XIII
HALLALI
Où est la fuite ailée, Où la retraite aux grottes ténébreuses Qui me déroberait aux pierres du supplice ?
Euripide
Dans la cellule, les choses étaient demeurées en l'état. Ils contemplaient le corps de Bricard disloqué comme un pantin au bout de son fil. La sangle, passée par derrière un barreau, avait été formée en nœud coulant. Le prisonnier s'était hissé sur la planche puis jeté en arrière en s'aidant de son pilon qui demeurait coincé à angle droit contre la muraille. Cette mise en scène involontaire avait un aspect grotesque, comme si le vieux soldat était en train d'escalader la paroi. Bourdeau hocha la tête et posa sa main sur l'épaule de Nicolas figé.
— Voilà de ces mésaventures courantes dans le métier. Ne vous tourmentez pas et ne portez pas cette erreur à votre discrédit.
— Il s'agit bien d'une erreur, pourtant.
— Le terme dépassait ma pensée. Parlons plutôt de fatalité. Le destin lui a offert une porte de sortie. Il ne pouvait pas s'en tirer dignement, voué de toute façon à la question et à l'échafaud. Pour le reste, laissez à un ami le soin de vous dire qu'un interrogatoire en forme ne doit jamais se faire seul. La hâte est mauvaise conseillère. Un autre peut voir ce qui est oublié. C'est cette volonté de bien faire dans l'instant qui est seule responsable. De surcroît, croyez qu'un homme qui veut mourir trouve toujours un expédient. Pour le coup, cette malheureuse sangle a fait l'affaire.
— Bourdeau, est-on bien sûr au moins qu'il s'agisse d'un suicide ? Quelqu'un aurait pu vouloir le faire taire...
— J'y ai songé. Toutefois, j'ai une grande habitude des pendus, pour avoir constaté plusieurs dizaines de suicides par suspension. Sans avoir la science de notre ami Sanson, j'ai quelques lueurs sur cette matière. Et, de fait, elle est délicate. On a beaucoup discuté dans les écoles pour savoir de quelle manière on peut déterminer si un individu que l'on trouve pendu l'a été avant ou après sa mort64.
— Et d'après vos constatations ?
Bourdeau s'approcha du corps et le retourna. Le pilon retomba. Le corps semblait à la fois grossi et raccourci.
— Observez bien, monsieur. Le visage est bouffi et violacé, les lèvres tordues, les yeux ressortent proéminents et la langue apparaît gonflée entre les dents qui la serrent. L'emplacement de la sangle est imprimé sur le cou avec des meurtrissures sous la gorge. Enfin, les doigts sont livides et contractés, comme si la main continuait à tenir fortement un objet. Les détails emportent la conviction. Il n'y a aucun doute à avoir sur la réalité du suicide.
— Vous avez raison, Bourdeau, soupira Nicolas.
Il fallait accepter la réalité. Les sages remontrances de l'inspecteur, dispensées sous forme de conseils, tempéraient son remords par la compréhension qu'elles manifestaient.
— De toute façon, dit Bourdeau, s'il ne s'était pas détruit de cette manière, il en aurait trouvé une autre. Le nécessaire était là.
Il désignait la bouteille d'eau de vie et la tasse qui avaient roulé à terre.
— Je retiens la leçon, dit Nicolas, et n'en suis que plus décidé à aboutir.
La colère montait en lui devant ce gâchis et cette vie brisée déjà à deux reprises, mais qui l'était maintenant pour l'éternité. Il se promit de découvrir ceux qui avaient conduit Bricart à cette extrémité. Une froide détermination l'emportait sur son désarroi.
— Cette mort doit demeurer secrète ainsi que celle de Rapace, décréta Nicolas. Pour ce dernier, je crains que cela ne soit déjà trop tard ; les coupables nous épient. Il est essentiel qu'ils continuent à croire que Bricart est vivant : ils se sentiront menacés par son témoignage ou ses aveux. Il nous faut passer à l'offensive et les prendre de vitesse.
— Comment comptez-vous procéder ? demanda Bourdeau.
— Étalons la donne. Nous avons deux meurtres indiscutables. Le premier pourrait être celui de Lardin ; le second est celui de Descart. Nous avons un disparu, mort ou en fuite, Saint-Louis. Nous avons deux femmes. L'une, Louise Lardin, épouse d'un des disparus dont elle affecte hardiment de faire son deuil, est en outre maîtresse d'un des morts, Descart, et de deux des suspects, Semacgus et Mauval. L'autre, Marie, éloignée ou disparue, qu'on hésite à placer dans la catégorie des suspects ou dans celle des victimes. Louise Lardin, notez-le, paraît à la fois liée à tout et assurée d'être intouchable. Quant à Semacgus, son nom reparaît avec une troublante régularité.
Nicolas commençait à douter du chirurgien. Ses mensonges initiaux lui revenaient en mémoire et rédimaient tout ce qui avait suivi et les protestations répétées de sincérité. Semacgus n'avait d'alibi solide ni pour le premier ni pour le second assassinat. On pouvait également le soupçonner en ce qui concernait Saint-Louis, car, si celui-ci était mort, son maître avait été le dernier à le rencontrer. Descart l'avait d'ailleurs clairement accusé du meurtre de son cocher. Nicolas sentait qu'il devait se défaire de son emprise. L'homme était d'autant plus insaisissable qu'il était seul et que personne ne savait rien de lui.
Enfin, et ce n'était pas le moindre souci de Nicolas, restait à mettre la main sur les papiers du roi. C'était sur ce point précis qu'il serait jugé et estimé. Abandonner à leur sort des inconnus présumés coupables faute de preuves, serait toléré. Échouer dans la recherche de lettres compromettantes pour le pouvoir ne lui serait jamais pardonné. Sartine le lui avait clairement laissé entendre.
— Si je vous suis, demanda Bourdeau, la rue des Blancs-Manteaux requiert toute notre attention ?
— Vous m'avez parfaitement compris ; c'est là que doivent se concentrer nos efforts. Sur Mme Lardin, et ensuite sur Semacgus. N'oubliez pas l'étrangeté des rapports de nos informateurs autour de la demeure du commissaire, toutes ces allées et venues inexplicables. Cependant, pour être efficaces, nous allons devoir agir vite. L'effet de surprise jouera à plein et conjuguera les avantages de la souricière et la précision d'une fouille en règle.
Nicolas fit transporter le corps de Bricart dans l'arrière caveau de la Basse-Geôle. C'était le troisième corps déposé là en une semaine. Quels rapports exacts pouvaient-ils y avoir entre les débris de Montfaucon, le corps de Descart et celui d'un vieux soldat dévoyé ? Une fois cela découvert, l'affaire serait proche du dénouement. Bourdeau avait réuni ses gens. Plusieurs exempts et des gardes les accompagneraient. Trois fiacres s'ébranlèrent à grand bruit sous le porche du Châtelet. Il fallut se frayer un chemin au milieu des embarras de la ville et d'une foule qui s'écartait tant bien que mal à l'approche du convoi.
