LE MOINEAU À LA LANGUE COUPÉE

 

Ce recueil de contes, je l’écris pour tous ceux qui luttent courageusement afin que le Japon surmonte la grande crise dans laquelle il est actuellement plongé, en espérant qu’il pourra, tel un modeste jouet, leur apporter un peu de divertissement dans leurs brefs instants de répit. Son écriture se poursuit tant bien que mal pendant les quelques moments de loisirs que me laisse l’accomplissement des tâches qui me sont assignées, certaines dispositions relatives notamment aux dommages subis par ma maison, et malgré l’état de légère fébrilité qui ces derniers temps n’abandonne pas mon corps débile.

Les Deux Bossus, Monsieur Urashima, Le Mont Crépitant, puis Momotarô et Le Moineau à la langue coupée, tel est le plan que je m’étais proposé de donner tout d’abord à cet ouvrage. Mais cette histoire de Momotarô est épurée à un point que ce garçon est devenu comme le symbole même du petit Japonais et que, plutôt que d’un conte, son aventure a la saveur d’un poème ou d’une chanson. Bien entendu, mon projet initial était de la refondre à ma manière. Les démons d’Onigashima{17}, j’avais l’intention de les doter d’une nature abominable. J’en aurais fait des hommes vicieux au plus haut point, hideux au possible, des êtres qu’il faut soumettre à tout prix. Ayant de cette manière suscitée toute la sympathie du lecteur envers Momotarô qui avait décidé de les subjuguer, je projetais ensuite de faire de leur affrontement un combat vraiment acharné, indécis jusqu’à la dernière seconde, de sorte que le lecteur, captivé, sentît la sueur envahir les paumes de ses mains… Un écrivain, quand il se met à parler du projet d’une œuvre qui reste encore à écrire, se laisse généralement aller à ce genre d’exagérations puériles… En réalité, les choses ne vont pas si bon train… Mais bon, quoi qu’il en soit, écoutez… C’est ça l’enthousiasme, après tout. Alors écoutez-moi, je vous prie, et sans rire.

Dans la mythologie grecque, le plus affreux, le plus vicieux de tous les monstres, c’est assurément Méduse, avec sa chevelure de serpents. Son front est marqué par un pli profond de suspicion, ses petits yeux couleur de cendre brillent d’une lueur de crime infecte, ses joues blêmes frémissent d’une colère menaçante et ses lèvres grisâtres sont pincées en une grimace de haine et de mépris. Sa longue chevelure est composée d’un nombre incalculable de serpents venimeux à ventre rouge qui se dressent tous ensemble dès qu’un ennemi approche et lui font face en émettant un sifflement sinistre. On dit que tout homme qui l’aperçoit, ne serait-ce qu’une seconde, est pris d’un malaise inexplicable, que son cœur se glace et que son corps est métamorphosé tout entier en pierre froide. Plus que de la peur, c’est un sentiment de dégoût. Et plus que le corps, c’est le cœur qui est atteint. Rien n’est plus détestable qu’un monstre de cette espèce et rien ne mérite plus prompte extermination.

En comparaison, les démons japonais sont fort simples et même sympathiques. Tel spectre géant de bonze, hantant les temples abandonnés, ou tel spectre de parapluie à un pied se contente de tromper l’ennui des vaillants guerriers lors des longues soirées de beuveries, en leur exécutant des danses naïves. Les démons d’Onigashima, tels qu’ils sont représentés dans les livres d’images, sont certes d’une taille colossale, mais le singe n’a qu’à leur donner un coup de patte sur le nez pour qu’ils s’écroulent en poussant des cris de douleur et capitulent. Ils n’ont vraiment rien d’effrayant. On pourrait même croire qu’ils ont bon cœur. Or, dans ces conditions, le récit de la fameuse « expédition contre les démons » risque fort d’être très décevant. Aussi est-ce bien là que des démons répugnants, plus abominables que Méduse, doivent faire leur entrée. Faute de quoi, le lecteur ne pourra pas être captivé. Et au contraire, si Momotarô est trop fort, ce sont les démons qu’il prendra en pitié, et la saveur du récit, qui tient dans l’indécision du combat, sera perdue. Un héros invulnérable comme Siegfried n’a-t-il pas, lui aussi, un point faible à l’épaule ? Et ne parle-t-on pas également du « point des larmes de Benkei{18} » ? Quoi qu’on en dise, il n’est pas bon pour un récit que le héros soit absolument invulnérable.

De plus, peut-être parce que moi-même je n’ai pas de force, je croyais connaître un peu cette question de la psychologie des faibles, mais il apparaît, en fait, que je ne saurais pas l’approfondir. Je n’ai jamais rencontré de héros absolument invincible. Je n’en ai même jamais entendu parler. Or, si je n’ai pas moyen de me reporter un tant soit peu à la réalité, je suis un auteur sans imagination, incapable d’écrire ne serait-ce qu’une ligne ou un mot. Aussi, au moment de me mettre à raconter l’histoire de Momotarô, me suis-je trouvé sans ressources, dans l’impossibilité de donner corps à ce héros absolument invincible dont je ne connais pas d’exemple.

Tel que je le concevais, Momotarô aurait été, depuis son plus jeune âge, un garçon pleurnichard, malingre, rougissant de timidité, bref, un minable. Pourtant, face à ces démons affreux, cauteleux à l’extrême, qui précipitent les hommes qu’ils ont brisés dans un enfer d’affliction, de terreur et de désespoir éternels, il se serait dressé hardiment, ne supportant plus l’indifférence dont il était l’objet à cause de sa faiblesse physique, et se serait engagé sur le chemin de leur repaire, ses boulettes de millet en bandoulière. De surcroît, ses trois fidèles serviteurs, le chien, le singe et le faisan, n’auraient pas été des auxiliaires exemplaires. Chacun aurait eu ses défauts propres et il leur serait même arrivé parfois de se quereller entre eux. Tels que je les aurais décrits, ils auraient peut-être ressemblé aux trois héros des Pérégrinations vers l’ouest{19}.

