IX
FEMMES
Ah ça! Parlons sérieusement. Quand finira la
comédie que vous donnez sur mon compte?
Marivaux
La nuit tombait quand Nicolas arriva à Vaugirard.
Il aurait voulu conserver la voiture afin d'assurer son retour à
Paris, mais le cocher, en dépit d'une très honnête proposition,
refusa tout net de l'attendre. Il n'avait pas l'habitude,
disait-il, de s'attarder la nuit hors les murs, surtout quand la
neige menaçait. Nicolas lui régla sa course et n'insista pas. Il se
retrouva seul sur le chemin désert.
L'obscurité était maintenant totale et le vent
soufflait en rafales. Assourdi par le bruit, il se sentit à nouveau
vulnérable. Pourtant, il avait bel et bien semé son poursuivant. Il
resta un long moment immobile dans l'ombre, épiant le moindre signe
suspect. Son malaise ne faisait que croître. Il n'avait jamais aimé
l'obscurité et, enfant, chantait des cantiques à tue-tête lorsque
Joséphine l'envoyait
chercher des bûches au fond du jardin, le soir venu. Il
accomplissait sa tâche aussi vite que lui permettait le poids de sa
charge.
Un autre souvenir lui revint. Son parrain, le
marquis de Ranreuil, lui avait fait un jour le récit de sa panique
alors qu'il franchissait, sous le feu, la tranchée du siège de
Philippsbourg. Son chef, le maréchal de Berwick, lui avait crié,
sous la mitraille qui sifflait autour d'eux : « Tête haute,
monsieur, et faites comme si! » La peur, lui avait expliqué le
marquis, n'était souvent que l'expression de la crainte d'en être
saisi. Il fallait passer outre et, dans le feu de l'action, elle se
dissiperait comme par enchantement.
L'image du père d'Isabelle, pour sensible que
cette évocation fût pour lui, eut un effet heureux sur Nicolas. Il
battit le briquet, mais dut s'y reprendre à plusieurs fois pour
allumer la petite lanterne sourde dont la flamme, en son fragile
habitacle, tremblait dangereusement.
Il ouvrit le portail et s'avança dans le jardin.
Ainsi, tout recommençait et deux jours seulement après que Descart
et Semacgus s'étaient violemment opposés dans ce même endroit. Le
gel revenu avait figé le sol et son désordre d'empreintes confuses.
Nicolas imaginait les allées et venues des hommes du guet et de
Bourdeau, la levée du corps, le brancard et le chariot cahotant sur
la route mal empierrée. Il s'arrêta à mi-chemin de la maison encore
plus sinistre que dans son souvenir. La pâle lueur de la lanterne
jouait faiblement sur sa façade sombre aux croisées toujours
fermées. Nicolas avait toujours été sensible aux impressions
mystérieuses, attachantes ou repoussantes, qui dévoilent l'âme
profonde des pierres. Devait-il ce trait au caractère rêveur de son
âme celtique ou aux expériences de sa jeunesse?
Une rafale plus violente le
ramena à la réalité. Il tressauta, comme tiré brutalement d'un
rêve. La fatigue de la journée et ses blessures, dont la douleur
sourde réapparaissait en pulsations accordées à celles de son cœur,
lui donnaient l'envie d'en finir au plus tôt. Cependant il savait
ne rien devoir négliger. Il n'avait pas voulu peiner Bourdeau,
mais, hier soir, le travail avait été bâclé et réduit aux seules
apparences. Il espérait que l'agitation des exempts et des gardes
n'avait pas bouleversé le théâtre du drame, détruisant à jamais
d'utiles indices.
Nicolas vérifia que les scellés en pain à cacheter
n'avaient pas été rompus et il ouvrit la porte. Il fit un pas et se
retrouva sur cette espèce de balcon depuis lequel l'escalier
descendait dans la pièce principale. Pour l'instant, il ne voyait
que l'endroit où avait été trouvé Descart et la rambarde de bronze.
Au-delà, c'étaient les ténèbres où se perdait l'incertain faisceau
de sa lampe.
L'étrangeté de la demeure le frappa plus encore
qu'à sa première visite. En fait, elle ne possédait pas de cave, et
la salle où Descart recevait ses patients prenait ses assises dans
le sous-sol, ce qui expliquait l'emplacement élevé des fenêtres.
L'endroit tenait davantage de la crypte que de la maison.
Il examina le palier soigneusement sans rien noter
de particulier. Il prit ensuite l'escalier de droite, passant
chaque marche au crible. Il recommença l'opération de l'autre côté,
puis descendit dans la salle. Il chercha d'abord les chandeliers de
la cheminée, et les alluma. Le grand Christ d'ivoire, aux bras
fermés, surgit de l'ombre.
Nicolas repéra d'abord des marques de pas qui
avaient laissé des souillures noirâtres sur le sol carrelé, puis,
relevant la tête, il découvrit un spectacle
de désolation. La pièce était entièrement dévastée. La grande table
qui servait de bureau à Descart avait été débarrassée des papiers
et des objets qui la couvraient et qui gisaient maintenant
éparpillés sur le sol. Un encrier renversé avait laissé échapper
une mare d'encre noire dans laquelle quelqu'un avait piétiné. Les
chaises paillées étaient intactes, mais trois fauteuils, recouverts
de tapisserie, avaient été éventrés et vomissaient leur bourre et
leur crin. Les bocaux et les livres des étagères avaient été
balayés par une main rageuse qui s'était acharnée à briser les uns
et à arracher les reliures des autres. Les instruments de médecine
étaient répandus un peu partout. Les placards avaient subi la même
dévastation.
Nicolas poursuivit ses investigations. À droite de
la cheminée, une porte ouvrait sur un couloir donnant sur une
cuisine, une salle à manger, un petit salon et une buanderie. Un
autre escalier montait vers le premier étage. Cette étrange
disposition permettait de remettre à niveau l'arrière de la maison.
Toutes les pièces étaient dans le même état de destruction
systématique et Nicolas ne cessait d'écraser des débris.