Ils firent bloquer la rue des Blancs-Manteaux et des hommes furent envoyés sur les arrières, pour éviter toute fuite par le jardin. Accompagnés de deux exempts, Nicolas et Bourdeau se dirigèrent vers la porte qu'ils heurtèrent violemment. Il s'écoula un long moment avant que Louise Lardin n'apparaisse, décoiffée et en chenille ; elle semblait avoir été dérangée au saut du lit. Il y eut un vif échange de propos entre elle et Nicolas qui l'informait du caractère officiel de la perquisition, puis elle parut se calmer. Bourdeau souffla à l'oreille de Nicolas que son attitude s'apparentait à une tentative de retardement : elle cherchait sans doute à favoriser la fuite d'un tiers. Le dernier rapport de la mouche indiquait pourtant qu'elle était seule dans la maison.
Après l'avoir priée de demeurer dans la salle à manger sous bonne garde, il invita Bourdeau à gagner les chambres du premier. Un grand désordre régnait dans celle de Louise. Le lit était ravagé et les oreillers conservaient encore la trace de deux têtes qui s'y étaient reposées. Bourdeau passa la main sous la couverture, la couche était encore tiède, des deux côtés. Tout semblait justifier leur soupçon : Mme Lardin n'était pas seule au moment de leur intrusion.
Un exempt fut dépêché pour fouiller la maison en commençant par le grenier ; il revint bredouille. Nicolas vidait systématiquement les commodes et les armoires. Il saisit une cape et un masque de soie noire, ainsi que des chaussures, et plaça le tout dans un drap qui fut noué et scellé. Il ne trouva aucune trace, parmi les affaires du commissaire, du pourpoint de cuir ou d'une autre cape. La chambre de Marie Lardin n'avait pas changé d'aspect. Une surprise l'attendait cependant : ouvrant l'armoire dont le contenu l'avait surpris lors de sa précédente fouille, il la trouva presque vide. Des robes, des jupes, des mantes et des souliers avaient disparu. Marie était-elle revenue ? Ou bien... Il se promit d'interroger Louise à ce sujet. Une dernière inspection lui fit découvrir, au fond du tiroir d'une petite table de marqueterie, le missel de la jeune fille. Il avait souvent remarqué ce petit livre relié en velours bleu qu'elle portait pour aller à la messe. Pourquoi l'avait-elle laissé ? Elle y était pourtant fort attachée, l'objet lui venant de sa mère. Intrigué et ému, Nicolas se mit à feuilleter le petit livre. Un billet en tomba, plié en deux, identique aux énigmatiques messages du commissaire. Celui-ci disait :
Recherchées sans relâche et
Tout son dû au roi.


Ainsi, un troisième message avait été placé par Lardin à un endroit où il était assuré que sa fille le trouverait un jour ou l'autre. Cela avait-il été le cas ? Marie n'usait de son livre d'heures que pour la messe, du moins Nicolas le supposait-il. Bourdeau n'avait pas remarqué sa découverte ; il la rangea dans sa poche. Il lui faudrait comparer ce message aux deux autres en sa possession. Il éprouvait le fol espoir que la mention du roi pût avoir un rapport avec les lettres qu'il était chargé de retrouver.
Nicolas entraîna ensuite Bourdeau dans son ancien domaine du second étage. Il le revit avec un peu de nostalgie, sans rien y relever de suspect. Ils redescendirent au rez-de-chaussée pour l'examen approfondi de la bibliothèque. Dans un exemplaire des poésies d'Horace, ils trouvèrent une facture de fournisseur — un ébéniste — pour un travail qui avait été payé le 15 janvier 1761. La proximité de la date intrigua Nicolas, qui recueillit le document. Avait-il été dissimulé dans ce livre à dessein ou servait-il simplement de signet ? Il ne coûterait rien de vérifier à quel objet cette facture correspondait. Là encore, il garda le silence sur cet indice.
Ils retrouvèrent Louise Lardin dans la salle à manger. Elle était assise droite au bord d'une chaise.
— Madame, dit Nicolas, je ne vous demanderai pas si vous étiez seule ; nous savons que non. Le quartier est surveillé. Votre visiteur n'ira pas loin.
— Vous êtes bien insultant et présomptueux, Nicolas, répondit-elle.
— Peu importe, madame. Je vous saurai gré de m'indiquer où sont passés les vêtements de Mlle Marie, votre belle-fille. Je vous conseille de répondre sans faire de difficultés, sinon vous y serez contrainte dans les chambres de la Conciergerie65.
— Je suis donc suspecte ?
— Répondez à ma question.
— J'ai donné les hardes de ma belle-fille aux pauvres. Elle a décidé d'entrer au couvent.
— Je souhaite pour vous que ce point puisse être vérifié. Maintenant, inspecteur, nous allons fouiller la cuisine.
Louise eut un mouvement qu'elle réprima vite.
— Vous n'y trouverez rien.
— Bourdeau, donnez le bras à Madame, elle nous servira de guide.
La cuisine était glacée. Nicolas aurait parié que le potager n'avait pas été allumé depuis plusieurs jours. Bourdeau se mit à renifler d'un air dégoûté.
— Quelle puanteur ! s'écria-t-il.
— Comment ! ironisa Nicolas. Vous ne trouvez pas ce fumet agréable ? Alors, demandez à Mme Lardin la raison de cette infection. Elle va vous expliquer, je pense, qu'elle goûte fort la venaison faisandée.
— Que voulez-vous dire ?
— Du gros gibier est en bas, dans le caveau, comme au pourrissoir. Comment expliquez-vous cela, madame ?
Pour la première fois depuis leur arrivée, Louise laissait transparaître des traces d'inquiétude. Elle s'adossa au buffet.
— J'ai chassé ma cuisinière, répondit-elle, et je n'ai encore trouvé personne pour la remplacer. Vous êtes bien placé, monsieur, pour savoir que c'était une artiste dans sa partie. Je ne me salis pas les mains aux besognes du logis, je laisse cela aux souillons. Dès que j'aurai quelqu'un, tout sera nettoyé.
— Et cela ne vous dérange pas ? demanda Bourdeau.
Louise ignora sa question et fit mine de sortir.
— Ne nous quittez pas, madame, ordonna Nicolas. Exempt, surveillez cette femme. Nous descendons au caveau.
Nicolas fit couler un peu de vinaigre d'un récipient en porcelaine. Il en humecta son mouchoir et proposa à Bourdeau d'en faire autant. Celui-ci refusa et agita sa pipe, qu'il eut bientôt bourrée et allumée.
— Je crois que nous sommes prêts. Prenons ce chandelier.
Dès qu'ils furent en bas, l'odeur, en dépit de leurs précautions, devint insupportable. Le sanglier était en décomposition. Des lambeaux de chair étaient tombés à terre et des bêtes rampantes les recouvraient d'une couche vivante, agitée de lents mouvements. Nicolas arrêta Bourdeau qui allait avancer. Il retira ses bottes, s'accroupit et, s'éclairant du chandelier, il examina le sol. Sa quête le conduisit devant un châssis de bois dont les traverses étaient garnies de bouteilles. Il saisit quelque chose qu'il montra à Bourdeau. Il s'agissait d'un morceau de cierge d'église écrasé. Il se redressa, se rechaussa, appela Bourdeau à la rescousse et entreprit de débarrasser les étagères de leurs bouteilles. Bourdeau appuyé sur le meuble, le vit soudain glisser sur le côté de la muraille et découvrir une vieille porte.
