dirigea vers une porte
ouvrant sur un cabinet. Il prit une petite clef attachée à la
chaîne de sa montre et ouvrit. Tout d'abord, ses visiteurs ne
virent rien, la pièce n'ayant pas de fenêtre. Il alluma deux
chandeliers placés sur une petite table. Trois des murs étaient
meublés de vitrines renfermant une foule d'objets étranges et
disparates. Il y avait là, rassemblés, des coquillages, des
végétaux desséchés, des armes anciennes, des porcelaines exotiques,
des tissus sauvages, des pierres et des cristaux aux formes et aux
couleurs inconnues. Plus inquiétants, des bocaux contenaient, dans
des liquides troubles, des masses spongieuses et blanchâtres
semblables à des larves informes. Mais ce qui attira davantage
l'attention des visiteurs, ce fut un tableau en relief, encadré
d'une bordure de bois travaillé et doré. Il représentait un
cimetière dans l'obscurité de la nuit ; des cercueils entrouverts
laissaient apparaître des corps en décomposition et des masses
grouillantes de vers et de bêtes rampantes sculptées et ciselées
dans la cire avec un tel naturel que l'ensemble semblait s'animer
sous le regard.
— Mon Dieu, quelle est cette horreur ? demanda
le père Grégoire.
— Mon père a beaucoup voyagé dans sa jeunesse,
et notamment en Italie. Je m'en vais vous dire un conte. En 1656,
naquit à Palerme, en Sicile, un dénommé Zumbo. Élève des Jésuites à
Syracuse, il fut frappé, tout jeune, par les décorations macabres
qui ornaient les sanctuaires de la Compagnie, sans doute en écho à
sa devise Perinde ac cadaver55. Prêtre, il devint
rapidement expert dans la confection de tableaux de cires
anatomisées. Vous en avez un ici sous les yeux. Ces théâtres de la
corruption attiraient l'attention sur le spectacle de la mort, afin
de faire voir aux fidèles des scènes qui, dans la réalité, les
eussent emplis d'horreur et de dégoût.
— Mais, demanda Pigneau, l'objet de tout cela
?
— Il s'agissait de stimuler le repentir et
d'inciter à la conversion. Zumbo voyagea et travailla à Florence,
Gênes et Bologne. À Florence, il fabriqua plusieurs théâtres de
corruption, notamment un sur la vérole qui lui fut commandé par le
grand duc Côme III dont le gendre, l'Électeur de Bavière, souffrait
de cette maladie. En 1695, mon père le rencontra et lui acheta
cette œuvre, Le Cimetière. Il
travaillait à l'époque avec M. Des Noues, sur des têtes de cires et
sur une femme morte en couches qu'il parvint à conserver sous la
cire. Il était parvenu à rendre le naturel à la perfection en
utilisant cette matière colorée. Il vint à Paris et fut reçu par
l'Académie de médecine à qui il présenta ses travaux. En procès
avec Des Noues qui prétendait être l'inventeur du procédé, il
mourut à Paris en 1701.
Tous se turent, contemplant l'innommable sans
plus prêter attention au reste des curiosités. Nicolas, moins
frappé que les autres pour avoir été confronté à des réalités infiniment plus terribles, remarqua
un grand crucifix posé contre l'une des vitrines. Il interrogea M.
de Noblecourt qui sourit.
— Ah ! cela n'est pas une curiosité mais, comme
je ne tiens pas à passer pour janséniste, j'ai mis ce présent à
l'écart. Le croiriez-vous, c'est un cadeau du commissaire Lardin.
Je ne le pensais ni si dévot ni aussi prosélyte. Je m'interroge
toujours sur la raison de ce présent et sur le sens d'un petit
message ésotérique qui accompagnait cette attention et dont je n'ai
pas encore saisi la signification.
Il prit le papier enroulé autour du bois de la
croix. Nicolas, avec stupeur, découvrit le pendant du message
trouvé dans son habit rue des Blancs-Manteaux.
C'est pour mieux les
ouvrir
Afin de rendre les
paroles.
— Voyez l'énigme, reprit Noblecourt. Ce Christ
janséniste a les bras fermés, sans doute pour mieux ouvrir les
coeurs ; c'est la traduction que je fais.
— Me laisserez-vous ce papier ? demanda Nicolas
à voix basse.
— Faites, j'entends que tout cela peut avoir une
importance.
La gaieté du dîner s'était évaporée. La visite
du Cabinet du vieux procureur avait ouvert la boîte de Pandore.
Chaque invité semblait avoir revêtu un masque et s'être refermé sur
lui-même dans la tristesse et le silence. Noblecourt eut beau faire
pour retenir son monde, chacun finit par prendre congé.
M. de La Borde salua Nicolas d'un étrange : «
Nous comptons sur vous. » Après avoir promis à Pigneau et au père Grégoire de moins les négliger, le
jeune homme demeura seul avec M. de Noblecourt, qui paraissait
soucieux.
— Ces parties ne sont plus de mon âge,
soupira-t-il. J'ai fait quelques excès. Je crains qu'un accès de
goutte ne me menace et, avec lui, les reproches de Marion, qui aura
raison, comme d'habitude. Je n'aurais pas dû céder à la curiosité
de La Borde. J'ai lâché les diables et rompu le charme.
— Ne regrettez rien, monsieur, il y a des choses
que certains ne peuvent regarder en face.
— Voilà de la sagesse. J'ai remarqué d'ailleurs
que vous manifestiez peu d'émotion à ce spectacle.
— J'ai vu des choses pires qu'une représentation
de cire et...
Marion venait de faire irruption, l'air
scandalisé.
— Monsieur, il y a là un inspecteur Bourdeau qui
demande notre Nicolas.
— Allez, Nicolas, dit le magistrat, mais prenez
garde à vous, j'ai un mauvais pressentiment. Ce doit être la
goutte. C'est la goutte !