Il commença par le premier étage. Partout, il
tombait sur le même spectacle : matelas éventrés, habits et linge
couvrant le sol, bibelots brisés, meubles forcés. Nicolas remarqua
que des montres précieuses et des objets de prix avaient été
dédaignés par les auteurs de cette désolation. Pourtant, ils
cherchaient quelque chose. Sur le sol, il trouva même une petite
bourse de velours emplie de louis d'or. Tout ce qui aurait pu
servir de cachette avait été fouillé, démembré, écrasé. Même les
tableaux avaient été retournés. Que pouvait-on traquer d'une
manière aussi brutale ?
Des empreintes noires
attirèrent l'attention de Nicolas qui se mit à les suivre. Elles
apparaissaient partout et le conduisirent dans l'escalier.
D'évidence, l'inconnu qui avait renversé et brisé l'encrier avait
ensuite gagné les étages. Il trouva, en effet, des pas identiques
montant et descendant. Il s'attacha à ces derniers, s'arrêtant
quand des traces confondues troublaient sa recherche, revenant
alors en arrière et faisant jouer, pour mieux les discerner, la
lumière de sa lanterne sourde. Il en fit même le relevé à la mine
de plomb sur un petit carton. Il parvint ainsi à reconstituer, dans
ses moindres détails, l'itinéraire de l'inconnu qui, semblait-il,
avait agi seul.
Nicolas avait retrouvé son sang-froid et l'action
avait éteint en lui tout autre sentiment que la passion de la
recherche. Il finit par aboutir dans la buanderie, petit réduit où
s'entassaient des objets hors d'usage. Un souffle d'air glacé le
frappa. Un vieil escabeau était plaqué contre le mur, sous une
fenêtre ouverte. La sparterie du meuble était souillée de traces
d'encre. Des traces apparaissaient encore sur le torchis du mur,
écorché à plusieurs endroits. L'inconnu, après avoir mis la demeure
sens dessus dessous, s'était enfui par cette fenêtre.
Nicolas frémit en mesurant la portée de cette
constatation. Si l'homme s'était enfui par là, c'était parce que
les portes étaient fermées et scellées. C'était donc que l'inconnu
était encore dans la maison quand Semacgus avait découvert le
cadavre et qu'il avait décidé de se cacher afin de fouiller la
maison plus tard, sans crainte d'être dérangé. Il ne pouvait donc
s'agir que de l'assassin de Descart.
Nicolas se souvint que Semacgus avait dit à
l'inspecteur Bourdeau être arrivé une demi-heure plus tôt que l'heure fixée à son rendez-vous : il avait
peut-être dérangé les plans de l'assassin. Cette hypothèse
paraissait, en tout cas, innocenter Semacgus. Beaucoup de choses,
néanmoins, restaient inexpliquées, et d'abord la raison de cette
mise à sac qui ne pouvait être portée au compte de Semacgus, sauf à
penser qu'il disposait d'un complice. En effet, Bourdeau n'avait
rien remarqué et avait fermé les portes sur une maison
intacte.
Tout restait donc possible et les combinaisons
envisageables se multipliaient au gré des hypothèses. Que
cherchait-on qui fût si précieux qu'on laissât de côté bijoux et
argent ?
Nicolas, songeur, considérait la fenêtre. Il monta
sur le tabouret et, avec un bout de ficelle, mesura l'ouverture.
Enfin, il repéra soigneusement l'emplacement de la pièce, plaça des
scellés sur toutes les fenêtres puis, certain de n'avoir rien
oublié, il moucha les chandelles, ferma la porte et la
rescella.
Dehors, il fit le tour de la maison pour rejoindre
la fenêtre de la buanderie. Elle s'ouvrait à peu près à une
toise36 du sol. Nicolas s'agenouilla sur la terre
gelée. Des moulages en creux étaient pris dans la glace, et ces
empreintes étaient beaucoup plus nettes que les traces repérées
dans la maison. Il en releva l'estampage qu'il considéra d'un air
perplexe. Les empreintes traversaient une partie du jardin au
milieu des poiriers et rejoignaient le mur de clôture. Il n'était
pas difficile de grimper sur le mur.
Ayant accroché la lanterne sourde à son habit,
Nicolas, prenant appui sur une saillie de pierre, put examiner le
faîte de la muraille. Il espérait y trouver des traces de sang,
prouvant que l'inconnu s'était blessé sur les tessons de bouteilles
fichés dans le mortier de couverture. Il n'y en avait pas. En
revanche, Nicolas recueillit un bouton avec
un fragment de tissu qu'il rangea précieusement dans sa
poche.
Peu désireux de se blesser en tentant l'escalade,
il gagna le portail qu'il ferma à clef. Du côté du chemin, les
mêmes empreintes apparaissaient, puis se perdaient au milieu des
ornières des charrois. Nicolas fut surpris par la morsure du froid.
Il se retrouvait seul, sans moyen de transport, et avec une
lanterne qui menaçait de s'éteindre. Il vérifia l'heure à sa
montre, il était sept heures. Il décida de se rendre chez Semacgus
et d'y interroger Catherine. C'était aussi un bon prétexte pour
revoir la cuisinière à laquelle il était fort attaché. Et puis,
Semacgus possédant, outre le cheval de l'équipage qui lui avait été
volé, une monture de selle, Nicolas se proposait de l'emprunter
pour rejoindre Paris.
Son attention fut soudain attirée par un léger
sifflement qu'il prit d'abord pour une fantaisie du vent dans les
branches, mais le phénomène recommença, et une voix, à peine
distincte, se fit entendre.
— N'ayez pas peur, monsieur Nicolas, c'est moi,
Rabouine, la mouche à Bourdeau. Je suis derrière le buisson, dans
une petite cabane à outils. Ne vous tournez pas, faites semblant
d'arranger votre botte. L'inspecteur m'a envoyé ici hier soir.