— Que ferais-je sans vous ? dit Nicolas. Vous êtes comme Alexandre : alors qu'on s'évertue sans succès, vous tranchez le nœud gordien.
— Je ne l'ai pas fait exprès, répondit l'inspecteur, mais j'ai l'impression que cette porte va beaucoup nous apprendre. Le mérite, monsieur, vous en revient. Je n'ai fait que suivre le limier à l'arrêt que vous simuliez avec tant de conviction. Vous avez le nez creux !
— Pour l'instant, je l'aurais plutôt plein, dit Nicolas, en remettant son mouchoir devant son visage.
Ils éclatèrent de rire, repoussant un peu l'angoisse qui montait. Nicolas poussa la porte qui n'avait pas de serrure. Ils s'aperçurent alors que le châssis pouvait être déplacé de l'extérieur. Une corde attachée à l'une de ses extrémités passait dans un trou pratiqué dans la porte. Il suffisait de la tirer pour que le châssis roulant se déplace latéralement et dégage une ouverture. Voilà qui expliquait les déplacements mystérieux des visiteurs et des occupants de la maison Lardin. Les mouches étaient évidemment inutiles devant un tel système, et l'inconnu, qui était avec Louise, avait évidemment pris la poudre d'escampette par cette voie. Restait à savoir où conduisait cette issue.
Ils descendirent encore des marches. L'odeur ignoble de la charogne s'alourdissait dans l'air raréfié du souterrain. Après quelques pas, ils durent tourner deux fois sur la gauche et franchir à nouveau quelques degrés. Nicolas entendit Bourdeau qui armait son pistolet. Ils parcouraient un de ces boyaux immémoriaux dont le sol de Paris était truffé. Des compagnies de rats semblaient naître sous leurs pieds. Ils semblaient faire la queue en files pressées, les plus gros sautant par-dessus les autres. Leurs petits cris perçants et leur excitation devaient bien avoir une cause. La voie finit par aboutir à une salle voûtée. Nicolas s'arrêta, effaré devant le spectacle qu'il avait sous les yeux. De même que les lambeaux du sanglier étaient animés d'une vie indépendante, une forme mouvante gisait à quelques pas d'eux. Derrière lui, Bourdeau ne put retenir un cri. Pour s'approcher, ils durent se défendre à coups de bottes contre des rongeurs de plus en plus agressifs qui montraient les dents en couinant. Ils voyaient luire les centaines de points rouges des regards tournés vers la lueur de la chandelle. Bourdeau bouscula Nicolas. Il avait saisi une fiasque d'alcool dans sa poche. Il en vida le contenu sur son mouchoir, y mit le feu et le jeta sur les premiers rangs. Quelques bêtes se mirent à grésiller, déclenchant l'effroi dans la troupe immonde. En quelques instants, la panique fut générale et la place provisoirement nette.
Nicolas se demanderait longtemps si la vision de la marée des rats n'était pas préférable à celle qui, emplissait leurs yeux. Un corps était là, celui d'un être humain, mais qui n'en avait plus l'aspect. Les théâtres de corruption de M. de Noblecourt n'étaient que pâles fantaisies auprès de la vision de ce cadavre décomposé et à demi dévoré. La cage thoracique éclatée laissait entrevoir les côtes. La tête était méconnaissable, mais sans cheveux. Bourdeau et Nicolas reconnurent en même temps le commissaire Lardin. Il n'y avait aucun doute sur l'identité du cadavre. Bourdeau poussa Nicolas du coude.
— Regardez, ces deux dents cassées sur le devant. Et son crâne chauve. C'est bien Lardin.
— Il y a quelque chose d'étrange, dit Nicolas. Regardez le ventre, et voyez ces rats morts depuis plusieurs jours. Tout autour des entrailles répandues. Malades ?
— Ou empoisonnés.
— Alors, empoisonnés par les viscères d'un homme mort par poison.
— Et qui manipule du poison ? La cuisinière contre la vermine et les rongeurs. Le jardinier contre les taupes, et les médecins ou les apothicaires qui en usent dans leurs remèdes.
— Catherine ne ferait pas de mal à une mouche, observa Nicolas. Je ne dis pas contre Louise Lardin, mais pour le commissaire, elle était l'une des rares personnes à en dire du bien.
— Il faudrait tout d'abord savoir à quand remonte le décès, ce qui peut fournir un alibi à certaines personnes.
— Vu l'état du corps, ce ne sera guère facile. Il y a encore la possibilité du suicide.
Bourdeau réfléchissait.
— Avez-vous remarqué que tous les vêtements du mort ont disparu ? demanda-t-il. Il n'est pas très fréquent que les désespérés se suppriment avec ce manque de tenue.
— Inutile d'épiloguer, il nous faut d'abord savoir où conduit ce souterrain.


Au bout de la crypte, de nouveaux degrés remontaient pour aboutir à un couloir en pente douce, étroit et bas de plafond. Une faible clarté apparaissait dans le fond. Ils tombèrent sur un amoncellement de planches qu'ils dégagèrent sans difficulté. Ils se trouvaient maintenant dans une bâtisse de pierre, sorte d'ancienne chapelle désaffectée dans laquelle la lumière du jour pénétrait par d'étroites meurtrières. Ils durent encore se dépêtrer de fagots amoncelés pour découvrir finalement une réserve de cierges. D'un côté s'amoncelaient des paquets réunis en brassées et, de l'autre, un tas de cierges à demi consumés. La porte poussée ouvrait sur un jardin qu'ils reconnurent aussitôt pour être celui des Blancs-Manteaux. Ainsi, tout s'expliquait. Les mouches avaient beau écarquiller les yeux et redoubler de vigilance, le passage permettait de jeter un voile épais sur tout ce qui entrait ou sortait de la demeure des Lardin. Voilà pourquoi un informateur avait cru voir le commissaire s'enfuyant vers l'église. Il avait bien précisé avoir reconnu son pourpoint de cuir. Mais était-ce le policier qui avait été vu ou quelqu'un qui souhaitait se faire passer pour lui, afin qu'on le crût encore vivant ? Tant que les vêtements du commissaire ne seraient pas retrouvés, le doute subsisterait. Ils rebroussèrent chemin et remirent tout en ordre pour dissimuler leur passage.

— J'ai une idée, dit Bourdeau. Elle vaut ce qu'elle vaut mais on pourrait tenter le coup. Imaginez que le fuyard ait été rattrapé. Vous voyez la scène. Vous remontez seul dans la cuisine. Vous annoncez à Mme Lardin que le corps de son mari a été retrouvé assassiné, que son visiteur a été pincé, qu'il a parlé et que je le tiens sous bonne garde. On verra bien sa réaction.
Nicolas mesura rapidement toutes les conséquences possibles de cette audacieuse proposition.
— Il y a plus d'avantages que d'inconvénients à essayer, conclut-il. J'ajouterai un peu de ragoût à la chose en improvisant suivant l'humeur de la bonne dame !
