VII
BRUITS ET FUREURS
I pall in resolution, and
begin To doubt the equivocation of the fiend That lies like
thruth...
Ma résolution s'affaiblit, et je commence à
soupçonner une équivoque du démon qui ment tout en semblant dire
vrai...
Shakespeare
— Eh bien, Nicolas, comment te sens-tu? Tu m'as
fait une jolie peur!
Il tenta d'ouvrir les yeux, porta la main à sa
tête et sentit, derrière l'oreille gauche, une énorme bosse
recouverte d'un morceau de taffetas. Il était allongé, nu, dans un
lit. Une jeune femme en chenille23, assise sur
une chaise auprès de lui, le regardait en souriant. Il remonta le
drap jusqu'au cou et l'interrogea du regard.
— Tu ne me reconnais pas? Antoinette, ton
amie.
— Mais oui... Que m'est-il arrivé? Je rêvais d'une
chute de cheval.
— Il
s'agit bien d'un cheval! Ce matin, au sortir de chez moi, j'ai vu
un fiacre essayer de t'écraser. Tu peux m'en croire, on voulait te
tuer, et le cocher a dirigé sur toi. Tu as été renversé et il ne
s'est pas arrêté. J'ai couru, tu perdais du sang et tu étais si
blanc que j'ai eu peur. Je t'ai fait porter dans ma chambre et j'ai
appelé un voisin barbier qui t'a pansé et saigné. Il a dit que tu
n'étais qu'assommé. Et te voilà réveillé, j'en suis bien
heureuse.
— Qui m'a dévêtu?
— Eh quoi! Toujours aussi pudique! C'est moi, et
ce n'est pas la première fois... Tu ne voulais pas que je gâche ma
couchette avec tous tes vêtements boueux et sanglants?
Il rougit. Antoinette avait été, au début de son
premier séjour à Paris, une petite distraction dont il s'accusait
souvent en pensant à Isabelle. La gentillesse et la simplicité de
la jeune fille l'avaient séduit et ému. Elle travaillait comme
femme de chambre chez l'épouse d'un président au Parlement.
Toujours rieuse et discrète. Elle ne lui avait jamais rien demandé.
Il éprouvait pour elle une tendre amitié et lui avait fait de
petits cadeaux — un châle, un bouquet, un dé à coudre en argent —
et l'avait quelquefois emmenée, aux beaux jours, déjeuner dans une
guinguette des faubourgs.
— Quelle heure est-il donc ?
— L'Angélus vient de sonner à Saint-Roch.
— Comment, si tard? Il faut que je parte.
Il tenta de se lever, mais un vertige le rejeta
sur sa couche.
— Tu dois te reposer encore un peu, Nicolas.
— Mais, toi? Ton service?
Elle détourna le regard et ne répondit pas. Elle
frissonna, la chambre n'étant pas chauffée. Elle entra dans le lit et se blottit contre lui. Il éprouvait
une grande reconnaissance pour elle. Il retrouva son parfum, sa
douceur, et il lui sembla rejoindre un rêve interrompu. Il ne la
vit pas se dévêtir et n'eut pas le courage de la repousser. Il se
laissa aller aux gestes habituels et toujours nouveaux, mais il
n'avait jamais ressenti pareille langueur. Ses gestes étaient
ralentis et ses sensations exacerbées. Avant de s'abandonner à une
torpeur heureuse, il éprouva sans remords le bonheur de ce moment
d'apaisement.
Jeudi 8 février 1761
Une odeur de café24 réveilla
Nicolas. Il se sentait dispos, même si sa blessure à la tête se
rappelait à son souvenir par des élancements douloureux.
Antoinette, déjà vêtue, lui tendit un bol de café et un petit pain.
Elle était descendue faire ses emplettes au petit matin. Nicolas
l'attira vers lui et l'embrassa. Elle se dégagea en riant.
— Les chutes te réussissent, tu n'étais pas le
même hier soir. Plus tendre, plus...
Il buvait son café sans répondre. Il la
considérait avec un mélange d'attendrissement et de
confusion.
— Antoinette, tu n'es plus logée chez le
président?
Il se souvenait d'une petite chambre et d'un
escalier de service en colimaçon qu'il gravissait, les souliers à
la main, tremblant d'être découvert.
— C'est une longue histoire, répondit la jeune
fille. J'étais heureuse depuis deux ans dans cette maison. La tâche
n'était pas rude et Madame était douce avec moi. Mais, il y a un
an, un cousin de Monsieur s'est installé dans
leur hôtel et a commencé à me tenir des propos de galanterie. Au
début, j'ai ri et les ai ignorés en lui disant que je n'étais pas
entrée dans cette maison pour y trouver mon déshonneur et que je
n'étais pas faite pour le libertinage, qu'il avait d'ailleurs une
femme, jeune et jolie, à laquelle il devait se consacrer...
Nicolas s'en voulut de penser que, sa vertu,
elle l'avait jetée par-dessus les moulins en sa compagnie.
— Dès lors, reprit-elle, il n'a cessé de me
poursuivre, tellement qu'un soir de janvier de l'année dernière,
alors que je sortais de la chambre de Madame et regagnais ma
mansarde, il m'a suivie dans ma chambre, m'a prise à bras-le-corps
et je me suis évanouie...
— Et alors?
— Il a profité de ce moment. Quelque temps
après, j'ai eu la suppression de mes mois. J'ai tout avoué à la
présidente qui, très dévote, m'a turlupinée sur cette affaire. Elle
n'osait en parler à son mari, tant il était entiché de son cousin.
Finalement, j'ai été chassée et jetée à la rue. J'ai fait mes
couches en décembre et le coupable a refusé de m'aider. J'ai placé
l'enfant en nourrice à Clamart. Que pouvais-je faire, seule, sans
appui et sans recommandations ? Madame m'avait tout refusé.
— Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu? Et l'enfant,
es-tu assurée qu'il n'est pas de moi?
— Tu es gentil, Nicolas. J'ai fait mes comptes
et il y avait longtemps déjà que tu ne me voyais plus. C'est ainsi
que j'ai dû m'abandonner à une nouvelle vie. Tu n'apprendras que
trop vite, dans ton office, que je travaille pour la Paulet. On
m'appelle désormais « la Satin ».
Nicolas se redressa
brusquement et lui saisit les poignets. Toujours spectateur de
lui-même, il nota que cette manière d'imposer sa volonté aux femmes
qu'il interrogeait devenait une habitude. À cette constatation
ironique, se mêlait le sentiment d'effroi dans lequel l'avait
plongé ce que venait de dire Antoinette. Quel génie malicieux et
pervers orientait ainsi sa vie, pour qu'à la coïncidence de son
accident, sous les yeux de la jeune femme, s'ajoute le fait qu'elle
se trouvait être un témoin important de son enquête ?
Prompt à tirer les leçons de ses erreurs, il
s'en voulut aussitôt de ne pas avoir poussé plus avant
l'interrogatoire de la Paulet. Il aurait pu ainsi vérifier
l'exactitude des dires de Semacgus sur le détail de la soirée du 2
février. Il était bien revenu de sa première satisfaction; c'était
vraiment du travail d'apprenti et il était encore un enfant dans ce
métier difficile! Il obéissait trop à des impulsions qu'il
qualifiait vite d'intuitions. Rien de tout cela ne remplaçait une
bonne méthode...
Ainsi, la fille avec laquelle Semacgus avait
passé la nuit, c'était Antoinette! Il en éprouva un malaise confus
où se conjuguaient un peu de honte sur lui-même et de la compassion
pour son amie que le destin contraignait à mener cette vie.
Antoinette, pâle et effrayée, était redevenue la
petite fille qu'elle était il n'y avait pas si longtemps. Les
cheveux blond cendré relevés laissaient voir la nuque délicate où
il aimait tant presser les lèvres. Son visage se marbrait de
plaques rouges.
— Tu m'en veux, Nicolas? Je le vois bien, tu me
méprises.
Il desserra son étreinte et lui caressa la
joue.
— Antoinette, ce que je te demande est très
important. Tu vas me promettre de répondre avec la plus grande sincérité. Il y va de la vie et de
l'honneur d'un homme.
— Je te le promets, répondit Antoinette,
surprise.
— Qu'as-tu fait vendredi dernier? Plus
exactement dans la nuit de vendredi à samedi?
— La Paulet m'avait demandé d'attendre un
client.
— Tu le connaissais?
— Non, elle m'avait seulement recommandé d'avoir
l'air innocent, et un peu fille de qualité. J'en aurais profité
pour essayer de lui tirer quelques deniers de plus; c'était un peu
particulier...
— Que s'est-il passé cette nuit-là?
— Le visiteur prévu n'est pas venu et quelqu'un
d'autre est monté.
— Et celui-là, tu le connaissais?
— Non plus. Pourquoi?
— Peux-tu le décrire? fit Nicolas sans
répondre.
— Un grand homme rubicond, un vieux dans les
cinquante ans, mais je n'ai pas eu le temps de le dévisager. Il m'a
remis le jeton et m'a donné un louis en me demandant de dire que
nous étions restés ensemble jusqu'à trois heures du matin, et puis
il est parti.
— Qui l'a vu sortir?
— Personne, il a pris la porte dérobée du jardin
par laquelle les joueurs se retirent en cas de descente de
police.
— Il était quelle heure?
— Un quart d'heure passé minuit. Je n'ai rien
dit à personne, même à la Paulet. À l'aube, je suis rentrée
ici.
— Où sont mes habits?
— Tu me quittes déjà, Nicolas?
Il était fébrile et impatient de quitter cette
chambre où, depuis quelques instants, il étouffait en dépit du
froid.
— Je les ai brossés ce matin et recousus par
endroits, dit timidement Antoinette.
Il sortit du lit pour s'habiller, puis il
fouilla dans ses poches et en sortit le jeton trouvé dans le
pourpoint de cuir. Il le lui montra.
— Tu reconnais cela?
Elle éleva l'objet au-dessus du bougeoir pour
l'examiner.
— C'est un jeton du Dauphin
couronné, mais pas celui habituel. Ce modèle est donné par
la Paulet à ses amis pour s'amuser gratis. Tu vois, il n'y a pas de
numéro à l'envers.
— Celui de ton client en portait-il un ?
— Oui, le 7.
— Je te remercie, Antoinette. Voici quelque
argent pour la nourrice...
Il s'arrêta, confus, et la reprit dans ses
bras.
— Ce n'est pas pour cette nuit, tu comprends
cela? Je ne voudrais pas que tu croies... C'est pour
l'enfant.
Elle lui sourit gentiment et tapota son
habit.
Lorsque Nicolas se retrouva dans la rue, quelque
chose s'était brisé en lui. Il était loin de la fébrilité joyeuse
qui l'avait saisi au sortir de chez la Paulet. Il subissait le
contrecoup des derniers événements et éprouvait un remords qu'il ne
parvenait pas à s'expliquer. Il était également obsédé par l'idée
que Semacgus l'avait trompé : le chirurgien redevenait un suspect,
et non des moindres, s'il s'avérait que le corps retrouvé était
bien celui de Lardin.
Le jour tardait à se
montrer. Le dégel commençait et Nicolas ne voyait pas à trois pas.
La rue était une sorte de tunnel noir empli d'un épais brouillard.
Il marchait à l'aveuglette, pataugeant dans des gadoues immondes,
heurtant des ombres blafardes, incertaines, qui se hâtaient ou
semblaient piétiner en silence. Parfois, la nappe s'entrouvrait,
laissant apparaître les murailles brunes des maisons; il fut
contraint, un long moment, de les suivre en tâtonnant.
