MONSIEUR URASHIMA

 

Le personnage d’Urashima Tarô a, semble-t-il, réellement existé. Il aurait habité un village nommé Mizunoe, dans la province de Tango, c’est-à-dire dans la partie nord de l’actuelle préfecture de Kyôto. J’ai entendu dire qu’un culte lui serait rendu aujourd’hui encore dans un temple shintô d’un village perdu de ce littoral. Je ne suis jamais allé dans cette région mais, d’après ce que les gens en disent, le bord de mer en est terriblement désolé. Il n’y vivait pas seul, bien sûr, mais avec ses parents, ses frères et sœurs, ainsi qu’un grand nombre de domestiques, car il était l’aîné d’une vieille famille renommée sur ces côtes.

De tout temps, une caractéristique semble se transmettre invariablement chez les fils aînés des grandes maisons : c’est le « goût », avec les deux connotations opposées que ce mot renferme : « raffinement » d’une part, et « plaisirs » de l’autre, quoique ce dernier terme ne soit pas à interpréter dans le sens de « débauches » alcooliques ou féminines. Apparemment, les débauchés qui sombrent vulgairement dans l’alcool, s’empatouillent de pauvres filles et souillent l’honneur de leur famille entière, se comptent plus nombreux parmi les cadets. Les aînés n’ont pas cette sauvagerie. Héritiers des biens familiaux, ils sont naturellement stables et d’une courtoisie irréprochable. En d’autres termes, les plaisirs des aînés n’ont pas la véhémence propre aux frasques des cadets ; ils ne sont que des passe-temps, par lesquels, s’ils parviennent à s’acquérir aux yeux du monde la noblesse qui convient à leur état d’aîné et à s’extasier de la distinction de leur propre vie, ils se trouvent pleinement satisfaits.

— Grand frère n’a pas l’âme aventureuse, alors ça sert à rien, dit la sœur cadette d’Urashima, une chipie qui était dans sa seizième année. Et puis il est radin.

— Mais non ! s’insurgea son frère, une jeune brute de dix-huit ans. C’est parce qu’il a trop d’allure !

Lui-même, ayant le teint sombre, était fort laid.

Nullement offusqué de la désinvolture des remarques de ses cadets, Urashima Tarô grimaça un sourire contraint et leur dit :

— C’est dans l’explosion de la curiosité que réside l’aventure, aussi bien finalement que dans sa maîtrise. L’un et l’autre ne vont pas sans périls. Car l’homme est marqué par le destin.

Il avait articulé ces propos incompréhensibles sur un ton désabusé. Il joignit les mains dans son dos, sortit seul de la maison et s’en alla flâner sur la plage en se récitant à mi-voix de ces vers choisis que les hommes de goût ont toujours aux lèvres :

Nattes de paille

Pêle-mêle

Que l’on aperçoit

Dans une barque de pêche.

Puis, plongé dans des doutes naïfs, il hochait la tête avec détachement :

— Pourquoi les hommes sont-ils incapables de vivre sans se critiquer l’un l’autre ? Ni les fleurs des lespédèzes de la plage, ni le petit crabe qui s’approche, ni les oies sauvages qui gîtent dans la crique ne me jugent. Il faudrait que les hommes en fissent de même. Chacun a sa manière propre de vivre. Est-il donc impossible de la respecter ? Je vis noblement et de façon à n’importuner personne, pourtant il y a toujours quelqu’un pour trouver à y redire. C’est exaspérant ! conclut-il en soupirant légèrement.

— Pardon, Monsieur Urashima, fit alors à ses pieds une petite voix.