Ils refirent le chemin inverse en silence. Les rats reparaissaient, mais s'écartaient prudemment dès qu'ils approchaient. Bourdeau demeura dans le caveau et Nicolas remonta dans la cuisine. Louise Lardin, surveillée par l'exempt, était toujours adossée au buffet. Elle ne le vit pas tout de suite. Nicolas la trouvait pâle et vieillie.
— Madame, commença-t-il, il me paraît inutile de vous décrire ce que nous avons découvert dans le passage secret de votre demeure. Mais ce que vous ignorez encore, c'est que celui qui s'est enfui de votre chambre, à notre arrivée, a été appréhendé alors qu'il tentait de sortir des Blancs-Manteaux. Il a avoué le crime.
La surprise, l'effroi, puis le calcul, se lurent successivement sur le visage de Louise. Elle se précipita les ongles en avant. Nicolas dut la saisir aux poignets pour préserver son visage pendant que l'exempt la ceinturait. Ils parvinrent enfin à l'immobiliser sur une chaise.
— Que lui avez-vous fait ? hurlait-elle. Vous vous trompez, insensés, ce n'est pas lui ! Il n'y est pour rien.
Elle écumait et tout son corps s'arquait.
— Qui alors ?
— L'autre, le lâche, l'ordure, celui qui me voulait, puis ne me voulait plus ! Celui qui avait des scrupules, des états d'âme, comme il disait. Qui ne voulait pas tromper son ami ! Ah ! l'honnête homme qui couchait avec la femme de celui à qui il devait tant. Lui qui est venu à notre rendez-vous. Il était au bordel, avec Lardin et Descart, chez la Paulet, une vieille amie, vous savez. Il est venu tard et honteux, dans mes jupes. Il en avait besoin. Il ne pouvait se passer de moi. Il croyait Lardin en goguette. Alors, il est resté. Mais Lardin est rentré plus tôt que prévu. Ils se sont battus et Semacgus l'a étranglé. Après, que voulez-vous que je fasse ? La femme, le mari, l'amant... J'étais complice, c'était la mort assurée. On a déshabillé le corps et on l'a traîné dans le souterrain. Il suffisait d'attendre que les rats aient tout nettoyé. Après, on se débarrasserait de ce qui resterait. Un petit sac d'os à jeter dans la Seine, de nuit. Il a fallu écarter cette mégère de cuisinière qui mettait son nez partout. Je l'ai chassée au plus vite, avant qu'en bas... Ensuite, on a mis le sanglier : l'odeur de l'un couvrait l'odeur de l'autre. Je suis innocente. Je n'ai rien fait. Je n'ai pas tué.
— Ainsi, selon vous, c'est le docteur Semacgus qui, surpris par votre mari, l'aurait tué au cours d'une rixe ?
— Oui.
Nicolas pensa jouer sa carte maîtresse.
— Mauval est donc innocent ? Alors pourquoi s'accuse-t-il ?
— Je ne sais pas. Pour me sauver. Il m'aime. Je veux le voir. Lâchez-moi !
Elle tomba en pâmoison. Ils l'étendirent sur la table et Nicolas lui frotta les tempes avec du vinaigre. Comme son malaise persistait, il ordonna qu'elle fût immédiatement conduite à la Conciergerie66 où des soins lui seraient prodigués.
Bourdeau, qui avait tout entendu depuis l'escalier du caveau, reparut. Nicolas le sentait impatient de commenter les révélations de Louise Lardin.
— Ça a marché, dit-il, mais le résultat fait naître autant de questions qu'il en pose.
— Vous avez observé, Bourdeau, qu'elle prétend que Lardin a été étranglé. Ce n'est qu'après l'ouverture du corps et son examen attentif que nous connaîtrons la vérité. Nos constatations qui font soupçonner l'usage du poison ne sont d'ailleurs peut-être pas contradictoires avec ce qu'elle nous a dit. Rappelez-vous les conclusions de Sanson sur la mort de Descart, empoisonné puis étouffé. Il y a là un rapprochement que les faits confirmeront ou pas. Si c'était le cas, Semacgus serait en fort mauvaise posture. Il pouvait tuer ici tout autant qu'à Vaugirard. Rien ne permet de l'innocenter dans les deux cas et les mobiles existent tant pour Descart que pour Lardin. Encore que, pour Descart, la rivalité et la controverse entre médecins sur l'usage de la saignée paraissent peser bien léger dans la balance...
— Vous oubliez que Descart l'accusait d'avoir tué Saint-Louis.
— Non, mais dans la version que j'examinais, Saint-Louis n'était pas mort, mais complice de son maître.
— Et Mauval, dans tout cela ?
— Son action se fait sentir partout. Il est à l'affût dans une chasse que je ne suis pas autorisé à évoquer, mais qui n'est pas de petite importance dans cette affaire.
— Oh ! je sais bien, dit Bourdeau avec ironie, que vous êtes dans les confidences des puissants et que notre enquête ne tend pas seulement à élucider la mort de Lardin. Notre police a ses brebis galeuses, je comprends que M. de Sartine ne souhaite pas voir les choses s'ébruiter. C'est pourquoi vous êtes brutalement sorti du cadre des règles habituelles.
Nicolas ne répondit pas. Il préférait que l'inspecteur se satisfît d'une hypothèse qui n'était pas très éloignée de la vérité, mais qui laissait dans l'ombre l'affaire d'État qu'il avait l'ordre formel de ne pas ébruiter. Bourdeau, de son côté, même s'il ressentait un peu d'aigreur de la discrétion de son chef, avait suffisamment d'expérience et de discipline pour ne pas lui en tenir rigueur. Nicolas regrettait de ne pouvoir l'associer à cette partie essentielle de l'enquête dans laquelle les talents de l'inspecteur eussent été fort utiles, mais il comprenait le souci du lieutenant général de ne pas divulguer inutilement des faits où apparaissait le nom du roi. Le jeune homme n'aimait pas le perpétuel contrôle de lui-même que lui imposait cette discrétion nécessaire, dont il comprenait qu'elle constituerait désormais un élément de sa vie. Ce constant effort l'éprouvait. Il en subissait les effets avec mélancolie, mais y puisait aussi des forces nouvelles. Il y avait lu depuis longtemps la ligne directrice de son destin ; d'ailleurs le secret était un des éléments de sa personnalité profonde. Il avait à la fois besoin des autres et le souci de ne pas les laisser empiéter sur sa vie. Comme certaines bêtes craintives, son premier mouvement était de reculer quand on tentait de se rapprocher de lui trop brutalement. Il n'avait pas choisi son métier, mais, si ses qualités s'y développaient c'était sans doute qu'il correspondait à ses talents profonds.

Le cadavre fut placé dans une bière et transporté à la Basse-Geôle afin d'y être examiné. Un messager fut dépêché à Sanson.