La traversée des rues était périlleuse, et
Nicolas conservait de l'agression de la veille la peur d'entendre
surgir derrière lui une voiture qui tenterait à nouveau de
l'écraser. Il n'avait jamais autant songé à sa mort qu'aujourd'hui.
Il mesurait, plus encore que dans l'église de Guérande, lors des
funérailles de son tuteur, la fragilité de l'être humain. Que sa
tête eût porté un peu plus rudement sur le pavé, et il serait, à
cette heure, un de ces débris disloqués et sanglants que la pierre
froide de la Basse-Geôle recueillait chaque matin. Il aurait voulu
prendre un fiacre, mais où en trouver au milieu de ces nuées? Il se
souviendrait longtemps de cette errance, qui lui parut durer des
siècles. L'aube, peu à peu, s'ébauchait avec effort. Une clarté
pâle dominait les ténèbres des rues. Nicolas retrouva des visages
et un semblant de vie reprit autour de lui avec ses cris et ses
appels habituels. Après s'être égaré plusieurs fois, il finit par
se retrouver rue Saint-Germain-l'Auxerrois et, de là, regagna le
Châtelet par la grande boucherie et la rue Saint-Leuffroy.
Au moment où il s'engageait sous le porche
obscur de l'édifice, une voix l'appela par son nom. Il se retourna
et se trouva devant une sorte de trapèze
ambulant dont le centre était constitué par un homme coiffé d'un
haut chapeau. Il semblait avoir des ailes repliées de chaque côté
de son corps. Nicolas reconnut Jean, un Breton de Pontivy, et son
chalet de nécessités. Plus connu sous le nom de « Tirepot », ce
personnage s'était pris d'amitié pour lui et le faisait profiter
des observations que son occupation lui permettait de recueillir au
cours de ses déambulations à travers la ville. Ce n'était pas une
mouche attitrée, mais une sorte d'officine de renseignements et
d'anecdotes, une chronique vivante de la capitale. Ses informations
s'étaient souvent révélées fort utiles.
Les latrines publiques manquaient cruellement à
Paris et le promeneur était fort embarrassé, dans les rues
populeuses, quand le besoin le pressait. Sauf à chercher un endroit
désert, difficile à trouver, ou à se soulager dans une maison
inconnue, avec tous les risques que cela comportait, on avait
recours à ce personnage curieux, qui dissimulait, sous une ample
robe de toile, deux seaux suspendus à une barre transversale portée
sur les épaules. Tirepot avait perfectionné le système en se
fixant, en bas du dos, un tabouret qui lui permettait de s'asseoir
pendant que ses pratiques officiaient, ce qui facilitait la
conversation.
— Nicolas, installe-toi, j'ai des choses graves
à te conter.
— Je n'ai pas le temps. Mais reste dans les
parages, je te verrai tout à l'heure.
Jean acquiesça et reprit sa tournée. Son cri
habituel : « Chacun sait ce qu'il a à faire », résonna sous les
voûtes. Nicolas entra au Châtelet. Jamais l'édifice de police et de
justice, baignant dans sa lumière livide de crypte, avec ses
relents de moisissure, ne lui avait paru aussi sinistre et conforme
à sa réputation. Une lourde torpeur
commençait à l'engourdir; il était las de corps et d'esprit, et
savait cependant qu'une journée difficile l'attendait. Il tenta de
se ressaisir et de chasser les pensées sinistres qui le
tourmentaient.
Comme il s'engageait dans le grand escalier, il
ne prit pas garde à un personnage immobile, campé sur un degré, qui
le regardait monter. La suite fut rapide et brutale. Une ombre
surgit devant lui, dont il ne perçut, au début, qu'un remugle aigre
de sueur et de cuir mouillé. Il fut jeté contre la muraille, son
chapeau tomba et sa tête, encore douloureuse, heurta la paroi. Sa
blessure se rouvrit et une main le saisit à la gorge. Il
distinguait maintenant le visage de son agresseur, que celui-ci ne
cherchait d'ailleurs pas à dissimuler. C'était celui d'un homme
encore jeune, le crâne aux cheveux courts sillonné d'une cicatrice.
Au premier regard, il offrait une impression d'équilibre et de
douceur, mais, cette première image était aussitôt détruite par la
lueur implacable des yeux immobiles. La bouche aux lèvres minces se
serrait si fort, quand elle se crispait, que l'ensemble du visage,
vide de sang et de vie, était celui de la mort.
L'homme tenait fermement Nicolas. Ses traits se
remodifièrent du tout au tout, reprenant leur beauté première.
Nicolas fut terrifié d'être à la merci de cet être double.
— Un conseil, monsieur le Breton; tu y as
échappé hier, tu ne t'en tireras pas aussi bien la prochaine fois.
Oublie ce que tu sais, ou alors...
L'homme fit un geste plus violent et Nicolas
sentit qu'une arme le blessait à hauteur des côtes, mais sans
pénétrer vraiment. Il fut lâché, repoussé contre la muraille où sa
tête se heurta à nouveau. L'homme bondit, dévala les degrés et
disparut.
Nicolas sut qu'il n'oublierait jamais ces
yeux pâles et verts. Ce regard sans vie, il
l'avait reconnu, c'était celui d'un reptile. Il se revit enfant,
accroupi dans le marais près de Guérande, s'apprêtant à saisir au
bond une grenouille qu'un pétale de coquelicot, accroché au bout
d'un fil, avait attirée. Une couleuvre monstrueuse s'était dressée
qui, avant de s'emparer de la proie, avait froidement fixé Nicolas
de son regard immobile.
Cette nouvelle agression, accomplie de
sang-froid dans l'édifice même des lois, prouvait en tout cas à
quel point son enquête menaçait de sombres intérêts et combien ceux
qui avaient armé son agresseur se sentaient intouchables pour le
frapper ainsi, en plein jour.