Et là se pose le fameux problème de la tortue. Loin de moi l’idée de faire le pédant mais, de tortues, on en compte quantité d’espèces et, entre tortues d’eau douce et tortues d’eau de mer, il y a naturellement des différences morphologiques. Celle qui, par exemple, se prélasse mollement au bord du bassin de Benten pour sécher sa carapace, c’est, je crois bien, la « tortue-pierre ». On la représente souvent dans les livres d’images, avec Urashima Tarô sur son dos qui, la main en visière, contemple au loin le palais du Dragon. Or, cette tortue, à peine entrée dans la mer, je suis certain qu’elle mourrait asphyxiée par l’eau salée. Pourtant, il me semble bien que c’est encore elle, et rarement un tryonix ou un caret, que l’on place avec la grue auprès du couple de vieillards et de l’habituel mont Hôrai{7} sur le shimadai{8}, au moment des noces, en signe propitiatoire de bonheur et de longévité – la grue et la tortue vivant respectivement, prétend-on, mille et dix mille ans. C’est pourquoi il n’est pas impossible que les illustrateurs de livres d’images aient été convaincus – le mont Hôrai et le palais du Dragon étant des endroits similaires – que c’est également une tortue-pierre qui sert de guide à Urashima Tarô. Ses pattes grossières, munies de griffes, paraissent pourtant si peu aptes à la nage dans les fonds marins. C’est un caret, par exemple, fendant paisiblement les flots de ses larges nageoires, qu’il faudrait nous représenter ici.

Encore une fois, je ne tiens absolument pas à faire le pédant mais alors, dans ce cas, un second problème se présente. J’ai entendu dire que le caret vit, au Japon, dans les régions du Sud, les îles Bonin, les îles Ryûkyû et Taiwan{9}. Il ne semble guère, hélas, qu’il aborde à Tango, sur les côtes de la mer du Japon. Aussi avais-je pensé faire d’Urashima un habitant des îles Bonin ou des îles Ryûkyû, mais puisque, selon toute apparence, il est considéré depuis toujours comme originaire de Mizunoe en Tango et qu’en outre un temple lui est consacré sur les côtes de cette province, même si les contes sont considérés comme tout à fait imaginaires, il ne me serait pas pardonné de raconter n’importe quoi avec autant de légèreté, eu égard à l’histoire du Japon. Il faudrait bon gré mal gré que le caret des îles Bonin ou des îles Ryûkyû abordât aux côtes de la mer du Japon. Mais j’entends d’ici les protestations des biologistes qui ne manqueraient pas de s’élever, et je n’ai pas envie d’écouter leurs commentaires dédaigneux sur le manque de rigueur scientifique des hommes de lettres. J’ai donc réfléchi. Hormis le caret, n’existe-t-il vraiment aucune tortue de mer dotée de pattes en forme de nageoires ? Et la caouanne, alors ? Il y a de cela une dizaine d’années – moi aussi j’ai avancé en âge –, j’ai passé les trois mois d’été en retraite dans une auberge côtière à Numazu. Les pêcheurs, à cette époque, faisaient grand bruit d’une tortue de mer qu’ils avaient découverte sur la plage et dont la carapace, disaient-ils, avait environ cinq pieds de diamètre. Je l’ai vue à coup sûr moi aussi, et j’ai souvenir qu’ils l’appelaient « caouanne ». C’est ça. Oui, disons que c’est ça. Une tortue qui est arrivée sur la plage de Numazu peut bien, en remontant la mer du Japon, parvenir aux côtes de Tango sans que pour autant le monde scientifique s’en émeuve. Mais si, néanmoins, ils commencent à objecter qu’à cause des courants marins, ceci ou cela, alors moi je n’en sais rien. Et quant à l’énigme de son apparition dans une région où elle ne peut aller, il suffit de dire qu’il ne s’agit pas d’une tortue de mer ordinaire. L’esprit scientifique n’est pas toujours infaillible, après tout. Théorèmes, axiomes demeurent des hypothèses, non ? Pas question de se donner des airs arrogants.

Or donc, cette caouanne (je l’appellerai simplement « tortue » désormais, car ma langue bute sur ce mot compliqué), allongeant le cou, leva les yeux vers Monsieur Urashima.

— Pardon, dit-elle, cela n’a rien d’incompréhensible. Je sais, moi.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux, toi ? Mais tu ne serais pas la tortue que j’ai sauvée l’autre jour, par hasard ? Pourquoi est-ce que tu traînes encore par ici ?

C’était en effet la tortue que, pris de pitié en la voyant maltraitée par des enfants, Urashima avait rachetée et relâchée à la mer.

— « Traîner », dites-vous, le mot est un peu sec. Vous m’en voulez, Jeune Maître. Cela vous étonnera peut-être mais je souhaitais vous payer ma dette et, depuis cet événement, je suis revenue chaque jour et chaque soir sur cette plage dans l’espoir de vous rencontrer.