Quelle nuit ! Je n'ai pas bougé depuis. Heureusement, j'avais de
l'eau-de-vie et du pain. Je suis prévoyant pour ce genre
d'expédition. Ne bougez surtout pas, on ne sait jamais.
Nicolas s'en voulut d'avoir suspecté Bourdeau de
négligence. Celui-ci avait, au contraire, pris des dispositions
intelligentes qui allaient peut-être se révéler utiles. Le manque
d'insistance de l'inspecteur à l'accompagner aurait dû le mettre en
éveil. Son adjoint n'était pas le genre
d'homme à le laisser affronter seul d'éventuels dangers. Il savait
que Rabouine serait là pour lui prêter main-forte le cas
échéant.
— Heureux de te voir, mais comment m'as-tu reconnu
?
— Au début, je vous ai pris pour un autre, un
inconnu quoi ! Très réussi, votre carnaval. Mais quand je vous ai
vu sortir et remettre des scellés, je me suis dit : « Voilà notre
Nicolas. » Vous ne pourriez pas me faire relever ? J'ai l'onglée,
des engelures et je n'ai plus de provisions. La nuit risque d'être
rude.
— Tu peux rentrer au bercail. Ta surveillance
a-t-elle été au moins utile ?
— Je le crois, car hier soir, environ une heure
après le départ de l'inspecteur et des hommes du guet, un inconnu
est apparu sur le faîte de la clôture du jardin — tiens, justement
où vous vous trouviez tantôt...
— Tu peux me le décrire ?
— À vrai dire, je n'ai pas vu grand-chose. Il
m'est apparu lourd et léger.
— Comment cela ?
— Il y avait quelque chose qui clochait. L'homme
paraissait tout en volume, pourtant j'aurais juré qu'il se
déplaçait en souplesse. Il portait un masque et ses vêtements
étaient sombres. Il marchait avec précaution...
— Avec précaution ?
— Oui, comme s'il choisissait où poser les pieds.
Cela m'a surpris, car le froid n'avait pas encore gelé le
sol.
— Tu ne l'as pas suivi ?
Nicolas retint un mouvement de
désappointement.
— Tu as bien fait. Tu peux partir, maintenant. Il
ne se passera plus rien ici, ce soir. Mais rends-moi service :
trouve-moi une voiture et envoie-la chez le docteur Semacgus, près
de la Croix-Nivert. C'est la seule maison de maître à cet endroit
au milieu des masures, le cocher ne peut se tromper.
Il lui tendit quelques pièces.
— Voilà pour toi. Tu as bien travaillé. Je le
dirai à Bourdeau.
— L'inspecteur m'a déjà payé, monsieur Nicolas.
Mais ce n'est pas de refus, pour la gratification. Je ne veux pas
vous désobliger. C'est un plaisir de travailler pour vous.
Nicolas s'engagea sur le chemin gelé. Le sol
inégal était parsemé d'aspérités et de flaques gelées sur
lesquelles les bottes trébuchaient ou dérapaient. Il faillit à
plusieurs reprises se tordre les chevilles, et tomba une fois. Il
n'aurait plus manqué qu'il se blessât, dans l'état où il se
trouvait déjà ! Heureusement, il fut bientôt devant le logis du
chirurgien. Celui-ci se composait d'un ensemble de bâtiments sans
élévation, ordonné en U autour d'une cour fermée d'un haut
mur.
La porte cochère céda sous la main. Elle n'était
jamais fermée, le maître des lieux professant que « la porte d'un
officier de santé devait être ouverte en permanence à toute
détresse ». La cuisine, à l'angle des communs et du logis
proprement dit, était faiblement éclairée par une lueur
dansante.
Nicolas s'approcha de la porte-fenêtre,
l'entrouvrit doucement et découvrit une scène énigmatique. Près de
la haute cheminée, où brûlait un feu d'enfer,
Catherine accroupie tenait dans ses bras Awa à moitié dévêtue et la
tête renversée. La cuisinière semblait chanter une berceuse à
l'oreille de sa nouvelle amie qui, la peau couverte d'une sueur
luisante, gémissait faiblement. Parfois, Awa se cambrait et se
contorsionnait, en prononçant des mots inaudibles. Tout son corps
s'arquait alors et tremblait, maintenu à grand-peine par
Catherine.
Levant les yeux, Catherine poussa un cri en
découvrant Nicolas et tenta de se lever. Elle laissa choir Awa qui,
inconsciente, glissa sur le sol, puis chercha des yeux un
instrument quelconque pour se défendre. Nicolas ne comprenait rien
à sa réaction. L'aspect patibulaire qu'offraient sa tenue de
friperie et son grossier maquillage au noir de fumée lui était
sorti de l'esprit. Mais Catherine n'était pas femme à craindre sans
réagir. Cantinière dans sa jeunesse, elle avait été mêlée à nombre
de coups tordus, embuscades et échauffourées avec la soldatesque ou
la canaille, et elle s'en était toujours tirée avec les honneurs.
Attrapant un grand coutelas sur la table, elle hasarda un coup de
pointe vigoureux vers l'inconnu. Pendant ce temps, Awa était entrée
en convulsions et se souillait dans le sang répandu d'un coq à la
tête tranchée gisant sur le carreau de la cuisine.
Nicolas para le coup, laissa passer Catherine
emportée par sa course, et se retrouva derrière elle. Il réussit à
la ceinturer et put alors lui parler à l'oreille.
— Alors, ma bonne Catherine, c'est ainsi que tu
accueilles Nicolas ?
L'effet de ses paroles fut immédiat. Elle laissa
tomber son eustache et se jeta en pleurant dans les bras du jeune
homme qui, prudemment, la fit asseoir sur une chaise.
— Pardonne-moi, Catherine, j'avais oublié en
quelle mascarade je me trouvais.
Il ôta son grand feutre et découvrit sa tête
enturbannée dans un pansement ensanglanté.
— Mon Dieu, Nicolas, que t'est-il arrivé, mon
bauvre bedit ?
— Ce serait trop long à te conter. Explique-moi
plutôt tout ce sabbat. Awa est malade ?