Nicolas se traîna jusqu'au palier. Son cœur
battait à coups si précipités qu'il ne parvenait pas à reprendre
son souffle. Dans l'antichambre du lieutenant général, son vieil
ami l'huissier, assis à sa table de sapin, ne le vit pas entrer. Il
était absorbé tout entier par l'une de ses occupations favorites;
il râpait une carotte de tabac et le produit de cette opération
était ensuite récupéré avec soin, de manière à n'en perdre aucune
miette, et placé dans une petite boîte d'étain. La respiration
précipitée de Nicolas lui fit lever la tête et il poussa une
exclamation de surprise en découvrant le jeune homme tout
ensanglanté.
— Ma Doué, comme vous voilà fait, monsieur
Nicolas! Je vais quérir du secours. M. Bourdeau vous cherche et il
ne doit pas être loin. Marie, Joseph, que vous est-il arrivé?
— Ce n'est rien, une blessure à la tête qui
s'est rouverte. Cela saigne toujours beaucoup à cet endroit. Il
faut que je voie M. de Sartine sur-le-champ. Est-il là?
Nicolas dut s'appuyer des
deux mains sur la table pour ne pas piquer du nez; sa vue se
troublait et tout vacillait autour de lui. L'huissier sortit d'une
de ses poches une fiole de verre et, après avoir vérifié d'un coup
d'œil qu'ils étaient bien seuls, l'invita à boire.
— Buvez, c'est du bon! Dame, par ces froids,
j'ai toujours sur moi ma petite réserve de rhum, comme tout vieux
matelot. Allez, cela vous requinquera.
L'infâme tord-boyaux fit tousser Nicolas, mais
le contrecoup de l'alcool lui remit de la chaleur au corps et lui
rendit ses couleurs.
— À la bonne heure, vous avez déjà meilleure
mine! Vous êtes plus gaillard, hein ? Voulez voir M. de Sartine,
cela tombe bien. Il m'a ordonné de vous introduire sans lambiner si
vous paraissiez. Il n'était guère de bonne humeur, lui toujours si
égal. Il tourmentait sa perruque, c'est tout dire...
Décidément, tout le monde l'attendait, ce
matin!
L'huissier gratta la porte, guetta une invite
qui ne vint pas, passa outre et s'effaça devant Nicolas.
La pièce familière paraissait vide. Seuls, le
ronflement du feu dans la cheminée et le craquement d'une bûche qui
s'effondrait en projetant une pluie d'étincelles, troublaient le
silence du cabinet. La chaleur saisit Nicolas, accompagnée d'une
langueur bienfaisante. Depuis qu'il avait quitté Antoinette,
c'était le premier instant de bien-être qu'il connaissait. Immobile
et proche de l'engourdissement, il aperçut tout à coup, dépassant
des dossiers des fauteuils placés devant le bureau, les sommets de
deux perruques. Incapable de faire un geste, il entendit, plus
qu'il n'écouta, la conversation qui se déroulait.
— Mais, mon bon, comment en sommes-nous arrivés
là? s'écriait Sartine. Et j'apprends ce matin, par un courrier, une
rumeur courant à Londres : Lally, assiégé
dans Pondichéry, aurait capitulé25 ! Nos
possessions de l'Inde menacées après celles du Canada, il y a un
an...
Une voix aigrelette interrompit le lieutenant
général de police.
— Que voulez-vous, nous avions déjà la guerre
avec l'Angleterre et il a fallu y ajouter l'alliance avec
l'Autriche. À la guerre maritime, s'est jointe la guerre terrestre.
À courir deux lièvres à la fois... De plus, tout cela demande de
l'or, beaucoup d'or, et des chefs. Oui, surtout des chefs. Dans le
chaos où le militaire est plongé par le nombre et l'inexécution des
lois, par l'avilissement des gradés, l'incapacité des supérieurs et
le dégoût des subalternes, il n'y a que désordres, ambitions
effrénées et querelles de cour...
— Mais tout cela n'a-t-il pas été bien
pesé?
— Pesé et pourpensé, monsieur. Mais le chant des
sirènes a été le plus fort. Et quand je dis les sirènes... M. de
Kaunitz26, alors ambassadeur de son impériale
souveraine, a été la coqueluche de Paris et de Versailles, il a
amusé la galerie avec ses valets enfarineurs de perruques...
Une main surgit au-dessus d'un dossier qui
vérifia la tenue d'une perruque.
— ... Il a fait le joli cœur auprès de la bonne
dame27 à qui on a fait miroiter la reconnaissance
impériale. Elle s'est alors découvert des talents de diplomate et
un nouveau rôle à jouer, ceux des saynètes des petits appartements
ne lui suffisant plus. La dévotion feinte et les grandes affaires,
voilà l'avenir des favorites royales vieillissantes! Pour moi, si
je prenais la liberté de juger de l'état de la France, je
conclurais que ce royaume ne se soutient plus que par miracle et
que c'est une vieille machine délabrée qui achèvera de se briser au
premier choc. Je suis tenté de croire que
notre plus grand mal est que personne ne voie le fond de notre
état. Que c'est même une résolution prise de ne le vouloir
pas.
— Mon ami, vous êtes bien imprudent.
— Nous sommes seuls et, en vous parlant,
Sartine, je me parle à moi-même; nous sommes de vieux complices. On
dit à Paris que la bonne dame fait rassembler tout ce qui a été
écrit sur Mme de Maintenon...
— On le dit et cela est vrai.
— Vous êtes le mieux placé pour le savoir...
Mais je m'égare. De fait, il fallait choisir ou la guerre avec
l'Angleterre et les charges que cela imposait, ou le retournement
hasardeux des alliances avec le risque de la guerre sur terre. Mais
ces têtes légères imaginaient que la guerre serait courte. Et les
avantages escomptés pour le royaume? Du vent, de la poudre aux
yeux...