Mais voilà, quand, à la suite du Mont Crépitant, j’ai voulu me mettre à ce que j’aurais appelé Mon Momotarô, j’ai soudain été saisi d’une langueur terrible. Je voulais conserver au moins une partie du conte telle quelle, dans sa forme épurée. Mais Momotarô n’est plus un conte. C’est un poème ancien que les Japonais se transmettent oralement génération après génération. Peu importent les contradictions qu’il renferme, il serait inexcusable envers notre pays de toucher à l’esprit de ce poème simple et généreux. Momotarô porte l’étendard du « Premier du Japon ». Il est fort improbable qu’un auteur qui ne connaît ni le Deuxième ni le Troisième et encore moins le Premier du Japon, parvienne à esquisser le portrait d’un gaillard comme lui. M’en étant avisé, j’ai renoncé de bonne grâce au projet d’écrire Mon Momotarô.

Puis, aussitôt après, reconsidérant le plan de ces Contes, j’ai décidé de le conclure par Le Moineau à la langue coupée, car, comme Les Deux Bossus, Monsieur Urashima et Le Mont Crépitant, il ne met pas en scène de « Premier du Japon ». Ma responsabilité est donc légère et je peux écrire librement. S’il s’agissait de parler du « Premier du Japon », de ce qu’il y a de mieux dans notre noble pays, on ne me pardonnerait certainement pas de dire n’importe quoi dans ces histoires, même si ce sont des contes. Les étrangers qui les liraient pourraient bien se dire : « Quoi ! C’est donc ça l’emblème du Japon ! » et alors je ne sais quelles réactions de dépit cela engendrerait. Je tiens donc à insister lourdement : ni les vieillards des Deux Bossus, ni le raton du Mont Crépitant ne sont aucunement des emblèmes du Japon. Seul Momotarô peut se prévaloir de ce titre ; or je n’ai pas récrit son histoire ! Le vrai « Premier du Japon », s’il apparaissait devant vous, il se pourrait bien que son rayonnement vous brûlât les yeux. Suis-je assez clair ? Avez-vous bien compris ? Aucun personnage de ces contes n’est Premier, Deuxième ni même Troisième du Japon, et aucun ne peut être considéré comme « représentatif » de quoi que ce soit. Ce ne sont que des personnages extrêmement banals, tout droit sortis de l’imagination indigente d’un écrivain sans expérience valable, dénommé Dazai. Chercher à mesurer les Japonais à l’aune de ces personnages, ce serait se livrer aux mêmes conjectures que celui qui, ayant laissé tomber son épée à l’eau, fit une marque sur le rebord du bateau dans lequel il se trouvait pour la retrouver. Est-il besoin de le dire ? C’est par amour pour mon pays que j’ai tenu à expliquer longuement pourquoi j’ai évité de toucher à Momotarô et en quoi tous les autres personnages de cet ouvrage ne sont en rien des emblèmes du Japon. Il m’a semblé que les lecteurs ne me tiendraient pas rigueur de cet étrange souci.

Le Taikô{20} ne l’a-t-il pas dit lui-même :

« Le Premier du Japon, ce n’est pas moi. »

Le héros du Moineau à la langue coupée, quant à lui, n’était certainement pas le Premier du Japon, mais bien plutôt, si j’ose dire, le pire des bons à rien de ce pays. D’abord, il était faible physiquement, ce qui, sur le plan social, lui valait encore moins de considération qu’à un cheval boiteux. Son teint était maladif et il toussotait continuellement. Se mettait-il de bon matin à épousseter les shôji{21} et à balayer sa chambre que bientôt il sentait toute vigueur le quitter. Il passait alors le restant de la journée à proximité de son bureau, se couchant et se relevant continuellement. Le soir venu, sitôt dîné, à peine avait-il étendu son futon qu’il s’endormait sans tarder. Cette vie misérable se poursuivait depuis déjà dix ans. À moins de quarante ans, il faisait déjà depuis longtemps précéder sa signature de la mention « Le vieux », et avait ordonné aux gens de la maison qu’ils le traitassent comme un vieillard. Il était en quelque sorte un original. Mais un original, pour renoncer au monde, doit posséder au moins un peu d’argent, car s’il se trouve sans un sou vaillant, ce monde, duquel il souhaite tant prendre ses distances, le poursuit sans relâche et il lui est dès lors bien difficile de s’en défaire.

Quoiqu’il habitât aujourd’hui une chaumière misérable, notre « vieillard » avait été le cadet d’une famille très riche. Mais il avait déçu les espoirs que ses parents avaient fondés sur lui en ne choisissant pas un métier digne de ce nom. Il avait mené une existence oisive, « cultivant la terre au soleil, lisant à l’abri de la pluie », comme on dit, jusqu’au jour où il était tombé malade. Ses proches, à commencer par ses parents, avaient fini par le considérer comme un fardeau, cet être égrotant et stupide, et s’étaient résignés à son sujet. Ils lui versaient une petite pension mensuelle pour qu’il pût néanmoins subsister décemment. Voilà quelle était sa situation et, à ce compte-là, une vie d’original devient envisageable. C’est même, je dois dire, malgré la chaumière, une situation enviable. Pourtant, les personnes ainsi favorisées sont précisément les dernières à se rendre utiles à autrui. Elles sont faibles, c’est certain, mais pas malades au point de devoir rester alitées. Il n’y a donc pas de raison qu’elles ne puissent entreprendre quelque tâche de leur propre chef. Pourtant ce vieillard ne faisait rien. Il paraissait bien lire des piles de livres, mais qu’il devait oublier aussitôt lus, car il n’entretenait personne de ses lectures. Il passait ses journées à rêvasser. Cela déjà suffisait à ce qu’on ne lui reconnût aucune valeur sur le plan social mais, de surcroît, il n’avait pas d’enfant. Après plus de dix années de mariage, aucun héritier ne lui était né. Autant dire qu’il ne remplissait aucun de ses devoirs envers la société.