Nicolas, qui souhaitait convaincre Bourdeau que la leçon reçue à l'occasion du suicide de Bricard n'avait pas été perdue, décida qu'ils iraient tous les deux interroger Semacgus à la Bastille. Après avoir donné l'instruction à un exempt de maintenir Louise Lardin au secret, ils reprirent leur voiture pour se rendre à la forteresse royale. En chemin, Nicolas réfléchissait aux meilleurs moyens à employer pour interroger Semacgus. Deux écueils étaient à éviter : s'en laisser conter par un homme qui avait sur lui le privilège de l'âge et de l'expérience, et les sentiments d'amitié qu'il pouvait porter à un prévenu soupçonné désormais de deux meurtres.
Considérant distraitement l'animation de la rue où apparaissaient déjà, sur les façades des maisons, les décorations destinées à embellir la Cité lors de la procession du Bœuf gras, Nicolas, Parisien de fraîche date, savait pourtant que ce défilé de l'animal paré de fleurs, de rubans et de mille ornements, donnait souvent fil à retordre à la police, par les excès et les licences qu'il permettait à la populace. La procession partait de l'apport-Paris67 proche de la Grande Boucherie, en face du Châtelet, et allait saluer le Parlement en l'île de la Cité. Elle revenait ensuite à son point de départ, où l'animal était abattu et débité. Mais il arrivait aussi que les garçons bouchers, organisateurs de la fête, soucieux de la faire durer, n'attendent pas le jeudi gras pour défiler et commencent leurs réjouissances dès le mardi ou le mercredi en circulant en dehors de l'itinéraire initial, dans d'autres quartiers de la ville.
Ils parvinrent bientôt en vue de la Bastille. À leur gauche, la place de la Porte Saint-Antoine menait vers le faubourg. Ils bifurquèrent vers la droite pour longer les fossés. Nicolas frémit en découvrant les quatre énormes tours qui donnaient sur la ville. Ils durent franchir plusieurs portes au bout du pont qui conduisait à l'entrée principale de la prison d'Etat. Bourdeau, bon connaisseur des lieux, se fit reconnaître du corps de garde et du geôlier en chef. Celui-ci tendit une main froide et humide à Nicolas, qui retint un mouvement de recul devant ce personnage bigle et un peu crapoussin68 qui se déhanchait en marchant. Il prit une lanterne et les entraîna vers l'une des tours.
Ils pénétrèrent dans le monstre de pierre. La masse énorme de la forteresse coupait le souffle au fur et à mesure que se développaient et se resserraient autour d'eux ses épaisses murailles. Elles auraient pu appartenir à un organisme malade dont les souffrances se fussent manifestées par la décoloration et la desquamation. Nulle part l'ombre ne jouait avec la lumière. Les deux éléments ne se mêlaient pas. Seules des lances de jour perçaient l'obscurité des voûtes sans se diffuser. L'étroitesse des ouvertures sur l'extérieur était telle que ces apparitions fugitives s'effaçaient tout aussi rapidement qu'elles étaient venues. Cependant, là où, depuis des siècles, elles avaient frappé la pierre au même endroit, sa surface avait pris une teinte blanchâtre et livide qui contrastait avec le gris plombé des blocs avoisinants. Mais le regard ne se reposait pas longtemps sur ces dégradés clairs. Partout, dans les angles, les recoins et les culs-de-sac de cet immense labyrinthe, d'étranges mousses humides recouvraient comme une lèpre le corps de la prison. Des volutes de champignons, flottant pareilles à de lourdes toiles d'araignées, absorbaient le peu d'air de cette atmosphère confinée. D'étranges concrétions minérales, d'un gris tirant sur le vert, dont les points brillaient à la lueur de la lanterne, dénonçaient le salpêtre et le resurgissement des sels qu'exsudait, sous le travail incessant de l'humidité, le calcaire des murs. Le pied glissait dans des passages obscurs où le sol pourri et spongieux, semblable à celui d'une grotte marine tapissée d'algues, se résorbait en boue. Sur tout cela flottait une odeur froide et pénétrante, presque palpable, opaque à force d'oppression, qui rappelait à Nicolas la collégiale de Guérande quand, aux jours de grande pluie, elle se transformait en crypte fumante dont le granit pleurait et qu'elle exhalait l'encens froid, le moisi et l'odeur persistante de la décomposition montant des vieux caveaux.
À tout cela s'ajoutait l'odeur de crasse et de graillon qui émanait de l'habit de coutil gris du geôlier. Le bruit précipité de son essoufflement et celui de leurs pas étaient la seule manifestation humaine de cet univers désert. Après de lents tours de clefs, il ouvrit enfin une lourde porte de chêne renforcée de plaques de fer. Nicolas fut surpris de l'immensité de la cellule. La pièce était hexagonale, et trois degrés permettaient d'y descendre, aggravant encore l'impression de hauteur. Trois autres degrés servaient à atteindre, à l'opposé, une étroite ouverture fermée d'épais barreaux. À droite, un lit de bois où Nicolas fut étonné de voir des draps blancs et une couverture de droguet69. Ils n'aperçurent pas tout de suite Semacgus, que le battant de la porte dissimulait. En descendant, ils le découvrirent assis à une petite table, presque dans la cheminée. Il écrivait et le bruit de la serrure ne l'avait apparemment pas dérangé dans son travail. Sa voix s'éleva, rogue.
— Ce n'est pas trop tôt ! Il fait un froid de tous les diables et le bois allait me manquer.
Comme on ne lui répondait pas, il se retourna tout d'une pièce et découvrit Nicolas pensif, Bourdeau la mine composée, et le geôlier qui roulait des yeux inquiets.
Il se leva et vint à leur rencontre.
— À vous voir, mes amis, j'ai le sentiment qu'on vient me chercher pour me pendre ! s'exclama-t-il.
— Il est un peu tôt pour vous pendre, dit Nicolas, mais notre visite a pour but de vous interroger sur de graves conjonctures.
— Ah ! diantre. Nous revoilà, je le crois, à réécrire une scène déjà jouée. Nicolas, vous allez d'un extrême à l'autre. Fixez, je vous prie, votre opinion sur ma personne et épargnez-moi l'hospitalité du roi. Je faisais mes comptes, elle me revient fort cher et pourtant je ne suis pas embastillé depuis longtemps. Quatre livres, quatre sols pour la nourriture, une livre pour le vin, quarante sols pour le bois qu'on me fait attendre et, pardonnez-moi ces détails vulgaires, une livre et deux sols pour les draps et un pot de chambre. L'ordure qui servait de couverture quand je suis arrivé dans ce palais m'a procuré l'agrément d'une éruption de feux volants70 qui me fait me gratter jusqu' au sang. Au demeurant, je ne me plains pas. J'ai la chance de n'être pas « à la paille71 », mais, convenez que la privation de sa liberté est sensible à un innocent, et, comme je comprends que je suis ici sous le coup d'une lettre de cachet, je crains de n'être jamais jugé et de croupir ici jusqu'à la consommation des siècles.
— Votre libération dépendra sans doute de notre conversation, fit sèchement Nicolas.
— Je préfère ce terme à celui d'interrogatoire. Vous chantez toujours un peu au-dessus de la gamme, Nicolas. C'est affaire de jeunesse, le fond n'est pas mauvais.
— C'est sans doute que la clarté de vos réponses n'est pas toujours ce qu'elle devrait être.