— C’est ce qu’on appelle de la légèreté, et peut-être même de l’irréflexion. Si les enfants te découvraient à nouveau, que ferais-tu ? La prochaine fois tu pourrais bien ne pas t’en tirer vivante.

— Que de manières vous faites ! S’ils m’attrapent encore, je sais bien que vous me rachèterez. J’ai péché par légèreté, soit. Mais je tenais absolument à vous revoir, alors… rien à faire. C’est mon point faible, ce « rien à faire ». Mais reconnaissez au moins que j’ai du cœur.

— Petite égoïste ! murmura Urashima en grimaçant un sourire.

— Comment, Jeune Maître ! Vous êtes en contradiction avec vous-même. Vous disiez tout à l’heure que vous détestiez les critiques, mais voilà que vous les faites pleuvoir sur moi en me traitant de légère, d’irréfléchie et maintenant d’égoïste ! C’est vous, Jeune Maître, qui êtes égoïste. Et tout cela parce que j’ai ma manière propre de vivre. Reconnaissez-le !

La riposte avait fait mouche. Urashima rougit.

— Ce n’étaient pas des critiques, mais ce qu’on appelle des remontrances. Des « blâmes indirects », pourrait-on dire. Un « blâme indirect », pour désagréable qu’il soit à entendre, est une chose dont on tire profit.

Sa réponse, quoique plausible, était mensongère.

— Vous êtes pourtant quelqu’un de bien quand vous ne faites pas tant de manières, fit la tortue à voix basse. Mais, bon ! je me tais. Veuillez vous asseoir sur ma carapace.

Cette dernière phrase stupéfia Urashima.

— Comment ! Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne suis pas un sauvage ! M’asseoir sur la carapace d’une tortue, quelle extravagance ! C’est indigne d’un homme de goût.

— Quelle importance ça peut bien avoir ! Je veux simplement, en remerciement de ce que vous avez fait pour moi, vous faire visiter le palais du Dragon. Allez, montez sur ma carapace.

— Quoi ! Le palais du Dragon ! s’esclaffa-t-il. C’est une plaisanterie ? Tu es ivre ou quoi ? Quelle absurdité tu me dis là ! Le palais du Dragon, mais c’est une légende que les poètes chantent depuis les temps anciens. Il n’appartient pas à notre monde, tu comprends ? C’est depuis toujours – comment dire ? – comme notre idéal à nous, les hommes de goût.

Par souci excessif de distinction, sa façon de parler tournait à l’affectation. À son tour la tortue partit d’un éclat de rire :

— Vous êtes insupportable ! Je vous promets d’écouter ensuite toutes vos belles explications, mais pour l’instant, faites-moi confiance et grimpez sur ma carapace, je vous prie. Vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’aventure, voilà le problème.

— Dis donc ! Tu es finalement tout aussi mal élevée que ma petite sœur. Il est certain que je n’aime pas beaucoup l’aventure. C’est un peu comme… un numéro de cirque, quelque chose de tape-à-l’œil et finalement d’assez vulgaire. « Dévoiement » est peut-être le mot qui conviendrait. Ne pas se résigner à son destin. Faire fi des enseignements de la tradition. Il y a un proverbe qui illustre bien cela : Les aveugles ne s’effraient pas des serpents. Or, nous autres, hommes de goût, c’est précisément ce qui nous fait froncer les sourcils. Et j’ajouterai même : ce que nous méprisons. Pour ma part, je souhaite suivre sans détour la voie sereine de nos devanciers.