Quelle femme avait bien pu vivre tant d’années avec un homme d’une telle nonchalance, voilà qui piquait la curiosité. Cependant, le curieux qui jetait un œil à travers la haie d’enceinte de la chaumière était fort déconvenu. Cette femme était on ne peut plus insignifiante. En la voyant marcher dans le jardin d’un air affairé, avec son teint noirâtre, ses yeux qui lançaient des regards enflammés, ses grandes mains toutes ridées qui ballaient le long de son corps, son dos légèrement voûté, on se demandait si elle n’était pas encore plus âgée que le « vieillard ». On disait cependant qu’elle avait atteint cette année-là l’âge climatérique de trente-trois ans{22}. Elle avait été autrefois l’une des domestiques de la maison, chargée tout particulièrement de s’occuper du vieillard valétudinaire. Mais, peu à peu, presque à son insu, elle en était venue à prendre en charge sa vie entière. Elle était illettrée.

— Bien, enlève tes sous-vêtements et passe-les-moi. Je vais les laver, dit-elle sur un ton de forte injonction.

— La prochaine fois, répondit tout bas le vieillard, accoudé à son bureau, le menton dans la main. Il parlait toujours d’une voix très faible, en avalant les mots à moitié, de sorte qu’on n’entendait que des monosyllabes. Après dix années de mariage, la vieille elle-même ne saisissait pas toujours très bien ce qu’il disait. Et les autres encore moins, évidemment. De toute façon, dans son existence d’ermite, peut-être lui était-il indifférent d’être compris ou non.

Ne travaillant pas, il lisait mais ne laissait paraître aucune intention de partager son savoir, en écrivant un livre par exemple. En outre, après plus de dix ans de mariage, il n’avait toujours pas d’enfant. Et qui plus est, s’épargnant le moindre effort ne serait-ce que pour s’exprimer distinctement, il marmonnait dans sa barbe en avalant la moitié des mots. Peut-on appeler cela de la paresse ? Je ne saurais dire. Je ne vois guère de mot propre à qualifier cette forme d’indolence…

— Allons, dépêche-toi de te déshabiller ! Le col de ton sous-kimono est tout luisant de graisse.

— Une autre fois, bredouilla-t-il entre ses dents.

— Hein ? Qu’est-ce que tu dis ? Parle donc de manière intelligible !

— Une autre fois, fit-il, un peu plus distinctement. Il fait froid aujourd’hui.

Sans bouger, le menton dans la main, il fixait le visage de la vieille sans esquisser le moindre sourire.

— Bien sûr qu’il fait froid, c’est l’hiver ! S’il fait froid aujourd’hui, crois-moi qu’il fera froid demain et encore après-demain, lui répondit-elle sur le même ton qu’elle aurait pris pour gronder un enfant. Entre celui qui reste à la maison, bien au chaud près du feu, et celle qui va au puits pour faire la lessive, qui a le plus froid selon toi ?

— Je n’en sais rien, répondit-il en souriant légèrement. C’est toujours toi qui vas au puits.

— Je n’ai pas envie de rire, se renfrogna-t-elle. Je ne suis pas venue au monde pour faire la lessive, moi !

— Ah bon ? répliqua-t-il sans se troubler.

— Allez ! Plus vite que ça ! Déshabille-toi ! Les sous-vêtements de rechange sont dans le placard.

— Je vais attraper un rhume.

— Très bien, comme tu voudras, fit-elle alors, profondément vexée, et elle se retira.

La scène se passe dans un bois de bambous dominant les rapides de la Hirose, au pied du mont Atago, dans les environs de Sendai (Tôhoku). Peut-être parce que les moineaux ont toujours été nombreux dans cette région, deux de ces oiseaux sont représentés sur les armoiries dites des « Bambous nains de Sendai », et comme chacun sait, dans la pièce de théâtre Les Lespédèzes de Sendai, les moineaux ont un rôle plus important que la vedette. En outre, lorsque l’année dernière j’ai voyagé dans cette région, un ami du coin m’a fait écouter une vieille chanson locale que les enfants chantent dans leurs jeux :

Kagome kagome{23}

Le moineau dans la cage

Quand, quand s’envolera-t-il (deharu) ?

Cette chanson est, paraît-il, chantée dans tout le Japon, et pas seulement dans la région de Sendai. Mais comme l’oiseau dans la cage est défini comme étant un moineau et que, d’autre part, le mot de dialecte du Tôhoku deharu est introduit très naturellement dans les paroles, il me semble qu’on n’a pas tort de dire que c’est une chanson folklorique du Tôhoku.

Un grand nombre de moineaux vivaient également dans le bois de bambous voisin de la chaumière du vieillard et piaillaient à vous rendre sourd du matin au soir. Cette année-là, vers la fin de l’automne, un matin que la grêle tombait sur le bois de bambous en produisant un bruit rafraîchissant, le vieillard découvrit un moineau tombé à terre qui se débattait sur le dos avec une patte cassée. Sans mot dire, il le ramassa, le déposa près du feu dans sa chambre et lui donna des graines. Sa blessure à la patte guérie, le moineau continua de s’ébattre dans la chambre du vieillard. Il s’aventurait parfois dans la partie du jardin proche de l’engawa, mais revenait bien vite picorer les graines que le vieillard lui jetait. Si l’oiseau fientait, le vieillard le chassait en criant : « Ça, c’est dégoûtant ! » Puis, en silence, il nettoyait soigneusement avec un papier les fientes tombées sur l’engawa. Étant parvenu, au bout de quelque temps, à distinguer qui lui était bienveillant, le moineau se réfugiait sous l’avant-toit de la chaumière ou dans le jardin lorsque la vieille se trouvait seule à la maison, mais il volait vers le vieillard dès que celui-ci apparaissait. Alors, se perchant au sommet de son crâne, sautillant sur son bureau, buvant l’eau de son encrier en faisant résonner sa gorge, ou se cachant dans son étui à pinceau, il perturbait son étude par ses jeux incessants.