Catherine paraissait gênée ; elle tortillait
autour de son doigt une longue mèche grise qui dépassait de la
charlotte couvrant son vieux visage camus. Elle se décida enfin à
parler.
— Elle n'est bas malade. Elle a voulu interroger
ses diables.
— Comment cela, ses diables ?
Catherine se mit à dévider l'histoire à toute
vitesse.
— Dans son pays, on bratique des choses étranges
pour interroger les esprits. Elle a bréparé une sorte de tisane
qu'elle a respirée. Ensuite, il a fallu couper la tête d'un coq.
Elle s'est mise à danser comme une bossédée. On aurait dit une
chèvre qui cabriolait. Ensuite, la bauvrette a regardé la mare de
sang. Elle a poussé un hurlement et a voulu se déchirer le visage.
J'ai eu beaucoup de mal à la calmer, elle est encore très
agitée.
— Mais, pourquoi tout cela ?
— Elle voulait savoir ce qui était arrivé à
Saint-Louis. Enfin, à la mode de chez eux. C'est une brave fille
que j'aime beaucoup. Tu sais qu'elle connaît un moyen pour les
œufs...
Nicolas, qui savait Catherine intarissable sur les
questions culinaires, l'arrêta aussitôt.
Catherine, effrayée, se signa.
— Ne brononçons pas ce mot, ce sont des habitudes
à eux. Il ne faut pas juger, nous ne connaissons pas leurs
coutumes. Peut-être, les nôtres leur paraissent tout aussi
étranges. Tu sais, Nicolas, j'ai beaucoup voyagé et j'ai vu
beaucoup de choses que je n'ai bas comprises.
Nicolas admira le bon sens et le cœur de cette
femme simple. Elle reprit :
— À voir l'accablement où elle est plongée debuis,
je crois que la réponse n'a bas été favorable. Quel malheur ! Et ce
pauvre M. Semacgus qui a été arrêté ! Nicolas, tu vas le sortir de
là, n'est-ce bas ?
— Je ferai tout mon possible pour connaître la
vérité sur tous ces événements, répondit prudemment le jeune
homme.
Awa, toujours étendue sur le sol, paraissait avoir
retrouvé son calme. Elle reposait, comme assoupie. Nicolas prit les
mains de Catherine et la regarda dans les yeux.
— Parle-moi de Mme Lardin, demanda-t-il. Et ne me
cache rien, car j'en sais déjà suffisamment pour discerner le vrai
du faux. D'ailleurs, tu m'avais laissé un billet que j'ai trouvé
dans la cuisine mardi soir, sous mon assiette...
— Il fallait que tu abrennes qui était vraiment
cette femme. Elle n'a cessé de tromper le pauvre Monsieur. Il ne
savait que faire bour lui rendre la vie agréable. Toilettes,
parures, bijoux, meubles tout son argent y passait. Et cette bête
de l'enfer, blus il donnait, blus elle demandait. Et puis, elle
avait des coquins, Descart, le bauvre Semacgus et un cavalier
balafré. Celui-là, il me faisait beur. Tout cela lui est passé sur le ventre, à cette garce ! Et toujours
des demandes et des exigences. Elle s'est bien empli le jabot.
Monsieur, lui, je l'aimais bien. Il était bon avec moi, lui, si dur
et si revêche avec tout le monde et avec toi, mon bauvre Nicolas.
Encore qu'il avait bien des torts, lui aussi. Il courait la gueuse
quand elle se refusait. Il jouait gros jeu au lansquenet et au
pharaon. Et blus il jouait, blus il berdait. Il me revenait au
petit matin dans des états...
— Mais alors, comment a-t-il pu continuer à mener
un tel train ?
Catherine sortit son mouchoir et s'essuya les
yeux. Elle soupira, puis mouilla de salive le morceau de toile et
tenta d'essuyer, comme on débarbouille un enfant, le noir qui
couvrait le visage de Nicolas. Il se laissa faire ; il crut un
instant se retrouver à Guérande et le visage de la vieille Fine se
superposa à celui de Catherine.
— C'est moi qui l'aidais. Toutes mes économies y
sont bassées. La cantine ne nourrit pas sa femme. Quelquefois, des
bénéfices de butins ou de pillages, mais seulement quand on est en
veine de victoires. Une fois mon homme mort, j'ai hérité d'un petit
bien que j'ai vendu. La somme était rondelette et je la gardais
pour plus tard. Le commissaire m'a tellement serinée que j'ai fini
par la lui donner à petits bouillons. Depuis un an, il ne me payait
même plus mes gages. C'est moi qui ai fait tourner le pot, en
faisant du ravaudage dans le voisinage. Et puis, il y avait Marie,
si gentille, que je ne voulais bas abandonner et c'est à cause
d'elle que je ne suis pas partie avant.
— Tu as fini par le faire...
Catherine soupira.
— Mardi, il y a trois jours, j'ai entendu la
marâtre ordonner à Marie de faire ses paquets. Elle voulait qu'elle parte le lendemain à Orléans chez
sa marraine, qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam. Marie criait,
pleurait, suppliait, la bauvre brebis. Mon sang n'a fait qu'un
tour, je suis entrée dans la danse et j'ai dit mes vérités à la
dame. Elle a bris la chose de haut, me traitant comme un chien. Je
n'ai pu emborter un pouce de terrain, la mauvaise avait du
vif-argent dans la langue et, malgré tout ce que je disais, elle a
rompu toutes mes mesures. Elle s'est jetée sur moi, griffes en
avant, et a manqué m'étrangler. Je suis mordue et égratignée de
bartout.
Elle montrait ses gros bras couverts
d'écorchures.
— Elle m'a chassée sur-le-champ, malgré les cris
de ma bauvrette. Que pouvais-je faire ? Je suis partie comme une
folle. J'ai réfléchi toute la nuit pour savoir où aller. J'ai pensé
à M. Semacgus, toujours si aimable et bon avec moi, et j'ai pris
mes résolutions. Le lendemain, je suis arrivée ici. Je me disais :
« Au moins lui, quoique tombé dans les pièges de la bête comme les
autres, me comprendra beut-être. »
Elle caressait le front de Nicolas.