— Peuh ! s’esclaffa de nouveau la tortue. La voie des devanciers dont vous parlez n’est-elle pas précisément la voie de l’aventure ? Non, le mot « aventure » est assez malheureux, ça évoque tout de suite une espèce de voyou, crasseux et sanguinaire, mais que diriez-vous par exemple de « force de croire » ? Seuls les gens capables de croire que de belles fleurs fleurissent à coup sûr de l’autre côté de la vallée franchissent cette vallée sans hésiter à s’agripper aux vrilles des glycines. Ceux qui voient en cela un numéro de cirque applaudissent ou bien froncent les sourcils à ceux qui, selon eux, ne cherchent qu’à se gagner les faveurs du public. Pourtant cela n’a rien à voir avec un numéro de funambule. Celui qui s’agrippe aux glycines pour traverser la vallée n’a d’autre désir que d’aller contempler les fleurs qui se trouvent de l’autre côté. Il n’a pas la basse vanité de croire qu’il est en train de vivre une aventure. De quelle aventure pourrait-il bien se glorifier ? C’est ridicule. Il croit, tout simplement. Il croit sincèrement qu’il y a des fleurs. Et c’est seulement la forme que prend cette conviction qu’on appelle « aventure ». Vous n’avez pas l’âme aventureuse parce que vous n’avez pas la force de croire. Est-ce donc vulgaire de croire ? Est-ce se dévoyer ? Vous autres, les gens comme il faut, vous vivez dans l’orgueil de ne croire à rien, alors vous êtes insupportables. Et ce n’est pas une question d’intelligence. C’est quelque chose de bien plus vil : la mesquinerie. C’est la preuve que vous êtes obsédés par la peur de ne pas y trouver votre compte. Mais rassurez-vous. Personne ne songe à vous importuner à quelque sujet que ce soit. Parce que, même la gentillesse des gens, vous ne savez pas la recevoir simplement. C’est qu’après, il faut rendre la pareille, n’est-ce pas ? Bah ! vraiment, les hommes de goût sont des ladres !

— Ce que tu dis est terrible. J’étais venu sur la plage parce que mes cadets m’en disaient de belles, mais voilà que la tortue que j’ai sauvée s’y met à son tour et m’accable des mêmes critiques. Les gens qui ne ressentent pas en eux-mêmes l’orgueil de la tradition disent vraiment tout ce qui leur passe par la tête. C’est une espèce de désespoir, sans doute. Moi, vois-tu, rien ne m’échappe. Cela ne devrait pas sortir de ma bouche mais, entre mon destin et le destin des gens comme toi, il y a une différence de classe considérable, et cela dès la naissance. Je n’y suis pour rien. C’est la volonté du Ciel ! Mais je m’aperçois que vous en éprouvez un grand dépit. Tes paroles ont pour but de rabaisser mon destin au niveau du vôtre, mais c’est un arrêt du Ciel !… Les gens n’ont pas leur mot à dire. Quand tu te vantes de me conduire au palais du Dragon, tu cherches visiblement à établir entre nous une relation d’égal à égal, mais ça suffit, car rien ne m’échappe, à moi, alors ne te démène pas pour rien et retourne promptement chez toi au fond de la mer ! Non mais ! qu’est-ce que ça veut dire ! Moi qui me suis donné tant de peine pour te secourir. Si les enfants t’attrapent à nouveau, tu te débrouilleras toute seule ! Ce sont les gens de ton espèce qui ne savent pas apprécier simplement la gentillesse des autres.

La tortue éclata d’un rire intrépide :