Pourtant le vieillard faisait en général semblant de rien. Comme tous les amateurs d’oiseaux du monde, il avait donné au sien un nom bizarre et prétentieux. Mais il ne s’adressait pas à lui en disant par exemple : « Mon pauvre Rumi, tu te sens seul, toi aussi, n’est-ce pas ? » Il se montrait tout à fait indifférent aux faits et gestes de son oiseau. Et puis, de temps à autre, il apportait de la cuisine une poignée de graines qu’il lui jetait sur l’engawa.

À présent, la vieille venant de sortir, le moineau entre dans la maison et se pose à un coin du bureau du vieillard. Le menton dans la joue, silencieux, celui-ci le regarde d’un air tout à fait indifférent. C’est à partir de maintenant que le drame de ce petit moineau va commencer à se jouer.

— Hmm ? fit laconiquement le vieillard, au bout d’un moment. Puis, poussant un profond soupir, il ouvrit un livre sur son bureau. En ayant tourné deux ou trois pages, il posa de nouveau son menton dans sa main et, tout en regardant vaguement autour de lui, il murmura :

— Je ne suis pas née pour faire la lessive, qu’elle dit. Pourtant on voit bien qu’il lui reste encore de la sensualité.

Ce disant, un sourire s’esquissa aux coins de ses lèvres.

C’est alors que, subitement, le petit moineau se mit à parler le langage des hommes.

— Mais qu’est-ce que tu as donc ?

Sans s’étonner, le vieillard répondit :

— Moi ? Moi… Eh ben, tu sais… Je suis né pour dire la vérité.

— Dans ce cas, pourquoi tu dis jamais rien ?

— Parce que les gens sont tous des menteurs. Je n’ai plus envie de parler avec eux. Ils mentent sans arrêt. Et le plus effrayant, c’est qu’ils ne s’en rendent pas compte.

— Que cette esquive est facile ! Voilà bien les gens ! Il suffit qu’ils aient un peu étudié pour se donner à bon compte des airs prétentieux comme tu le fais. Mais tu ne fais strictement rien ! Rappelle-toi le proverbe : Ne réveillez pas l’homme qui dort. Tu ne crois pas que tu es bien mal placé pour juger les autres !

— Ça aussi c’est vrai, fit le vieillard, sans se démonter. Mais ce n’est pas mal qu’il y ait aussi des hommes comme moi. J’ai peut-être l’air de ne rien faire, mais ça n’est pas forcément vrai. Certaines choses ne seraient pas possibles sans moi. Je ne sais pas si, une fois dans ma vie, j’aurai l’occasion de faire la preuve de ma vraie valeur, mais si ce temps doit venir, crois-moi, je travaillerai en conséquence. Alors, en attendant, eh ben, je me tais, et puis je lis.

— Hmm ? fit le moineau en baissant sa petite tête. Les fanfarons sont très forts pour dissimuler leur dépit derrière de belles phrases. N’est-ce pas ce qu’on appelle le « refuge des ratés » ? Les vieux croulants comme toi, vous vous consolez de votre misère en confondant espoir pour l’avenir avec vieux rêve à jamais disparu. Vous êtes vraiment pitoyables ! Il n’y a pourtant pas de quoi s’exalter ! Ce n’est pas normal, vos jérémiades ! Vous ne faites absolument rien de bon !

— Vu sous cet angle… tu as peut-être raison, répondit le vieillard, imperturbable. Mais, vois-tu, il y a une chose que je mets très bien en pratique, et je vais te dire quoi, c’est l’absence de désir. Dire, ce n’est pas difficile, mais faire, c’est une autre histoire. La vieille, par exemple, ça fait plus de dix années qu’elle vit avec moi, alors je m’imaginais qu’elle avait fait une croix sur tous les désirs qu’ont les gens ordinaires, mais, en fait, il semble bien qu’elle en soit encore loin. Visiblement il lui reste encore de la sensualité. Et, vois-tu, c’est tellement drôle que j’en pouffe de rire tout seul.

La vieille survint à ce moment.

— De la sensualité, je n’en ai pas… Avec qui parlais-tu ? J’ai entendu la voix d’une jeune demoiselle. Où est-elle partie, cette visiteuse ?

— Une visiteuse ? s’étonna le vieillard, sans plus préciser, comme à son habitude.

— Allons, à l’instant, tu étais bien en train de parler avec quelqu’un. En plus, c’était pour dire du mal de moi. Alors ? Quand tu me parles à moi, c’est toujours entre tes dents, à peine audible, comme si ça te demandait un gros effort, mais alors, à cette demoiselle, ce n’est plus le même homme qui parle, hein ! Il est ressuscité, le jeune homme ! Il redevient bavard ! C’est toi, oui, qui en as, de la sensualité ! T’en as tellement que tu jacasses comme un perdreau !

— Tu crois ? répondit vaguement le vieillard. Pourtant, il n’y a absolument personne.

— Ne te moque pas de moi, s’il te plaît ! cria la vieille, vraiment furieuse, et elle se laissa choir sur le bord de l’engawa. Mais pour qui donc me prends-tu ? J’ai tout enduré jusqu’à présent. Mais cette fois tu me prends vraiment pour une idiote ! Évidemment, je n’ai pas reçu d’éducation convenable et je n’ai jamais étudié, alors je ne peux pas comprendre tout ce que tu pourrais me raconter. Mais quand même, trop c’est trop ! Depuis toute petite, j’ai servi dans ta maison, je me suis occupé de toi, et puis, les choses étant ce qu’elles sont, en tant qu’épouse, j’ai toujours été courageuse, et même avec un enfant…

— Tu mens.