— Comment cela?
— Mais oui! Chacun a piqué au triple galop
enfourchant des chimères. Ah! Têtes françaises, têtes légères.
L'Autriche faisait miroiter tant de choses. L'infant Don Philippe,
le gendre du roi, échangeant ses petits duchés italiens contre un
établissement aux Pays-Bas. Ostende et Nieuport donnés en gage à la
France et occupés par nous, protégeant notre frontière du nord, si
vulnérable. Que n'a-t-on promis pour cet accord, et même, des
avantages pour nos alliés de Suède, du Palatinat et de la Saxe!
Enfin, l'Autriche, prodigue en belles paroles, s'engageant à ne pas
s'opposer aux prétentions du prince de Conti au trône de Pologne.
La bonne dame se figurait déjà tenant ces fils fragiles. La fin des
hostilités avec l'ennemi Habsbourg était considérée comme un
chef-d'œuvre exemplaire de prudence et de politique. Que ne
disait-on pas? Que la paix serait fondée et
que l'alliance l'affermirait! « On » s'est empressé de graver des
pierres et des médailles... C'était sans compter avec les Anglais
et ce « Salomon du nord28 », tant
vanté par M. de Voltaire, pour qui le sang français versé est
prétexte à églogues.
— La guerre avec l'Angleterre n'a pas dépendu de
nous, observa Sartine.
— C'est bien vrai, il ne nous ont pas laissé le
choix. Des pirates, oui des pirates...
Le bruit d'un poing martelant le rebord du
bureau fit sursauter Nicolas, qui se demandait s'il devait ou non
signaler sa présence.
— Ils nous ont saisi trois cents navires et
enlevé six mille marins, sans déclaration, reprit la voix aigre. Et
aujourd'hui, notre marine, vous le savez, est entre les mains d'un
incapable. Ce Berryer, votre prédécesseur, qui s'est forgé une
réputation auprès de la bonne dame, en caressant ses marottes, en
lui rapportant les ragots de la ville et en déjouant d'imaginaires
complots, est ministre en charge de ce département. Et M. de
Choiseul a voulu un débarquement en Écosse. Un mien ami, qui a
servi sur les vaisseaux du roi, m'avait démontré, cartes en main,
l'inanité d'un tel projet. De plus...
L'une des perruques disparut, la voix se fit
confidentielle.
— De plus, nous étions trahis.
— Comment cela, trahis?
— Oui, Sartine. L'un de mes collègues, commis
aux Affaires étrangères, vendait nos plans aux Anglais.
— A-t-il été arrêté?
— Que non! Il ne fallait pas donner l'éveil à
Londres. Nous le contrôlons maintenant, mais c'est trop tard. Le mal est fait, le désastre a eu lieu
et nous avons encore des vaisseaux de ligne bloqués dans l'estuaire
de la Vilaine par la croisière anglaise.
Nicolas se souvint que, dans une de ses
dernières lettres, le chanoine Le Floch lui avait conté être allé,
avec le marquis de Ranreuil, voir les bateaux français à l'ancre du
côté de Tréhiguier.
— Mon ami, demanda Sartine à voix basse, cette
trahison a-t-elle un lien avec l'affaire qui nous occupe?
— Je ne le crois pas, mais le résultat serait le
même. La situation est telle que rien ne doit venir compromettre
les intérêts de Sa Majesté ou ceux de son entourage. Hélas, depuis
notre défaite à Rossbach29, il convient
de ne rien négliger. On a pris le roi de Prusse pour un imbécile et
un inconséquent, et voyez le résultat. Tout fut gâché le jour où ce
pillard de Richelieu — vous savez que ses soldats l'appellent « le
père la maraude » — négocia avec Frédéric au lieu de
l'écraser.
— Vous êtes injuste avec le vainqueur de Port
Mahon.
— À quel prix, Sartine, à quel prix! L'attitude
du maréchal en Allemagne a été pire qu'une trahison, c'était de la
bêtise. Voilà ce qui arrive, quand on laisse une femme diriger les
affaires de son boudoir. La bonne dame voulait laisser à son ami
Soubise tout le mérite d'une probable victoire sur Frédéric. Quel
autre résultat voulez-vous espérer d'une tactique préparée à trois
cents lieues du champ de bataille par son protégé et munitionnaire
aux armées, Paris-Duverney30? Depuis,
succès et revers alternent avec une désespérante régularité. Et
pour quoi, pour quels enjeux, désormais? Je suis las et
triste.
— Parlons-en! Vous qui le rencontrez, comment le
trouvez-vous?
— Je l'ai vu à mon audience hebdomadaire,
dimanche soir à Versailles. Il m'est apparu également bien las et
triste. Il avait le visage bouffi, le teint jaune...
— Les petits soupers, les venaisons, le vin...
Ce n'est plus de son âge.
— L'humeur était morose, reprit Sartine. Il ne
prêtait même pas attention aux petites anecdotes galantes pour
lesquelles il a tant de goût et dont je lui apporte toujours de
nouvelles. Ce soir-là, ce n'était que considérations sur des morts
récentes, de préférence subites, prières des agonisants et autres
sujets funèbres. Cela tourne souvent à l'obsession, chez Sa
Majesté.
— Surtout depuis l'attentat.
— Vous êtes dans le vrai. Vous connaissez la
réponse qu'il fit à La Martinière, son médecin, venu sonder la
plaie faite par le canif de Damiens et qui le rassurait en lui
disant que la blessure n'était pas profonde? « Elle l'est plus que
vous le croyez, car elle va jusqu'au cœur. » Il m'a également cité
son aïeul en me confiant « que l'on n'était plus heureux à son âge
». Il est pourtant beaucoup plus jeune que Louis le Grand, lors des
revers de la fin du dernier règne. Enfin, il a longuement évoqué
Saint-Denis; « que ne voient jamais les rois, car seuls leurs
cercueils les y conduisent le jour de leur pompe funèbre ». Il m'a,
bien sûr, pressé sur ce que vous savez...