— Tu sais, Nicolas, je n'ai blus rien, je suis une
pauvre femme qui sera bientôt vieille. Je suis gaillarde encore et
peux rendre de bons services. Que vais-je devenir ? Il n'y a bas de
remèdes à mon malheur. À mon âge, on tombe vite dans la misère pour
finir à l'hôpital. Je bréfère mourir. J'irai me jeter dans la
Seine. Je ne ferai honte à bersonne, puisque je suis
seule37. Dommage, avec mon petit pécule, j'aurais
pu faire binet38.
Le pauvre visage ingrat de Catherine se crispa et
les larmes coulèrent à nouveau. Elle hoquetait en tentant de se
reprendre et sa large poitrine se soulevait de désespoir. Elle ne
criait pas et laissait seulement échapper un
souffle rauque et contenu. Nicolas ne put supporter cette
détresse.
— Catherine, arrête, je te promets de t'aider, tu
peux compter sur moi.
Elle renifla et le regarda, le visage soudain
illuminé.
— Mais d'abord, reprit-il, tu dois répondre à mes
questions. T'en sens-tu capable ? C'est très important.
Elle hocha la tête, apaisée et attentive.
— La nuit où le commissaire a disparu, étais-tu
rue des Blancs-Manteaux ? demanda Nicolas.
— Non, cela est sûr. La Lardin m'avait donné ma
soirée. Je suis restée chez ma logeuse à manger des beignets et à
écouter la chienlit qui hurlait dans la rue. Je me suis couchée
vers onze heures et, le lendemain, j'étais à mon office à sept
heures à rallumer mon potager.
— Rien ne t'a frappée, ce matin-là ?
— Attends... Madame s'est réveillée fort
tard.
— Plus tard que d'habitude ?
— Oui, vers midi. Elle m'a dit qu'elle avait bris
froid. Et ce n'était pas étonnant, vu que ses bottines étaient
trempées. Gâchées à coup sûr, brûlées par la neige, je lui en ai
fait la remarque et je me suis fait houspiller, comme d'accoutumée.
Elle m'a dit qu'elle était allée aux Vêpres. Aux Vêpres, en tenue
de carnaval et masquée !
— Cela t'a surprise ?
— Oui et non. Il arrivait qu'elle aille faire sa
mijaurée à l'église. Bas pour le bon Dieu, c'est sûr, mais pour se
faire voir, pardi, et coquelucher. Elle a même précisé qu'elle
était allée à l'église du Petit-Saint-Antoine. Mais dans cette
tenue...
— Elle aurait pu aller aux Blancs-Manteaux.
— C'est bien ce que j'ai pensé. Par le temps
qu'il faisait, dimanche, c'était blus facile
de traverser la rue.
— Autre chose. Les vêtements du commissaire, tu en
avais la charge ?
— Il ne voulait pas qu'on y touche. Il y avait
toujours des papiers dans ses poches. Je lavais les chemises et les
dessous.
— Qui était son tailleur ?
— Tu le connais, Nicolas, c'est maître Vachon,
celui qui t'a équipé quand tu es arrivé si drôlement habillé à
Paris.
Nicolas avait décelé une gêne chez Catherine. Elle
croisait ses mains si fortement que la peau bleuissait. Il se
hasarda à pousser plus avant.
— Comment sais-tu qu'il y avait des papiers dans
ses poches ?
Elle se mit à pleurer silencieusement.
— Catherine, je dois insister. Comprends que cela
peut m'aider dans mon enquête. Si tu ne te confies pas à moi, à qui
pourrais-tu le faire ?
— Je fouillais toujours ses habits, reprit
Catherine, en sanglotant. Quand il avait gagné gros jeu, il jetait
les écus en vrac dans ses poches. Plutôt que de tout laisser
reperdre, je prélevais une betite bart pour le soin du ménage. J'en
avais bris l'habitude quand je me suis aberçue qu'il ne comptait
jamais. Mais, Nicolas, je te jure que ce ne fut jamais pour moi. Je
ne suis bas une voleuse...
Elle redressa la tête avec défi.
— Et bourtant, j'aurais eu quelque droit à me
rembourser de mes avances et de mes gages non payés !
— Et dans les papiers, tu n'as rien remarqué de
particulier ?
— Jamais, sauf la veille de sa disbarition. Je
n'y avais bas songé depuis, mais peut-être
cela a-t-il de l'importance. Peut-être ou peut-être bas. Il y avait
un petit morceau découpé, avec ton nom dans l'angle.
— Mon nom ? Te souviens-tu de ce qu'il disait
?
— Ah ! oui, c'était très court et ça m'a
intriguée. C'était comme un proverbe, oui, c'est cela : « Des trois
une paire et celui qui les ferme se donne à tous. »
— Et tu n'as pas revu ce papier ?
— Jamais, bas blus que je n'ai revu
Monsieur.
Nicolas estima ne rien avoir à attendre de plus
des propos de Catherine. Après l'avoir encore réconfortée, il
l'aida à déposer Awa sur sa couche et, il quitta la demeure de
Semacgus.
Rabouine avait tenu parole et un fiacre
l'attendait sur le chemin. Les ténèbres enveloppaient la voiture.
La neige atténuait les bruits et renforçait l'impression
d'enfermement causée par l'exiguïté de la caisse. Elle tombait sans
hâte, en gros flocons, qu'une rafale entraînait parfois en
tourbillons ascendants, au travers desquels les rares lumières
provenant des maisons formaient des halos fragiles.
Rencogné dans l'angle de la voiture, la tête
appuyée contre le velours de garniture, Nicolas regardait sans
voir. Il ne regrettait pas d'être allé à Vaugirard ; il avait
l'impression d'y avoir fait œuvre utile. Une chose était certaine :
la maison de Descart abritait un mystère. D'autre part, il se
disait que l'inconnu pouvait avoir trouvé ce qu'il cherchait, comme
il pouvait y avoir renoncé. Mais que cherchait-il ?