— Quoi ? Où est-ce qu’ils sont, les mensonges ? En quoi j’ai menti ? Ce n’est pas la vérité peut-être ? À cette époque, est-ce que je n’étais pas celle qui te connaissait le mieux ? Sans moi, t’étais bon à rien. C’est bien pour ça qu’on a décidé que je m’occuperais de toi toute ta vie. Alors, en quoi ai-je menti ? Dis-le-moi.

Elle avait pâli et s’était rapprochée de lui tout en l’interrogeant.

— Mensonges de bout en bout. À cette époque-là, tu n’étais pas encore éveillée au désir, c’est tout.

— Alors ça !… Tu peux me dire ce que ça signifie ? Je n’y comprends rien. Et ne te moque pas de moi, s’il te plaît ! C’est pour ton bien que je suis restée auprès de toi ! Le désir n’a rien à voir avec ça ! C’est dégoûtant, ce que tu dis ! Tu ne sais pas seulement combien je me sens seule toute la journée depuis que je vis avec toi ! Si au moins tu me disais un mot gentil de temps en temps. Observe un peu les autres couples. La pauvreté ne les empêche pas de bavarder agréablement de choses et d’autres à l’heure du dîner et de rire. Et je ne pense pas qu’à moi ! Je suis prête à supporter n’importe quoi pour toi. Simplement, de temps en temps, j’aimerais que tu me dises un mot gentil. C’est tout.

— Tu m’embêtes. Je vois clair, tu sais. Je commençais juste à croire que tu avais renoncé et voilà que tu recommences avec tes sempiternelles jérémiades pour essayer de changer les choses. Mais ce n’est pas la peine ! Tout ce que tu dis, c’est que des mensonges ! Tes moments de bonne humeur facile… C’est par ta faute que je suis devenu si taciturne ! Tes causeries à l’heure du dîner, c’était en général des commentaires sur les voisins. Des médisances ! Et puis, cette humeur légère, des cancans sur les gens à n’en plus finir ! Jamais je ne t’ai entendue dire du bien de quelqu’un. Et je suis faible, moi ! Entraîné par toi, je me laisserais aller à médire des gens, moi aussi. Et ça, tu vois, ça me fait peur ! Alors je me suis dit qu’il valait mieux que je n’ouvre plus la bouche. Toi et tes semblables, vous ne remarquez que les mauvais côtés des gens, sans jamais vous aviser de tout ce qu’il y a d’effrayant en vous. Vous me faites peur !

— Très bien. Je vois. Tu t’es lassé de moi, c’est ça ? La mémère te dégoûte, hein ? J’ai compris, va ! La jeune demoiselle, où est-elle ? Où s’est-elle cachée ? C’est bien la voix d’une jeune femme que j’ai entendue. Quand on a une jeunesse comme ça, rien de plus normal qu’on en ait assez d’adresser la parole à une vieille comme moi. Ah ! mais, t’as beau te donner les airs de quelqu’un qui serait revenu de tout, il suffit qu’une demoiselle se présente pour que ton cœur se mette à battre la chamade, que ta voix même se transforme et que tu commences à jacasser comme un jeune homme ! Tu me répugnes, tiens !

— Si ça peut te faire plaisir…

— Tu ne t’en tireras pas comme ça ! Où se trouve-t-elle, cette visiteuse ? Par politesse, je dois la saluer. Je n’en ai peut-être pas l’air mais je suis la maîtresse de cette maison. Alors laisse-moi au moins la saluer ! Il n’est pas dit que vous vous moquerez de moi à ce point !

— Elle est là, fit le vieillard en désignant d’un mouvement de mâchoire le moineau qui jouait sur son bureau.

— … ? Tu veux plaisanter ? Est-ce que les moineaux parlent ?

— Oui. Et qui plus est, ils disent des choses fort sensées.

— Tu n’arrêteras donc jamais de te moquer de moi. Très bien… fit-elle, et, tendant brusquement le bras, elle se saisit du moineau. Je vais lui arracher la langue pour qu’on ne lui fasse plus dire de choses aussi sensées. À ton habitude, tu l’as trop gâté, ce moineau. Tu ne peux pas savoir comme je trouvais ça répugnant. C’est exactement ce qu’il fallait. Puisque tu as laissé notre visiteuse s’échapper, pour la peine, je vais lui arracher la langue à ce moineau. Tu ne l’auras pas volé.

Et, ayant forcé le bec du moineau, elle arracha sa petite langue pareille à un pétale de fleur de colza. L’oiseau s’envola haut dans le ciel. Le vieillard le suivit longuement du regard, sans rien dire. Puis, le lendemain matin, il partit à sa recherche dans le bois de bambous.

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Jour après jour, la pluie ne cessait de tomber. Cependant le vieillard était comme envoûté et poursuivait inlassablement ses recherches dans les profondeurs du bois de bambous. Parmi les milliers d’oiseaux qui y nichaient, retrouver le moineau à la langue coupée, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Néanmoins, jour après jour, il poursuivait ses recherches, avec une ardeur singulière.

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Il lui semblait que jamais jusqu’alors, de toute sa vie, il n’avait agi avec autant de fièvre. C’était comme si quelque chose, endormi au fond de son être, avait dressé la tête pour la première fois. Mais ce que c’était, l’auteur lui-même (Dazai) ne saurait le dire. D’une personne qui, bien qu’étant dans sa propre maison, ressent du vague à l’âme comme si elle se trouvait chez quelqu’un d’autre puis soudain retrouve toute son insouciance, on dira sans hésiter : « C’est ça qu’elle recherchait, c’est l’amour » ; et c’est bien cela sans doute, mais en ce qui concerne le vieillard, son état d’esprit relevait certainement plus de la solitude que des « sentiments » ou de l’« amour ». Il chercha désespérément. Jamais il n’avait montré tant d’acharnement.

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Moineau à la tangue coupée,

Où donc est ta demeure ?

N’allez pas croire cependant qu’il poursuivait ses recherches en fredonnant. Le vent faisait comme un léger murmure dans ses oreilles quand, tout à coup, ces paroles, ni chanson ni prière, avaient jailli de sa bouche. Et tandis que, pas à pas, il se frayait un chemin parmi la neige amoncelée dans le bois de bambous, elles s’étaient mises à l’unisson du murmure du vent dans ses oreilles.