— Je n'aime guère les propos en forme d'énigme. Il y en a toujours un qui se fait dévorer au bout du compte. Votre ton est peu amical, mon cher Nicolas.
— Considérez, monsieur, que vous avez pour l'instant affaire au policier.
— Qu'il en soit ainsi ! soupira le chirurgien.
Semacgus se leva, retourna sa chaise paillée et s'assit, comme il en avait l'habitude, à califourchon, les bras sur le dossier et le menton dans ses deux mains.
— Je souhaiterais réexaminer avec vous les événements de la soirée du Dauphin couronné, commença Nicolas.
— Je vous ai pourtant tout dit.
— Il a fallu s'y reprendre à deux fois. Et ce qui m'intéresse maintenant, c'est la seconde partie de la soirée. Une fille a assuré que vous l'aviez quittée à peine entré dans sa chambre. À quelle heure, au fait ? La dernière fois, vous vous en êtes tiré par une pirouette.
— Que sais-je ? Entre minuit et une heure, je n'ai pas l'œil en permanence sur ma montre.
— À quelle heure êtes-vous arrivé rue des Blancs-Manteaux pour rejoindre Louise Lardin ?
— N'ayant pas retrouvé ma voiture avec Saint-Louis qui devait m'attendre rue du Faubourg-Saint-Honoré, j'ai cherché un fiacre, ce qui m'a pris un bon quart d'heure. J'ai dû arriver rue des Blancs-Manteaux vers les deux heures.
— Pouvez-vous décrire dans le détail votre arrivée ?
— Comme je vous l'ai déjà dit, la voie était libre quand Louise mettait une chandelle allumée derrière la croisée de sa chambre donnant sur la rue. Cependant, ce matin-là, il n'y avait pas de chandelle, et elle était en masque devant sa porte pour me faire, cette fois, entrer elle-même. Elle revenait tout juste d'un bal de carnaval.
— Décidément, toute cette famille s'égayait !
Bourdeau toussa et, d'un geste, demanda la parole.
— Vous avez dit « cette fois ». Qu'entendez-vous par là ?
— Qu'à l'accoutumée, je la retrouvais dans sa chambre.
— Vous aviez donc la clef de la porte d'entrée ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit.
Bourdeau fit un pas en avant et se pencha vers le chirurgien.
— Alors qu'avez-vous dit ? Il serait temps, monsieur, que vous cessiez d'égarer la justice. Elle peut être bonne fille mais ses retours sont féroces et sa main est sur vous.
Semacgus regarda Nicolas mais celui-ci approuvait d'un long mouvement de tête les propos de son adjoint.
— À vous dire vrai, j'entrais par les Blancs Manteaux, par une porte du jardin. Je ne vous en avais pas parlé auparavant, le détail ne me semblant pas d'importance. Louise m'avait demandé d'être discret à ce sujet.
— Les Blancs-Manteaux ? rugit Bourdeau. Qu'ont-ils à voir avec les Lardin ?
— Les caves du couvent communiquent avec celles de la maison. Le jour, vous pouvez entrer par l'église, qui est ouverte. La nuit, par la porte du jardin dont j'ai la clef. Il suffit alors de rejoindre une chapelle désaffectée, vous descendez dans la cave, passez sous la rue et remontez dans le caveau de l'office.
— Et ce matin-là ?
— Louise m'a expliqué qu'en raison de la neige qui venait de tomber, il était plus prudent de ne pas emprunter la voie habituelle. C'est pour cela qu'elle m'attendait.
— Cela ne vous a pas surpris ? La chose était imprudente.
— Je vous rappelle que j'étais en cape et masqué et qu'on pouvait me prendre pour Lardin. D'autre part, l'argument était fort, car le commissaire pouvait lui aussi rentrer par le couvent et remarquer les empreintes sur la neige.
— Lardin connaissait donc ce passage. Qui d'autre ?
— De la maison ? Personne. Ni Catherine, ni Marie Lardin, ni Nicolas qui y a pourtant vécu, ne partageaient ce secret. Aucun d'eux n'avait remarqué la chose, j'en suis persuadé.
Nicolas ne répondit pas. Il laissait Bourdeau mener l'interrogatoire. Il lui devait bien cela, et il n'était pas mécontent d'être à même de réfléchir sans avoir à intervenir.
— Pourquoi nous avoir dissimulé ce détail avec autant de constance ?
— C'était le secret des Lardin et j'avais donné ma parole.
— Savez-vous, monsieur, si le commissaire Lardin connaissait votre intelligence de ce passage secret ?
— Certes pas.
— À quelle heure êtes-vous ressorti, et par quelle voie ?
— Vers six heures, comme je l'ai déjà dit à Nicolas, et par la porte d'entrée.
— Ne risquiez-vous pas, restant si tard au logis, d'être surpris par le mari ? Avez-vous rapporté à Mme Lardin la querelle du commissaire avec Descart au Dauphin couronné ?
— Elle m'avait assuré qu'il ne rentrerait pas de la nuit et qu'elle avait, par mesure de précaution, tiré les verrous intérieurs du caveau et de la porte d'entrée. Ainsi Lardin, survenant à l'improviste, devait-il nécessairement être contraint à user du heurtoir pour se faire ouvrir. Elle avait même prévu de justifier cette précaution inhabituelle par sa crainte de voir surgir des groupes de masques excités. Certains poursuivent parfois leurs mauvaises farces jusqu'à l'intérieur des demeures.
— Mais pourquoi bloquer le passage du caveau ? Il était peu vraisemblable et même quasi impensable que les masques surgissent par cette issue réputée secrète. Son mari lui en aurait fait la remarque.
— C'est vraiment peu connaître les femmes que de poser la question. Son idée n'était pas d'imaginer l'incongruité de l'arrivée des masques par le caveau. Les portes fermées — et, assurément, elles l'étaient — lui donnaient un sentiment de sécurité. Je ne crois pas nécessaire de relever des contradictions qu'elle ne ressentait pas elle-même. Et puis, je vous rappelle, dussé-je être peu galant, qu'elle avait à ce moment-là d'autres, disons, pensées en tête... Mille regrets, j'interromps ce suave entretien, voilà Phoebus qui me vient visiter.
Semacgus se précipita vers la fenêtre et y colla son visage. Un rayon de soleil frappait la muraille à cet endroit et il le laissa jouer sur lui avec volupté.
— C'est le seul moment de soleil, expliqua-t-il. J'en profite pour soigner mes feux volants. Il me faudrait un repère. Quelle heure est-il ? On m'a pris ma montre au greffe et le soleil est trop fugitif pour dresser un cadran utilisable.
Nicolas se rappellerait plus tard avoir agi comme un automate, poussé par une irrépressible impulsion. Il fouilla fébrilement dans sa poche d'habit et en tira le paquet des objets trouvés sur Rapace. Il en sortit la petite montre en laiton et, sous le regard intrigué de Bourdeau, il la tendit sans un mot à Semacgus. À peine celui-ci l'avait-il reçue qu'il poussa un cri et se jeta sur Nicolas qu'il saisit par les épaules.
— Où avez-vous trouvé cette montre ? Je vous en supplie, dites-le-moi.