— La bonne dame a sa responsabilité dans tout
cela. Sous le prétexte de divertir le roi de ses idées noires, elle
multiplie les occasions de distractions,
quand elle ne les organise pas elle-même, dans un certain
domaine.
— L'esprit public la prendra en horreur, si nos
malheurs continuent. La guerre, la lutte avec les parlements et nos
affaires religieuses, tout cela fait beaucoup.
— Pour en revenir à nos affaires, fit l'inconnu,
y-a-t-il du nouveau? Je suis perclus d'angoisse à l'idée que...
Pouvez-vous me donner espoir?
Un long silence suivit. Nicolas n'osait plus
respirer.
— J'ai mis un de mes gens sur l'affaire. Il ne
sait pas ce qu'il cherche. Il est à la fois mon chien et mon
lièvre. Il a surtout l'avantage de n'être point connu et de ne pas
connaître.
Nicolas sentit ses jambes se dérober sous lui,
il se rattrapa de justesse, mais sa main heurta le sol. Ce faible
bruit fit l'effet de la foudre tombant dans la pièce. En deux
mouvements inversement symétriques, M. de Sartine se retourna et
découvrit Nicolas pétrifié, tandis que son hôte tournait le dos
tout en dissimulant son visage derrière un chapeau. Puis, le
lieutenant général fit un geste impérieux, désignant une
bibliothèque derrière son bureau. Le visiteur y courut en
sautillant, appuya sur les moulures dorées du meuble. Les rangées
de livres pivotèrent ouvrant un passage dans lequel l'homme
s'engouffra et disparut. La scène n'avait pas duré trois
secondes.
Maintenant, bras croisés, M. de Sartine
considérait Nicolas en silence.
— Monsieur, je ne voulais pas...
— Monsieur Le Floch, ce que vous venez de faire
est sans excuses! Moi qui vous faisais confiance... Sur votre vie,
vous n'avez rien entendu. Mais dans quel état êtes-vous? Voilà ce
qu'il en coûte de se vautrer chez les filles.
Eh bien, monsieur, qu'avez-vous à dire?
M. de Sartine se redressa, avec ce petit air
vainqueur que lui donnait toujours la satisfaction de prouver qu'il
demeurait l'homme le mieux renseigné de France.
— Monsieur, puis-je vous dire très humblement
que je ne mérite ni votre colère ni votre ironie. Vous me voyez au
désespoir de ce qui vient d'arriver. Je ne l'ai ni cherché ni
voulu. L'huissier m'a fait entrer, me disant que vous me cherchiez
et aviez ordonné de m'introduire sans désemparer. Étourdi par ma
blessure et quasiment en faiblesse, j'ai cru votre bureau vide, et
quand je me suis aperçu que vous étiez là avec votre visiteur, je
n'ai pas cru devoir me manifester, je ne savais que faire.
Le lieutenant général demeurait silencieux,
manifestant ce laconisme dont on disait à Paris qu'il faisait
parler les muets et trembler les plus décidés. Nicolas n'en avait
jamais éprouvé les effets, son chef ayant toujours été, jusque-là,
disert et courtois, avec certains accès de brusquerie ou
d'impatience.
— Vous êtes mal renseigné, monsieur...
Nicolas attendit, en vain, une réaction à sa
pointe.
— Je n'étais pas chez les filles, comme vous le
dites. Hier, mon enquête sur la disparition du commissaire Lardin
m'a conduit dans une maison de plaisir tenue par une maquerelle
appelée la Paulet. Vous connaissez, sans doute, le Dauphin couronné ? Au sortir de cette maison, un
fiacre a tenté m'écraser. Renversé sur le pavé, j'ai perdu
connaissance. Une fille m'a secouru et m'a conduit dans sa chambre
pour me panser.
Nicolas ne crut pas nécessaire d'allonger et
de compliquer son récit par des détails
particuliers qui ne regardaient que lui.
— Ce matin, j'ai gagné en toute hâte le Châtelet
où j'espérais avoir l'honneur de vous parler. Gravissant le grand
escalier, j'ai été attaqué une nouvelle fois par un spadassin, qui
m'a menacé et blessé, et que j'ai tout lieu de supposer être M.
Mauval. Voilà, monsieur, ce qui explique ma tenue et l'égarement
dans lequel je me trouvais en entrant chez vous.
Il s'animait de plus en plus et haussait le ton.
Sartine demeurait impénétrable.
— Cela étant, monsieur, si j'ai le malheur de
vous avoir déplu, ou si je ne jouis plus de votre confiance, il ne
me reste plus qu'à repartir dans ma province. Auparavant, je tiens
toutefois à vous dire ceci. Sans famille et avec des appuis
incertains, écarté brutalement d'un office modeste qui me
satisfaisait, j'ai été jeté dans Paris. Vous m'avez accueilli avec
bonté et pris à votre service. Ma reconnaissance vous est due. Vous
m'avez placé auprès de Lardin dans des conditions qui auraient
suggéré au plus imbécile que vous souhaitiez le faire surveiller.
Vous m'avez chargé d'une mission par beaucoup d'endroits
extraordinaire : enquêter sur la disparition de Lardin. Mais, ce
que j'ai été contraint d'entendre à l'instant m'a éclairé sur ce
point; vous ne m'avez accordé nulle confiance et n'êtes pas entré
avec moi dans vos arrière-pensées. Je sais que l'incertitude est la
marque de la subordination, vous me l'avez appris, mais comprenez
bien que je suis parti à l'aveuglette, sans aucune information qui
m'aurait pu éviter certains pièges. Avant de prendre congé de vous,
je crois utile, monsieur, de vous faire un dernier rapport.