Un matin de très beau temps, après une nuit de forte neige comme on en voyait rarement même dans la région de Sendai, si bien que tout au-dehors était d’une blancheur à brûler les yeux, le vieillard, s’étant levé tôt, chaussa ses sandales de paille et s’enfonça, à son habitude, dans le bois de bambous.

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Moineau à la langue coupée,

Où donc est ta demeure ?

Soudain, une grosse masse de neige accumulée sur un bambou s’affaissa et heurta son crâne. Sous l’impact, il s’effondra dans la neige, inconscient. Alors, issus d’un monde irréel, des murmures se firent entendre.

— Le malheureux, on dirait bien qu’il est mort.

— Mais non, il n’est pas mort ! Il est évanoui, c’est tout.

— Mais si on le laisse comme ça, dans la neige, il va mourir de froid !

— C’est vrai. Il faut faire quelque chose. C’est bien embêtant. Si cette petite avait pu se montrer avant que ça n’arrive… Mais qu’est-ce qu’il lui est arrivé au juste, à cette petite ?

— Tu parles d’O-Teru ?

— Oui. Depuis qu’elle a été blessée à la langue, elle a complètement disparu !

— Elle dort. Elle ne peut plus parler depuis qu’on lui a arraché la langue, alors elle passe son temps à sangloter et à dormir.

— Ah bon ? On lui a arraché la langue ?

Il y a vraiment des gens qui font des choses affreuses.

— Hmm… C’est la femme de ce type. Elle n’est pas méchante pourtant, mais ce jour-là, je ne sais pas quelle mouche l’avait piquée, ça lui a pris tout d’un coup, elle a arraché la langue d’O-Teru.

— Et tu l’as vue faire ?

— Oui, c’était effrayant. Les humains, tu sais, sont capables de faire des choses épouvantables.

— Elle l’a fait par jalousie, n’est-ce pas ? Moi aussi, je connais bien les histoires de famille de ce type, mais il faut dire qu’il se moquait vraiment trop de sa femme. Les maris trop attentionnés, je ne les supporte pas, mais faire preuve d’autant d’indifférence ! Et puis, il faut voir comme O-Teru savait en tirer parti et comme elle se laissait lutiner par lui… Ils l’ont bien cherché ! Laissons-les se débrouiller.

— Dis donc, mais c’est toi qui es jaloux ! Tu étais amoureux d’O-Teru, non ? Allez, pas la peine de le cacher. Je me souviens que tu m’as dit un jour en soupirant : « Dans tout le bois de bambous, c’est O-Teru qui chante le mieux. »

— Moi, je n’aurais sûrement pas la vulgarité de jalouser quelqu’un ! Mais c’est vrai que, par rapport à toi, elle chante bien, et en plus, elle est belle.

— Ce que t’es méchant !

— Épargne-moi les disputes, ça m’ennuie. Réfléchissons plutôt à ce qu’on va faire de lui. Si on l’abandonne comme ça, il va mourir, le pauvre. Il voulait tellement revoir O-Teru, tous les jours il la cherchait dans le bois de bambous, et voilà ce qui arrive. C’est quand même triste, non ? Voilà un homme fidèle, c’est sûr.

— C’est un imbécile, oui ! À son âge, faut vraiment être bête pour courir après une petite comme elle.

— Trêve de bavardages, faisons-les plutôt se rencontrer. Je suis certain qu’O-Teru a envie de le revoir. Mais même si on lui disait qu’il la cherche partout, comme elle ne peut plus parler avec sa langue arrachée, elle n’en continuerait pas moins à dormir dans ce coin du fourré et à pleurer toutes les larmes de son corps. C’est bien triste ce qui arrive à ce type, mais à elle aussi, la pauvrette. À nous deux, il faut qu’on fasse quelque chose pour eux.

— Ce sera sans moi. Je ne suis vraiment pas du genre à m’apitoyer sur ces histoires scabreuses.

— Mais il n’y a rien de scabreux ! Tu ne comprends donc rien. Dites, vous autres, il faut qu’ils se revoient, hein ! Un sujet pareil, il n’y a pas à tergiverser !

— Bien, bien. Je m’en charge. D’ailleurs, c’est très simple. Il suffit de demander aux dieux. Quand on veut absolument faire quelque chose pour quelqu’un sans tergiverser, le mieux, c’est de demander aux dieux. C’est mon père qui un jour me l’a enseigné. Dans des moments pareils, il paraît que les dieux exaucent tout ce qu’on veut… Bon, attendez-moi tous ici un moment. Je vais aller demander au dieu du temple.

Quand le vieillard reprit connaissance, il se trouvait dans un salon en bambous propret. À peine fut-il levé, regardant autour de lui, qu’un fusuma glissa rapidement, laissant le passage à une poupée haute de deux pieds.

— Ah ! vous êtes réveillé…

— C’est où ici ? fit tranquillement le vieillard en souriant.

— C’est l’Auberge des moineaux, répondit la jeune fille, mignonne comme une poupée, tout en s’asseyant selon les règles et en faisant clignoter ses yeux tout ronds.

— Hmm, fit le vieillard en hochant doucement la tête. Et toi, alors, tu es le moineau à la langue coupée ?

— Non, pour le moment mademoiselle O-Teru dort dans la pièce du fond. Moi, je suis O-Suzu, sa meilleure amie.

— Ah oui ? Elle s’appelle donc O-Teru ?

— Oui. C’est une fille douce et très gentille ! Il faut que vous la voyiez très vite. La malheureuse, elle ne peut plus parler et elle pleure à grosses larmes toute la journée.

— Allons la voir tout de suite, fit le vieillard qui s’avança d’un pas. Où dort-elle ?

— Je vais vous conduire.