La suite n'avait en rien éclairé sa lanterne —
sinon qu'aux portes de la capitale l'Afrique installait sa
sorcellerie et ses pratiques païennes. Il se rappela soudain un
événement de sa jeunesse encore proche. Un jour qu'il s'était abîmé
le coude, au cours d'une de ces rixes qui
ponctuaient les parties de soule, Fine l'avait conduit chez une
repasseuse de coiffes qui bénéficiait d'une réputation de
rebouteuse à vingt lieues à la ronde. Tandis que sa nourrice
multipliait les signes de croix, la vieille avait commencé une
étrange mélopée puis, après avoir tourné plusieurs fois sur
elle-même, lui avait mis un clou dans la main et lui avait demandé
un liard. Alors, elle avait attiré sa tête contre sa cotte noire
dont il sentait encore, dix ans après, l'étrange fumet. Elle avait
plongé sa main dans un pot empli d'une matière visqueuse et
vigoureusement frotté l'endroit malade, en prononçant, à haute
voix, cette formule en breton, dont il se souvenait encore :
« Pa'z out ar jug braz, Otro Saint Erwan ar
Wirionè Clew ac'hanan39. » Son bras, qu'il ne pouvait plus étendre
l'instant auparavant, avait miraculeusement retrouvé sa souplesse.
La vieille l'avait prévenu que désormais il sentirait la pluie
venir par des douleurs à cet endroit, qui deviendraient permanentes
dans sa vieillesse. Ce temps-là n'était pas encore venu.
Ainsi, la pauvre Awa s'était contentée de
respecter sa propre coutume pour tenter de connaître le sort de son
compagnon. Nicolas n'avait pas, lui non plus, oublié Saint-Louis,
mais plus le temps passait et plus l'espoir de retrouver le
serviteur de Semacgus diminuait.
La conversation avec Catherine avait confirmé ce
que Nicolas savait déjà sur Mme Lardin et sur son libertinage. Le
commissaire, dans les propos de sa servante, était réduit au rôle
peu flatteur de mari trompé, de joueur impécunieux et de maître
sans scrupule. Le personnage lui semblait pourtant avoir une tout
autre dimension, plus inquiétante, que la femme au grand cœur, dans
sa simplicité, ne mesurait pas. Quant à cette
phrase sibylline trouvée dans les poches de l'habit de Lardin, la
veille de sa disparition, il ne voyait vraiment pas à quoi elle
pouvait correspondre.
Nicolas mesura encore une fois l'ampleur de sa
tâche. Les paroles de M. de Sartine résonnaient dans sa tête. Il
songea soudain au roi qui, lui aussi, devait attendre des nouvelles
de son lieutenant de police. Il entrevit le fond dramatique de
toute cette histoire, la guerre qui se poursuivait, les soldats sur
les champs de bataille dans la neige et dans la boue, les monceaux
de morts et les vols de corbeaux. Un long frisson le
parcourut.
Nicolas avait décidé de rentrer rue des
Blancs-Manteaux. Il lui fallait se changer, faire toilette, la
barbe commençant à lui pousser drue. Il devait aussi renouveler son
pansement. Enfin, il lui fallait annoncer à Mme Lardin les
présomptions convergentes sur la mort de son mari : il serait
intéressant de mesurer la nature et l'intensité du chagrin de la
veuve putative.
Il pensa à Marie. Qu'était-elle devenue ?
Serait-elle là pour l'accueillir ou déjà partie chez sa marraine ?
Nicolas avait déjà pris une décision à la fois pratique et morale :
il ne pouvait plus demeurer chez les Lardin. La responsabilité de
l'enquête imposait ce choix ; il était trop difficile, en
conscience, d'être à la fois l'inquisiteur et le locataire. Il
songeait déjà à faire surveiller les alentours de la maison, au cas
où Bourdeau, toujours si exact et précautionneux, n'aurait pas
encore ordonné la mesure. D'autre part, il ne pouvait vivre sans
que son linge fût tenu et il ignorait si Louise Lardin avait
remplacé Catherine ou était restée seule, soucieuse de faire le
vide autour d'elle.
Sa songerie l'avait
conduit, sans qu'il s'en rendît compte, à l'intérieur de la ville.
Les lumières étaient plus vives et plus nombreuses. Comme sa
voiture approchait de la Seine, elle traversa, au milieu des cris
et des rires, le charivari d'un groupe de masques. L'un d'eux
grimpa sur le marchepied et, d'une main, dispersa la neige qui
recouvrait la vitre et y colla sa face représentant une tête de
mort. Nicolas dut soutenir de longues minutes ce tête à tête avec
la camarde qui, depuis des jours, tournait autour de lui comme une
bête fidèle.
Il retrouva bientôt une rue des Blancs-Manteaux
toujours aussi paisible et déserte en apparence, où il décela
cependant une présence tapie sous le portail de l'église. Dans le
doute, il fit mine de n'avoir rien remarqué. Il s'agissait soit
d'un mendiant soit d'une mouche de Bourdeau. Décidément,
l'inspecteur pensait à tout et, sous son air placide, dissimulait
des trésors d'expérience et de pratique policière. En tout cas, il
ne pouvait être question de filature ou alors l'ennemi lisait dans
ses pensées et avait prévu son retour.
Remettant à plus tard la résolution de cette
énigme, il introduisit sa clef dans la serrure et s'aperçut que
celle-ci avait été changée et qu'il ne pouvait entrer. Il se décida
à soulever le heurtoir, opération qu'il dut répéter plusieurs
fois.
La porte s'ouvrit enfin et Louise Lardin apparut,
un flambeau à la main, l'air revêche. Elle portait une robe de bal
à dos flottant, de couleur blanc cassé à rebrodures d'argent. Le
corsage, ajusté et fortement échancré, laissait entrevoir une gorge
poudrée. Les pans de la robe étaient ouverts en rond et prolongés
par-derrière en une queue très étoffée relevée sur le panier. Tout
le jupon était ainsi mis à découvert et
laissait voir deux ou trois nuages d'immenses falbalas. Le visage,
poudré et maquillé à l'excès, était parsemé de mouches, les
pommettes marquées de rouge vif, les lèvres passées au vermillon.