Le lieutenant général ne manifestait toujours
aucune réaction.
— Le commissaire avait
disparu, reprit Nicolas, et vous m'aviez donné pleins pouvoirs pour
le retrouver. Que savons-nous à ce jour? Lardin devait assister, le
soir de sa disparition, à une partie fine au Dauphin couronné; en même temps que son ami, le
docteur Semacgus. Une querelle a opposé le commissaire à Descart,
cousin de sa femme. On découvre aussi, en enquêtant sur le même
Descart, l'animosité qui l'oppose à Semacgus — rivalités de
médecins ou autres. Que Descart dissimule sa présence à la soirée
chez la Paulet. Survient la vieille Émilie, marchande de soupe,
qui, par son récit effroyable, nous conduit à Montfaucon. Le
transport de justice au Grand Équarrissage est surveillé par un
mystérieux cavalier. L'examen des fragments de corps trouvés dans
la neige n'emporte la certitude ni dans un sens ni dans un autre.
Le cadavre découvert demeure méconnaissable, mais la canne et le
pourpoint de Lardin sont ramassés à ses côtés. Nos observations
permettent de douter du lieu du crime. Dans le pourpoint, un
fragment de lettre de la Paulet et un jeton de bordel sont trouvés.
Ces indices pourraient avoir été arrachés lors de la rixe avec
Lardin. Je poursuis mon enquête, trompe la vigilance de la Paulet,
apprends que le commissaire Camusot et Mauval font chanter Lardin
sur de grosses dettes au jeu. Ainsi, l'enquête de Lardin sur
Camusot ne pouvait que tourner court. Je découvre que Lardin est un
habitué du Dauphin couronné, tout comme
Descart, qu'il y a trouvé sa femme, alors « pensionnaire », et que
celle-ci le ruine et le trompe : elle est notamment la maîtresse de
son cousin, le docteur Descart. Enfin, il se confirme que Lardin
avait fait inviter Descart par la Paulet, à la soirée durant
laquelle il disparaît. J'apprends, en outre, que le docteur
Semacgus n'a pas passé la nuit avec une fille
du bordel et que son serviteur nègre, Saint-Louis, a également
disparu. Voilà, monsieur, avec deux agressions commises sur la
personne de votre représentant, le résumé d'une enquête que je
confie à votre réflexion. Je découvre aujourd'hui que je n'étais
entre vos mains qu'un instrument : je ne savais pas ce que je
cherchais ni quel lièvre je devais courir. J'ose supposer que vous
avez de hautes raisons pour me traiter de la sorte. Monsieur, je
vous demande mon congé, en vous priant de croire que je demeure
votre très humble, très obéissant et très reconnaissant
serviteur.
En dépit de son émotion et du sang qui martelait
ses tempes, Nicolas se sentit libéré par son discours. L'étau qui
comprimait sa poitrine s'était peu à peu desserré au fur et à
mesure que s'envolaient les mots irréparables. Ce qu'il éprouvait,
en cet instant n'était pas éloigné de la jubilation. Si précis
qu'eût été le résumé de son enquête, il avait laissé de côté
certains détails. Il n'en était pas autrement fier; cette petitesse
ne le grandissait pas à ses yeux, mais, ayant brûlé ses vaisseaux,
c'était sa petite vengeance, sa réponse à l'humiliation ressentie.
Il éprouvait toujours une colère sourde d'avoir été considéré comme
un poids négligeable par un homme qu'il respectait et qui lui avait
confié une tâche à laquelle il s'était consacré corps et âme. Tout
était consommé, il pouvait se laisser aller. L'avenir, son destin,
le lendemain, tout ce qui avait été sa vie à Paris, lui étaient,
pour le moment, indifférents.
Il s'apprêtait à quitter la pièce quand M. de
Sartine eut un geste brusque invraisemblable. Il avait arraché sa
perruque, qui voltigea jusqu'au centre du bureau, et fourragé
nerveusement dans sa chevelure. Il se dirigea vers la cheminée et
tisonna le feu assoupi, puis, avec
détermination, il marcha sur Nicolas qui, surpris de la rapidité du
mouvement, ne put s'empêcher de faire un pas en arrière. Le
magistrat le saisit aux épaules et l'attira près de lui. Les yeux
inquisiteurs le fixèrent un long moment. Le jeune homme supporta
sans sourciller cet examen. Puis, Sartine l'entraîna doucement vers
un fauteuil où il le força à s'asseoir. Il lui tendit un mouchoir
de fine batiste.
— Prenez ceci, Nicolas, et appuyez-le fortement
sur votre plaie.
Il s'écarta et gagna la porte. Nicolas
l'entendit s'adresser à l'huissier.
— Père Marie, vous avez bien votre fiole... Oui,
votre fiole. Ne faites pas la bête, et donnez-la-moi.
Il y eut quelques balbutiements confus. Le
lieutenant général revint et tendit à Nicolas une petite bouteille
de verre dont il avait déjà fait connaissance.
— Avalez une gorgée de ce poison, cela vous fera
du bien. Le père Marie se figure que j'ignore ses petites
habitudes.
Nicolas se sentit gagné par le fou rire. Du
coup, il avala l'alcool de travers et s'étrangla. Il en résulta un
hoquet incoercible qui déclencha le rire redouté. Sartine parut un
peu inquiet. Il s'appuya contre son bureau.
— Vous êtes bien insolent à l'occasion, monsieur
le clerc de notaire qui veut le redevenir. Quelle verve! Quelle
fougue! Quel talent! Mes compliments.
Nicolas fit mine de se lever.
— Allons, ne faites pas l'enfant, écoutez-moi.