— Pourquoi cette question ?
— Il se trouve, monsieur le policier, que cette montre, je la connais bien, que cette montre c'est moi-même qui l'avais achetée pour l'offrir à Saint-Louis. Il jouait avec elle comme un enfant et ne cessait de s'émerveiller à l'entendre sonner. Et voilà que vous me la remettez sous les yeux. Je vous répète ma question; où l'avez-vous trouvée et où est Saint-Louis ?
— Rendez-moi cette montre, dit Nicolas.
Il s'approcha de la fenêtre et examina l'objet avec attention. Il réfléchissait si vite et si ardemment qu'il entendait son cœur battre. Tout s'éclairait. Comment n'avait-il pas compris cela plus tôt ? Et dire que cet indice capital dormait dans la poche de son habit et qu'il aurait pu ne pas y songer, le laisser de côté et ne jamais savoir. La petite montre de laiton était brisée et ses aiguilles bloquées marquaient minuit et quatre minutes. On se retrouvait donc face à un éventail de possibilités très étroit. Soit la montre était déjà hors d'usage, soit elle avait été cassée au cours d'un certain événement, ou ultérieurement. Si Saint-Louis, contrairement au dire de Bricart, avait été tué à la place de Lardin près de sa voiture, la montre pouvait avoir été brisée lors du meurtre. Or si elle s'était arrêtée à minuit quatre, il était tout à fait impossible, et les témoignages abondaient, que Semacgus fût l'auteur de l'assassinat puisqu'à la même heure il était au Dauphin couronné. Nicolas dévidait à une vitesse folle les conséquences de cette découverte.
C'est Semacgus lui-même qui, ignorant qu'ils en étaient informés, venait de leur révéler l'existence du passage des Blancs-Manteaux, même si la chose lui avait été un peu arrachée. Il est vrai que ces confidences pouvaient être aussi des tentatives de dévoiement. Nicolas avait appris à ne pas sous-estimer l'intelligence du chirurgien de marine. D'autre part, la complexité des meurtres de Descart et de Lardin pouvait conduire aux conclusions les plus contradictoires. Il regarda Semacgus qui s'était rassis. Il paraissait éprouvé et soudain vieilli. Nicolas eut pour lui un mouvement de compassion qu'il se retint d'exprimer. Il restait une dernière carte à jouer ; il en ressentait l'amère nécessité.
— Semacgus, je dois vous informer d'un autre fait très grave. Le corps du commissaire Lardin a été retrouvé, ce matin, dans le souterrain de la rue des Blancs-Manteaux, à demi dévoré par les rats. Louise Lardin vous accuse expressément de l'avoir tué. Il vous aurait surpris dans vos ébats et vous vous seriez battus.
Semacgus releva la tête. Il était pâle et accablé.
— Cette femme ne m'aura rien épargné ! soupira-t-il. Je n'ai jamais vu Lardin ce matin-là. Je ne suis pour rien dans sa mort. Je vous dis la vérité. J'éprouve l'impression de n'être point entendu et de parler dans le vide. Vous n'avez pas répondu à ma question, où avez-vous trouvé cette montre ?
— Dans la poche d'un misérable qui, de surcroît, détenait votre voiture ensanglantée. Nous devons vous quitter, Semacgus. Ne craignez rien : si vous êtes innocent, justice vous sera rendue. Bourdeau et moi, nous vous vous le garantissons.
Il s'approcha de Semacgus et lui tendit la main.
— Je suis désolé pour Saint-Louis, mais j'ai peu d'espoir qu'on le retrouve vivant.

Ils sortirent, impatients de quitter la Bastille où le chirurgien paraissait être, avec son geôlier, la seule personne vivante. Ils avaient hâte de retrouver l'air libre et d'échapper à l'oppression du lieu. Le froid et le soleil revenu leur firent du bien.
Nicolas fut heureux d'apprendre que l'inspecteur partageait son sentiment. Il avait lui aussi noté le caractère toujours ambigu des propos de Semacgus. La distance ironique qu'il n'avait jamais cessé de prendre avec cette affaire depuis son début ne pouvait que lui nuire. Seul l'attachement jamais démenti à son serviteur nègre ne faisait pas de doute. Mais rien dans ses déclarations ne conduisait à mettre en cause leur bonne foi. Cependant, ajoutait Bourdeau, c'était toujours la même histoire avec ce diable d'homme. On lui aurait donné son billet de confession sans hésiter quand bien même mille questions sans réponses pouvaient susciter le soupçon. Tout concourait ainsi à en faire, suivant le moment ou l'humeur, le plus habile des imposteurs ou le plus maladroit des innocents.
Nicolas éclaira Bourdeau sur l'incident de la montre. Il estima que le plus sage était de maintenir Semacgus au secret tant que les conditions de la mort de Lardin n'étaient pas éclaircies. Bourdeau observa que Mauval devrait être au moins interrogé mais n'insista pas, au grand soulagement de Nicolas. Celui-ci aurait dû entrer dans des détails qu'il ne pouvait donner.
Tout en devisant, il songeait que, si l'affaire Lardin s'éclairait avec la découverte du corps du commissaire, il n'en était pas de même de celle des papiers du roi. Et qu'en était-il des messages laissés par Lardin ? En retrouverait-on de nouveaux, et destinés à qui ? Avaient-ils été rédigés avant ou après sa disparition ? À quels motifs répondait leur distribution à ses proches ? S'agissait-il de compliquer le jeu dangereux dans lequel il était plongé ? Nicolas ne pouvait s'ôter de l'esprit l'idée que ces messages étaient d'ordre testamentaire. Que le nom du roi y fut mentionné en révélait toute l'importance. Plus il y réfléchissait, plus il était convaincu que le nœud de l'énigme se trouvait là. Mais le risque était grand d'attirer l'attention sur cette recherche. Dans l'ombre, grouillaient Mauval et son commanditaire et d'autres encore. Des ouvertures avaient sans doute été faites à des agents des puissances en guerre. Paris était plein d'espions anglais, prussiens et même autrichiens, les alliés de la France étant toujours avides de moyens de pression susceptibles de renforcer l'alliance et de peser sur les opérations.
Il restait aussi à retrouver Marie Lardin dont le rôle exact échappait au jeune homme. Il ne croyait pas trop à cette soudaine et providentielle vocation monastique, et il éprouvait de la pitié pour cette jeune fille, presque une enfant encore. Il se souvint de leur dernière rencontre nocturne dans l'escalier des Lardin. Le visage d'Isabelle se substitua à celui de Marie. Avait-il lu la lettre de Guérande comme il convenait ? Le cœur, il le savait déjà, ne faisait pas toujours bon ménage avec le style. Pourquoi les êtres éprouvaient-ils tant de difficultés à exprimer leurs sentiments ? Il se souvint d'une phrase de Pascal apprise au collège : « Les mots diversement rangés font un divers sens et les sens diversement rangés font différents effets72. » Ce qui lui avait paru, il y a peu, artificieux devenait soudain touchant de maladresse. Il préféra s'efforcer de chasser cette idée. Rien ne devait le distraire de sa tâche.