Mademoiselle O-Suzu secoua ses manches d’un coup sec et sortit dans l’engawa. Le vieillard traversa l’engawa en prenant garde de ne pas glisser sur l’étroit plancher en bambous verts.

— C’est ici. Entrez, je vous prie.

Guidé par mademoiselle O-Suzu, il entra dans une pièce du fond. C’était une pièce claire, donnant sur un jardin envahi par une végétation dense de jeunes bambous nains, entre lesquels se distinguait le cours rapide d’une source peu profonde.

Mademoiselle O-Teru dormait sous une petite couette de soie rouge. Plus encore que mademoiselle O-Suzu, c’était une vraie poupée, à la beauté raffinée, au teint un peu blême. Elle fixa le vieillard de ses grands yeux et se mit à sangloter.

Le vieillard s’assit en tailleur à son chevet et, sans mot dire, contemplait l’écoulement de la source d’eaux vives du jardin. Mademoiselle O-Suzu se retira subrepticement.

Même s’il conservait le silence, le vieillard était heureux. Il poussa un léger soupir. Ce n’était pas un soupir de mélancolie. Pour la première fois de sa vie, le vieillard faisait l’expérience de la paix de l’âme. Sa joie s’était exprimée par ce léger soupir.

Mademoiselle O-Suzu apporta sans faire de bruit du saké et quelques plats d’accompagnement. « À votre aise », fit-elle, et elle disparut.

Le vieillard se servit une coupe, la but et se plongea à nouveau dans la contemplation de la source. Il n’était pas buveur. Une coupe suffisait à le griser. Il prit les baguettes, saisit une pousse de bambou et mangea. C’était succulent. Mais le vieillard n’était pas un grand mangeur, il reposa les baguettes.

Le fusuma glissa, O-Suzu apporta un nouveau flacon de saké et d’autres mets d’accompagnement. Elle s’assit devant le vieillard et lui proposa de remplir sa coupe.

— Non, merci. Mais ce saké est excellent…

Cette dernière phrase lui était venue aux lèvres spontanément, sans qu’il ait eu l’intention de dire un compliment.

— Ce saké vous a plu ? C’est du « Rosée de bambou nain ».

— C’était trop bon.

— Comment ?

— Trop bon.

O-Teru, qui tout en dormant écoutait la conversation, eut un sourire.

— Regardez ! O-Teru sourit ! Elle doit vouloir dire quelque chose.

O-Teru hocha la tête.

Le vieillard se tourna vers elle et pour la première fois lui adressa la parole :

— Peu importe que tu ne puisses plus parler. N’est-ce pas ?

O-Teru, faisant battre ses paupières, acquiesça deux ou trois fois de la tête, visiblement heureuse.

— Bien, sur ce, vous voudrez bien m’excuser. Je reviendrai.

— Vous partez déjà ? fit O-Suzu, stupéfaite de la désinvolture du visiteur. Vous qui avez tant erré à sa recherche dans le bois de bambous, au point de manquer mourir de froid, maintenant que vous l’avez enfin retrouvée, vous ne lui dites pas un mot gentil de réconfort…

— Pour le mot gentil, vous m’excuserez mais…

Le vieillard sourit, l’air contraint, et déjà se levait.

— O-Teru, est-ce d’accord ? Je le raccompagne ? s’enquit O-Suzu, tout affolée.

O-Teru hocha la tête en riant. O-Suzu se mit à rire à son tour :

— Tout le monde est d’accord, alors. Bien, Monsieur, nous attendrons impatiemment votre visite.

— Je viendrai sans faute, répondit le vieillard, très sérieusement, et comme il allait sortir du salon, il se retourna : C’est où ici ?

— Le cœur du bois de bambous.

— Ah bon ? J’ignorais qu’il y avait une maison étrange comme celle-ci au cœur du bois de bambous.

— Il y en a une, fit O-Suzu en glissant un regard complice à O-Teru et en échangeant un sourire avec elle. Mais les gens ordinaires ne la voient pas. Si, comme hier, vous vous allongez sur la neige à l’orée du bois de bambous, nous vous y conduirons quand vous voudrez.

— C’est très gentil à vous, fit-il machinalement sans l’intention de dire un compliment, et il sortit dans l’engawa en bambous verts. Puis, toujours conduit par O-Suzu, il retourna dans le salon propret où il trouva quantité de malles d’osier de toutes tailles.

— Je suis confuse de n’avoir pu vous recevoir convenablement, fit O-Suzu sur un ton tout à fait changé. J’aimerais au moins qu’en souvenir du village des moineaux, et malgré l’encombrement que cela va vous occasionner, vous emportiez une de ces malles, celle qui vous plaira.

— Je n’ai pas besoin de ces machins, grommela le vieillard avec mauvaise humeur et, sans même y jeter un œil, il ajouta : Où sont mes sandales ?

— Mais c’est très ennuyeux. Il faut que vous en preniez une ! s’écria O-Suzu, sur un ton larmoyant. Sinon, O-Teru va être en colère contre moi.

— Elle ne se mettra pas en colère. Cette petite n’est pas du genre à se mettre en colère. Je le sais, moi. Dites-moi plutôt où se trouvent mes sandales de paille. Je suis sûr d’être venu avec des sandales sales.

— Je les ai jetées. Vous pouvez rentrer chez vous pieds nus sans problème.

— Comment as-tu pu faire ça !

— Dans ce cas, emportez avec vous un des cadeaux. Je vous en supplie, fit-elle en joignant les mains.

Le vieillard eut un sourire amer, jeta un œil rapide sur les malles :

— Elles sont toutes grandes. Trop grandes. Je déteste avoir à marcher en portant des colis. Tu n’en aurais pas une que je puisse mettre dans ma poche.

— Vous demandez l’impossible…

— Dans ce cas, je rentre. Même pieds nus, peu importe. Désolé pour le paquet.

Ayant dit, le vieillard s’apprêtait visiblement en effet à sauter pieds nus au bas de l’engawa.