Je ne croyais pas, monsieur, que vous vous hausseriez au niveau de
la difficulté de la mission confiée. Une enquête délicate, en
effet. Vous avez avancé vite et bien. Je ne suis pas un homme à
être surpris, mais vous m'avez étonné. Des
ombres subsistent cependant... Il est vrai que, plongé par moi dans
les ténèbres, vous ne risquiez pas de trouver la lumière. Le but
secret de tout cela... Ah! Que les choses sont délicates à
dire...
Nicolas ressentait la gêne de Sartine et la
partageait. À son malaise, s'ajoutaient les agitations régulières
d'un hoquet persistant, que ses efforts pour le maîtriser ne
faisaient qu'augmenter. Le fou rire le reprit, si convulsif qu'il
gagna Sartine. Nicolas ne l'avait jamais vu rire, et il s'aperçut
que son chef paraissait, dans ce débordement, beaucoup plus jeune.
Il se souvint que huit à neuf ans seulement les séparaient et ce
constat le rasséréna. Ils retrouvèrent leur sérieux. Sartine
toussa, confus de s'être ainsi débondé.
— J'ai eu tort, grand tort, de vous sous-estimer
et de vous utiliser comme si vous n'étiez qu'un automate, dit-il en
reprenant son sérieux. Vous avez prouvé votre valeur. J'oublierai
ce malentendu...
Nicolas jugea, à part lui, que M. de Sartine la
lui baillait belle en tirant un trait sur ce « malentendu ».
Toutefois, les torts reconnus balançaient la chose et la « valeur »
proclamée pansait bien des plaies.
— Je vois bien qu'il me faut m'ouvrir à vous de
mes pensées les plus secrètes. Vous en savez déjà beaucoup.
Écoutez-moi.
Nicolas aurait écouté n'importe quoi. Tout à
fait maître de lui, à présent, Sartine poursuivit :
— J'avais chargé Lardin d'enquêter sur Camusot,
que Berryer, mon prédécesseur, soupçonnait de corruption dans la
police des jeux. Il s'agissait de nettoyer les écuries d'Augias.
J'ai assez vite compris que le commissaire me lanternait et qu'il
n'était plus dans ma main. Ranreuil vous a recommandé à moi.
Je vous ai placé auprès de Lardin, et ce que
vous me rapportiez, innocemment ou non, m'a convaincu de son
infidélité. Mais le pire était ailleurs.
La gravité de son propos incita le lieutenant
général à recoiffer sa perruque.
— Par les obligations de sa charge, Lardin, à la
fin du mois d'août 1760, fut appelé, avec le commissaire Chénon, à
poser les scellés et à relever les papiers du comte d'Auléon,
ancien plénipotentiaire à Saint-Pétersbourg, qui venait de décéder;
c'est une pratique habituelle pour tous ceux qui ont pris part à
des négociations d'État. L'ordre venait de M. de Choiseul. Or, nous
avons acquis la certitude que Lardin a dérobé plusieurs documents
et, notamment, des lettres de la main du roi et de Mme la marquise
de Pompadour. Quelques jours avant sa disparition, je l'ai
convoqué. Il m'a menacé — vous entendez, menacé — de divulguer ces
pièces auprès de puissances étrangères, si des poursuites étaient
menées contre lui. En pleine guerre, dans la situation que vous
connaissez...
— Mais, monsieur, que ne l'avez-vous fait
embastiller?
— J'y ai bien songé, mais c'est un risque que je
ne pouvais prendre. Et moi, Gabriel de Sartine, lieutenant général
de police, j'ai dû supplier ce misérable, qui joint la trahison au
crime de lèse-majesté, de ne rien tenter. J'ignorais alors, ce que
vous m'avez appris, qu'à tous ces forfaits il ajoute des
crapuleries de tripot. J'imaginais que ces papiers dérobés lui
servaient seulement de sauvegarde. Désormais, nous pouvons craindre
qu'il ne les monnaye à n'importe qui. De là, l'importance de savoir
si Lardin est vraiment mort et, si c'est le cas, ce que sont
devenues les lettres volées.
— Il faut arrêter Camusot et Mauval.
— Tout doux, Nicolas. Ce
serait perdre toute trace pour une satisfaction hasardeuse et
gratuite. Vous apprendrez que le salut de l'État peut, quelquefois,
emprunter des voies bien obliques. Outre cela, Camusot est depuis
si longtemps dans notre maison qu'il en sait beaucoup sur bien des
gens. Il y a des risques qu'un serviteur du roi doit se garder de
prendre. Cela est bien peu moral, n'est-ce pas? Mais souvenez-vous
de ce que disait le cardinal de Richelieu : « Tel qui ferait son
salut comme homme privé, se damne comme homme public... »
Il se tut, comme si la simple évocation de son
nom allait faire surgir l'ombre du grand cardinal.
— C'est pourquoi, reprit-il au bout d'un
instant, il demeure de la dernière urgence de savoir si Lardin est
mort ou vivant. Pouvez-vous m'assurer que le cadavre découvert à
Montfaucon est le sien ? Vous paraissez incertain à cet
égard...
— Les preuves manquent, en effet, répondit
Nicolas. Ma seule certitude, c'est que les restes en question ont
sans doute été apportés depuis le lieu du crime jusqu'au Grand
Équarrissage et que...
— Voilà qui ne me satisfait point. Dans cette
conjoncture, il...
M. de Sartine fut interrompu par des coups
violents frappés à la porte. Elle s'ouvrit et l'inspecteur Bourdeau
parut, rouge de confusion. Le lieutenant général se redressa, l'œil
flamboyant.
— Ah ça! On force ma porte! Monsieur Bourdeau,
que signifient ces manières?
— Mille pardons, monsieur. Seul un événement
grave m'a conduit à cette intrusion. Je voulais rendre compte, à
vous-même et à M. Le Floch, qu'hier soir le docteur Descart est
mort assassiné et que tout laisse supposer que Guillaume Semacgus
est son meurtrier.