Bourdeau, le voyant si empli de sa réflexion et les yeux vides, s'était abstenu de le troubler. Mais déjà le bruit de leur voiture résonnait sous la voûte du Châtelet. Nicolas entraîna l'inspecteur dans le bureau de permanence. Le commissaire Desnoyers, du quartier Saint-Eustache, y consultait un registre. Il fallut attendre qu'il eût achevé.
— Nous voici à la croisée des chemins, dit Nicolas, il nous faut choisir la direction à prendre.
— Vous croyez que Saint-Louis a été tué ?
— Je ne crois rien. Je constate que la montre, que lui avait offerte son maître, était aux mains de Rapace et de Bricart. D'autre part, si les débris trouvés à Montfaucon ne sont pas ceux du commissaire Lardin, à qui appartiennent-ils ? Pourquoi pas à Saint-Louis ? Il nous faut réfléchir à partir de ce que nous savons et des éléments dont nous disposons. Que les restes soient ceux de son cocher n'innocente pas forcément Semacgus, bien au contraire. Rappelez-vous les accusations de Descart. Pour Lardin, l'accusation de sa femme est formelle. Je crois que la procédure suivra son cours, et nous n'échapperons ni pour elle ni pour Semacgus au recours à la question préalable. Il y a trois morts en cause.
— Et l'assassinat de Descart ?
— Même chose. Si le moment de la mort de Lardin peut être précisé, celui-là au moins pourra être mis hors de cause, ce dont il n'a que faire vu son état. Vous avez fait chercher Sanson ?
Bourdeau acquiesça.
— Alors nous pourrons innocenter Lardin qui avait tout motif, lui aussi, de supprimer le cousin de sa femme. Quant à Semacgus et à Louise, rien ne permet d'écarter leur culpabilité. Reste à déterminer les raisons qui ont poussé le mystérieux assassin à mettre à sac la maison du docteur à Vaugirard.
— Et Mauval ? Vous oubliez toujours Mauval...
— Je l'oublie d'autant moins qu'il est mêlé à tout, je le répète.
— Il paraît jouir d'une impunité extravagante.
— Aussi bien, ne pourrons-nous le frapper qu'à coup sûr. Il ne faut jamais rater un serpent, on ne retrouve pas l'occasion de le détruire. Pour le moment, je dois réfléchir et rendre compte à M. de Sartine des derniers événements. Vous, Bourdeau, pressez Sanson et faites-moi rapport dès que possible. Vérifiez que Louise Lardin est maintenue au secret et que son cachot est dûment gardé. Qu'on n'aille pas me la supprimer !

Au moment où ils allaient se séparer, le père Marie apparut. Une jeune femme d'un genre « un peu raccrocheuse73» demandait Nicolas pour « une affaire grave et urgente ». Nicolas ordonna qu'on la fît entrer et pria Bourdeau de demeurer. Nicolas reconnut aussitôt la Satin. La cape brune dont elle était enveloppée dissimulait à peine la tenue légère fort décolletée et les fines chaussures de bal. Le fard de son visage était tombé et sa face était rougie de froid ou d'émotion. Nicolas la prit par le bras et l'invita à s'asseoir. Il fit les présentations. Bourdeau alluma sa pipe.
— Que fais-tu ici, Antoinette ?
— Voilà, Nicolas, répondit-elle d'une voix plaintive comme une enfant, tu sais que je travaille chez la Paulet. Ce n'est pas une mauvaise femme, elle a ses bons côtés. L'autre soir...
— Quel soir ?
— Il y a deux jours. J'étais dans le couloir du grenier où je portais du linge à sécher et j'ai entendu pleurer dans une pièce inoccupée. J'ai cherché à savoir qui était là, mais la porte était fermée à clef. Que pouvais-je faire ? J'ai préféré ne pas m'en mêler. Moins tu t'occupes des affaires des autres, mieux tu te portes. Mais le lendemain, j'ai été forcée de m'y intéresser. La Paulet m'a fait appeler, et elle m'a offert de son ratafia personnel. Tu sais, elle est très portée sur le remontant. Elle a été fort belle dans son temps, elle a eu des marquis, et maintenant elle ne supporte pas de se voir dans un miroir et...
— Que te voulait-elle, à la fin ?
— Elle a minaudé, m'a susurré des gentillesses, et finalement m'a demandé un service. Elle avait reçu une novice.
— Une novice ?
— Oui, c'est comme cela qu'on appelle les nouvelles, les pucelles, celles qui n'ont pas encore servi et qui ne sont pas dressées. Ce sont des morceaux de choix recherchés par les maquerelles. C'est tout différent d'une gueuse qui fait accroire qu'elle a encore son principal. C'est une jeune fille saine qui ne risque pas de donner des épices74 à celui qui l'aura. Il y a des amateurs pour cela, et des plus huppés. Et cette novice, la Paulet voulait que je la lui attendrisse, que je la prépare et la convainque d'accomplir le sacrifice. Elle refuse, paraît-il, et les menaces et les coups n'ont servi de rien. On avait pensé à moi pour la mener doucettement à l'assentiment total. Que pouvais-je faire ? La Paulet me promettait une bonne main75 si je réussissais. Avant de répondre, j'ai réfléchi sur les bouts et les suites de tout cela. Ce qui m'a décidée, c'est que je pouvais peut-être aider cette pauvre fille. Et puis, je suis toujours resserrée d'argent pour le poupon et sa nourrice. Bref, la Paulet m'a menée au second, à la chambre où j'avais entendu pleurer, et Paulet m'a laissé seule avec une pauvrette qui m'apparut de bonne famille. Elle m'a écoutée, mais n'a rien voulu entendre. Je la comprenais. Elle s'est entièrement confiée. On l'avait enlevée de nuit, jetée dans une voiture et conduite ici. Elle n'avait rien vu ni compris de ce qui lui arrivait. Depuis, elle était entêtée de menaces afin de la faire céder. Sensible à mon ouverture et mise en confiance, elle m'a suppliée de faire quelque chose pour elle. J'ai d'abord refusé, c'était trop périlleux. Avec Mauval qui rôde tous les jours dans la maison et qui est, de fait, le vrai maître du Dauphin couronné, je risquais gros. Mais elle m'a assurée qu'elle me ferait protéger si elle parvenait à s'échapper. Quand elle a cité ton nom, j'ai cédé, certaine que tu ne laisseras pas Mauval me faire du mal. Il fallait que je vienne te trouver au Châtelet pour te prévenir qu'elle était en grand péril. Nicolas, il n'y a pas un moment à perdre. Elle doit être jouée au cours d'une partie de Pharaon avec parolis76 obligés par des amateurs rassemblés ce soir par Mauval !
Nicolas saisit son épée et l'accrocha à sa ceinture. Il fit signe à Bourdeau qui vérifiait déjà son pistolet.
— Père Marie, dit-il à l'huissier qui était demeuré à la porte, je vous confie Antoinette. Vous répondez de sa vie sur votre tête.
— Il y plus mauvaise compagnie, sourit le concierge.
Nicolas et Bourdeau descendirent en courant les degrés du grand escalier. Leur fiacre était encore là. Le cocher fit partir l'attelage au grand galop.