Deux grandes tresses de cheveux « en dragonne » tombaient derrière
la nuque, sur les épaules.
— C'est vous, Nicolas ? fit-elle d'une voix aiguë.
Je vous croyais disparu vous aussi. À considérer votre tenue et
votre allure, vous êtes simplement tombé dans la crapule. Quoi
qu'il en soit, j'avais décidé de vous demander de quitter cette
maison. Prenez vos hardes sur-le-champ, je ne suis pas d'humeur à
héberger un vagabond.
— C'est, madame, la tenue de mon état quand la
conjoncture me l'impose, répondit Nicolas. Votre jugement est bien
hâtif. Quant à votre désir de me voir décamper, il ne fait que
précéder l'expression d'une décision que j'avais déjà prise. Je
vois bien que je ne suis pas le bienvenu.
— Il n'a tenu qu'à vous d'y être désiré,
Nicolas.
L'ambiguïté du propos fit rougir le jeune
homme.
— Brisons-là, madame. Je partirai demain matin,
car par le temps qu'il fait et à l'heure qu'il est il me serait
difficile de trouver un abri pour la nuit. Mais, auparavant, je
dois vous entretenir de choses graves.
Elle ne bougeait pas, toujours campée au centre du
couloir.
— Remarque pour remarque, ajouta-t-il,
permettez-moi, madame, de m'étonner de surprendre en robe de bal
une femme dont le mari a disparu.
— Vous voilà bien insolent, soudain ! Il se
trouve, en effet, que je suis en robe de bal et que je m'apprêtais
à sortir afin de me distraire et prendre le bon temps qu'une femme
de mon âge se doit de ne pas laisser perdre.
Cela vous suffit-il, monsieur le suppôt ?
— Cela suffirait sans doute au suppôt, mais en
aucune façon au représentant du lieutenant général de police.
— La tête vous enfle, monsieur.
— La vôtre, madame, me paraît bien irritable et
bien éloignée des tristes soucis qui m'amènent.
Louise Lardin se redressa, l'air provocant, les
deux mains sur les accoudoirs de son panier, en une pose canaille
qui choqua Nicolas. En un instant, sous le vernis éclatant,
reparaissait la fille qui faisait les beaux soirs de la maison
Paulet.
— Des soucis ? Vous êtes-vous mis en tête de me
parler de cette charogne que vous êtes allé déterrer dans les
ordures de Montfaucon ? Cela vous surprend ? Je suis mieux informée
que vous ne l'espériez. Il s'agit de mon mari, c'est cela ? Que
voulez-vous que cela me fasse ? Vous êtes allé gratter la fange et
vous en avez eu pour votre argent. Qu'attendiez-vous ? Que je vous
joue la comédie de la veuve éplorée ? Je n'ai jamais aimé Lardin.
J'en suis débarrassée. Je suis libre, libre et je cours au bal,
monsieur.
Nicolas la trouva soudain très belle dans son
animation, transformée par une sorte d'orgueil. Elle s'agitait et,
tout autour d'elle, les queues de sa robe battaient l'air avec un
sourd bruissement de satin.
— Comme il vous plaira, madame, mais vous devrez
répondre d'abord à quelques questions qui, dans l'affliction où je
vous trouve, ne devraient pas susciter chez vous d'émotion trop
excessive. Ma tâche s'en trouve facilitée et j'irai droit au but.
J'ajoute que j'attends de votre grandeur d'âme qu'elle vous inspire
de répondre sans détour, sinon je me verrai dans l'obligation
regrettable de recourir à d'autres moyens.
— Soit, monsieur l'apprenti
commissaire. Je cède à la force, de peur des brodequins... Mais
faites vite, je suis attendue.
— Vendredi dernier, dans la soirée, vous êtes
sortie. Où êtes-vous allée et à quelle heure êtes-vous rentrée
?
— Qu'ai-je à me rappeler telle ou telle journée !
Je ne suis pas greffier de mon temps.
— Je vous signale, madame, afin de rafraîchir
votre mémoire, que votre mari a disparu justement ce soir-là.
— Il me semble que je suis allée aux Vêpres.
— Aux Blancs-Manteaux ?
— Peut-on aller aux Vêpres ailleurs que dans une
église ?
— Dans celle-ci ou dans une autre ?
— Ah ! je comprends que la soudarde a parlé... Je
suis allée au Petit-Saint-Antoine.
— En cape noire et masquée ?
— Et quand cela serait ? Une femme de qualité ne
saurait s'aventurer à la tombée de la nuit en temps de carnaval
sans risquer des outrages que seule une tenue de circonstance lui
permet d'éviter.
— Et cette cape protégeait de la neige ?
Elle le regarda fixement et s'humecta les
lèvres.
— Il ne neigeait pas. Elle me préservait du
vent.
Nicolas se tut. Un long silence s'installa jusqu'à
ce que Louise Lardin demandât d'une voix rauque :
— Pourquoi me détestez-vous, Nicolas ?
Elle s'approcha de lui. Son odeur le saisit, qui
mêlait les senteurs de la poudre des cheveux, des fards, un trouble
parfum d'iris et un autre plus sauvage qui l'emportait.
— Madame, je ne fais que mon devoir et
j'aurais aimé qu'il me conduisît dans une
autre maison que celle où j'ai été si longtemps accueilli.
— Il ne tient qu'à vous que le passé ressuscite.
Mon mari n'est plus, qu'y puis-je ? Que dois-je faire pour vous
convaincre que j'ignore tout des causes de sa mort ?
Nicolas ne voulait pas se laisser détourner de son
but. Il tenta autre chose.
— On dit que le nouveau motet de
Dauvergne40, chanté ce
soir-là au Petit-Saint-Antoine, était fort beau.