— Attendez un peu, rien qu’une seconde. Je vais demander à O-Teru.

O-Suzu vola dans la pièce du fond et, au bout d’un instant, revint, un épi de riz à la bouche.

— C’est l’épingle à cheveux d’O-Teru. Vous ne l’oublierez pas, hein ? Vous serez toujours le bienvenu.

Il revint à lui brusquement. Il avait dormi étendu à l’orée du bois de bambous. J’ai rêvé ou quoi ? Pourtant, dans sa main droite, il tenait un épi de riz. En plein hiver, un épi de riz, c’est rare. En plus, il dégageait une odeur très agréable, comme une odeur de rose. Le vieillard le rapporta chez lui précautionneusement et le déposa dans son étui à pinceau sur son bureau.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? l’interrogea la vieille qui, quoique travaillant à l’aiguille, l’avait découvert du premier coup d’œil.

— Un épi de riz, répondit le vieillard, inintelligiblement, comme d’habitude.

— Un épi de riz ? À cette époque de l’année, c’est pas courant. Où est-ce que tu l’as trouvé ?

— Je ne l’ai pas trouvé, fit-il tout bas.

Il ouvrit un livre, se mit à lire en silence.

— C’est vraiment bizarre, ça. Ces derniers temps, tu traînais tous les jours dans le bois de bambous et tu revenais avec ton air absent, mais voilà qu’aujourd’hui tu me reviens avec ça, l’air tout joyeux, et que tu le mets dans ton étui avec des airs prétentieux. Dis donc, tu ne me cacherais pas quelque chose ? Si tu ne l’as pas trouvé, alors qu’est-ce qui s’est passé ? Tu ne crois pas que tu devrais me le dire, hein ?

— On me l’a donné au village des moineaux, fit le vieillard avec un air agacé.

Mais la vieille, qui était rationaliste, ne pouvait pas se satisfaire de cette réponse. Elle le tourmenta de questions à n’en plus finir. Incapable de mentir, le vieillard fut contraint de lui raconter son étrange aventure telle qu’elle s’était passée.

— Hmm… Tu parles sérieusement ? fit-elle, puis finalement, de stupeur, elle éclata de rire.

Le vieillard ne répondait plus à ses questions. Le menton sur la main, les yeux posés sur son livre, il rêvassait.

— Tu crois que je vais avaler ces couleuvres. C’est que des mensonges. Je le sais bien ! Depuis l’autre jour, là, depuis que cette… jeune visiteuse est venue, tu n’es plus du tout le même homme. Tu ne tiens plus en place, et tu soupires à longueur de journées. T’as tout l’air d’être fou d’amour ! C’est pas beau à voir, non ! à ton âge. Pas la peine de le cacher, va ! J’ai tout compris ! Où habite-t-elle vraiment, cette demoiselle ? Sûrement pas au cœur du bois de bambous. On ne me la fait pas, à moi. « Au cœur du bois de bambous, il y a une petite maison dans laquelle des jeunes filles mignonnes comme des poupées… » Peuh ! C’est bon pour les enfants, tes histoires ! Ça ne trompe personne. Si c’est vrai, la prochaine fois, tu me rapporteras une malle d’osier. Ça m’étonnerait que tu puisses. Parce que c’est des histoires, tout ça. Si tu me rapportes une grande malle de cette étrange auberge, alors ce sera la preuve, et je te croirai. Mais rapporter un épi de riz et dire que c’est l’épingle à cheveux de cette poupée, bah ! comment est-ce que tu peux dire des choses aussi ridicules ! Sois un homme, dis la vérité ! Je peux comprendre les choses. Que t’aies une ou même deux maîtresses.

— Je n’aime pas transporter les colis.

— Ah, vraiment ? Dans ces conditions, j’irai à ta place. D’accord ? Il suffit de s’étendre à l’orée du bois de bambous, n’est-ce pas ? J’y vais. T’es sûr de ne pas y voir d’inconvénient ? Ça ne t’embête pas, t’es sûr ?

— Vas-y donc.

— Tu n’as pas froid aux yeux. Me dire d’y aller quand bien même il n’y a aucun doute que ce soient des mensonges. Alors j’y vais de ce pas. D’accord ?

Et elle sourit avec un air mauvais.

— Tu la veux vraiment, cette malle d’osier, on dirait.

— C’est ça, oui, c’est ça. Tu sais combien je suis avide. Je le veux, ce cadeau ! Alors, j’y vais et je prendrai la plus grande de toutes les malles. Oh, oh ! Ça a l’air bête, mais j’y vais voir. Tu ne peux pas savoir comme tes manières m’insupportent. J’aimerais tant l’écorcher, cette face de saint de pacotille. « On peut aller à l’auberge des moineaux en s’allongeant sur la neige », si c’est pas stupide de dire ça ! Mais, quand même, je vais faire comme tu dis. Tu pourras bien me dire après que c’était pas vrai, je ne t’écouterai plus !

Ne pouvant plus reculer, la vieille rangea son nécessaire à couture, descendit dans le jardin, puis, se frayant un chemin dans la neige, pénétra dans le bois de bambous.

Que se passa-t-il ensuite ? L’auteur, lui-même, ne saurait le dire.

À la tombée du jour, la vieille était étendue, gelée, sur la neige, avec une grande malle, très lourde, sur son dos. Incapable de se relever à cause du poids de la malle, elle était morte de froid. Cette malle était, paraît-il, pleine à ras bord de pièces d’or étincelantes.

On dit que le vieillard, et peut-être est-ce grâce à ce trésor, occupa peu de temps après un poste officiel et qu’il ne tarda pas à devenir Premier ministre de la province. Les gens l’appelaient le « ministre des moineaux » et faisaient courir la rumeur que son succès était le résultat de son ancienne affection pour un de ces oiseaux. Mais, chaque fois qu’il entendait ce compliment, le vieillard, dit-on, répondait invariablement :

— Mais non, c’est grâce à ma femme. Je lui ai donné beaucoup de soucis.