Elle évita le piège.
— Je n'ai aucun goût pour la musique et n'y
entends rien.
— Qu'avez-vous fait, hier ? Êtes-vous restée ici
?
— J'étais avec un de mes amants, monsieur, car
j'ai des amants, comme vous le savez. Que peut-on attendre d'autre
d'une fille perdue et achetée ?
Une particule de poudre se détacha du visage et
tomba sur le corsage. Son accent de sincérité la rendait
pitoyable.
— Vous êtes satisfait ?
— Je vous sais gré de votre franchise, répondit
Nicolas en rougissant un peu. Vous plairait-il de me donner le nom
de cet homme ?
— Pour vous montrer ma bonne foi, je vous dirai
qu'il s'agit de M. Mauval, un homme qui sait aimer et qui, vous ne
l'ignorez pas, sait aussi corriger les faquins.
Nicolas ignora l'insulte, mais nota la menace. Le
monde lui parut soudain bien petit.
— À quelle heure vous a-t-il rejointe ?
— À midi et il m'a quittée ce matin très tôt. J'ai
honte pour vous, monsieur, de cette inquisition.
Il avait risqué ce coup sinueux, espérant
désarçonner l'adversaire et trouver la faille. Ce fut peine perdue.
Louise Lardin ne paraissait pas connaître la mort de son cousin
Descart.
— Un mari imposé n'est pas un parent,
répondit-elle. Au reste votre sollicitude soudaine me touche peu.
Sur ce, monsieur, je dois vous quitter, car j'entends la voiture
qui arrive pour me prendre. J'espère que demain matin vous aurez
quitté ma maison.
— Encore un mot, madame, où se trouve Mlle Marie
?
— Chez sa marraine, à Orléans. Elle souhaite se
retirer du monde et entrer en noviciat chez les Ursulines.
— Voilà une vocation bien soudaine.
— Les voies du Seigneur ont de ces
raccourcis.
— Où était Marie, le soir de la disparition du
commissaire ?
— En ville, chez une amie.
— Madame, qui a tué votre mari ?
Elle eut un demi-sourire, s'enveloppa dans un
mantelet à col de fourrure et virevolta.
— Les rues sont dangereuses en période de
carnaval. Il aura rencontré quelque masque assassin.
Et elle sortit en claquant la porte derrière elle,
sans un regard pour Nicolas.
Nicolas demeurait figé sur place. Ce duel l'avait
laissé sans forces et avait encore accru sa fatigue. Ou bien Louise
Lardin était innocente et ses propos étaient seulement frappés au
coin du cynisme et de l'amoralité, ou bien c'était une comédienne
hors pair. Il se dit aussi que cet excès de provocation, cette
fermeté dans l'étalage de sa perdition pouvaient vouloir dissimuler autre chose. Qu'irait-on soupçonner
chez une âme qui, d'elle-même, requerrait contre sa propre vertu en
usant des plus formidables arguments ? Nicolas n'était pas
accoutumé à affronter un adversaire de cette nature. Sa jeunesse
était un inconvénient et son registre d'expériences était trop
limité. Il venait tout juste de commencer sa collection d'âmes. Il
aimait que les formes fussent respectées, et le cynisme le
déconcertait comme une monstruosité de l'esprit. Et pourtant,
depuis une semaine, il avait tourné, haletant, bien des pages. Les
propos de Louise Lardin l'offensaient comme un manque odieux aux
règles qui régissaient le commerce de la société. Une autre idée
lui traversa l'esprit : l'attitude de Louise n'était peut-être, au
fond, que la dernière tentative d'une âme perdue pour ne pas tomber
dans des désordres encore plus graves, et sa sincérité un hommage
que le vice rendait à la vertu.
Mais ce n'était guère l'heure de philosopher.
Nicolas était seul dans la maison et il fallait en profiter. Il
écarta les scrupules qui se présentèrent ; ils étaient de peu de
poids en regard de l'importance de sa mission. Dans la
bibliothèque, quelqu'un — le commissaire, Louise ou un tiers —
avait fait le vide dans les papiers. La chambre de Mme Lardin ne
lui offrit rien non plus. Il regarda, songeur, le lit ravagé. Une
bouteille vide et deux verres donnaient quelque apparence de vérité
aux ébats de deux amants. L'ombre aux aguets dans la rue des
Blancs-Manteaux, s'il s'agissait bien d'un homme de Bourdeau,
aurait peut-être quelque chose à dire sur les horaires de Mauval et
de sa maîtresse.
Nicolas examina avec soin les vêtements et les
chaussures, et fit de même dans la chambre de Marie. Dans celle-ci,
une chose l'étonna. La garde-robe de la jeune
fille semblait complète. Était-elle partie sans bagages ? Il
compara les empreintes de pas relevées à Vaugirard avec une paire
de bottines pleines de boue, elles coïncidaient.
La fatigue finit par l'emporter. Nicolas gagna
lentement sa mansarde et se rappela qu'il devrait le lendemain la
quitter pour toujours. Il n'y avait été ni heureux ni malheureux,
uniquement soucieux d'apprendre et de bien faire durant les mois de
son apprentissage. Elle prendrait place dans son souvenir et dans
son regret comme toutes les choses et tous les êtres abandonnés au
bord du chemin, parce que la vie, la mort ou une petite lumière
mystérieuse en décident sans appel.
Il réunit ses vêtements et prépara son
portemanteau. Mettant la main dans la poche de l'habit qu'il
porterait le lendemain, il tomba sur un petit papier plié en
quatre. Il l'ouvrit et vit tout d'abord son prénom dans l'angle du
document, avant de déchiffrer une phrase qu'il connaissait déjà
:
Des trois une
paire.
Et celui qui les
ferme.
Se donne à
tous.
Ainsi, Lardin, alors que Nicolas était encore à
Guérande, avait souhaité lui laisser ce message sibyllin. Mais pour
quelle raison, et que voulait-il dire ? C'est en y songeant que le
jeune homme, vaincu, s'endormit.