— Je vous suis infiniment reconnaissante de vous être donné la peine de me secourir. Voilà bien les gens comme il faut ! Bah ! Être bon envers autrui exige une grande vertu et, au fond de son cœur, on en attend toujours un peu de reconnaissance. Mais pour vous, si l’autre se montre bon à son tour, alors c’est une terrible défiance que vous ressentez, de peur, vous imaginez-vous, d’avoir à supporter des relations d’égal à égal avec lui. Voilà en quoi vous êtes profondément décevant. Je vais vous dire ceci : c’est parce que je suis une tortue et ceux qui me maltraitaient des enfants que vous m’avez porté secours. Entre une tortue et des enfants, intervenir, s’interposer, ça n’engage à rien, voilà pourquoi. Et aussi parce que cinq sous, pour des enfants, c’est déjà une belle somme d’argent. Mais cinq sous, en vérité, c’est du marchandage. Je pensais que vous offririez quand même un peu plus. Ça m’a coupé le souffle, votre pingrerie ! Cinq misérables sous pour ma carcasse, j’étais effondrée, moi ! Mais bon, à ce moment-là, c’était à une tortue et à des enfants que vous aviez affaire, et vous êtes intervenu pour cinq sous. Par caprice, quoi ! Imaginez que vous ayez eu affaire à des pêcheurs brutaux malmenant un clochard malade, alors je suis sûr que vous ne les auriez pas sortis, vos cinq sous, ni même un sou d’ailleurs, non, vous auriez fait une grimace et vous seriez dépêché de les dépasser. Parce que, vous autres, le spectacle de la vraie vie, cela vous soulève le cœur. Comme si l’on compissait votre haute destinée. Votre bonté, c’est un passe-temps. Un plaisir. Une tortue, vous lui portez secours. Des enfants, vous leur donnez de l’argent. Mais, à des pêcheurs brutaux et à un clochard malade, certainement pas ! La caresse sur votre visage du vent un peu trop odorant de la vraie vie, cela vous déplaît au dernier point ! Vous salir les mains, cela vous dégoûte ! Vous me direz. Monsieur Urashima, que je crois tout savoir, n’est-ce pas ? Mais ne vous fâchez pas, hein ? C’est que je vous aime bien aussi. Non, vous n’êtes pas fâché ? Les gens de votre qualité considèrent comme un déshonneur que des gens vulgaires comme nous les aiment. Alors vous êtes insupportables. Surtout que je suis une tortue. Est-ce si dégoûtant d’être aimé par une tortue ? Il faut que vous me pardonniez, mais les goûts, ça ne se commande pas. Ce n’est pas parce que vous m’avez sauvé que je vous aime bien, ni parce que vous êtes un homme de goût. Je me suis mise à vous aimer comme ça. Et c’est parce que je vous aime que j’ai eu envie de vous dire des méchancetés et de vous taquiner. C’est, si vous voulez, notre façon à nous, les reptiles, d’exprimer notre affection. Comme je suis un reptile et, qui plus est, un proche parent du serpent, vous n’avez certainement pas tort de vous défier de moi. Cependant je ne suis pas le serpent du jardin d’Eden mais, ne vous en déplaise, une tortue du Japon. En vous proposant de vous conduire au palais du Dragon, je ne complote nullement de vous corrompre. Allons, rendez justice à mon bon cœur ! Je voudrais simplement que nous nous amusions. Au palais du Dragon. Vous verrez que, là-bas, les gens ne se critiquent pas. Tout le monde vit paisiblement. C’est vraiment l’endroit où il faut aller pour s’amuser. Moi qui ai la chance de pouvoir tout aussi bien venir sur la terre ferme que plonger dans les profondeurs de la mer, j’ai tout loisir d’observer et de comparer les deux genres de vie, et je dois dire que, sur terre, la vie est agitée. On s’y critique beaucoup trop. On passe son temps soit à médire des autres soit à faire sa propre publicité. C’est assommant. D’ailleurs, à cause des séjours que j’y fais de temps à autre, la vie terrestre a quelque peu déteint sur moi, alors il m’arrive maintenant à moi aussi de laisser échapper des critiques, comme vous avez pu vous en rendre compte. Mais, tout en me disant que c’est une influence déplorable que j’ai subie là, j’ai fini par prendre goût à cette manie tenace et par ressentir un certain ennui de la vie au palais du Dragon, où personne ne se critique jamais. Oui, c’est une bien mauvaise manie que j’ai prise. C’est une espèce de maladie de civilisation. J’en suis au point que je ne sais plus aujourd’hui si je suis un animal marin ou un animal terrestre. Comme la chauve-souris, par exemple, dont on ne saurait dire si elle est un oiseau ou un mammifère. Ça m’a rendu neurasthénique. Par moments, j’ai l’impression d’être une espèce d’hérétique des fonds marins. Et il m’est de plus en plus pénible de vivre au palais du Dragon, où pourtant je suis née. Alors que c’est un endroit plaisant, pour ça, vous pouvez me faire confiance. C’est le pays du chant et de la danse, des repas fins et du bon vin. C’est un pays fait pour vous, les hommes de goût. Est-ce que vous n’exprimiez pas tout à l’heure votre profond dégoût de la critique ? Eh bien, elle n’existe pas au palais du Dragon !

Urashima était demeuré interdit devant l’étonnante loquacité de la tortue, mais à ces derniers mots, il se sentit irrésistiblement charmé.

— C’est donc vrai ? Un tel pays existerait ?

— Comment ! Vous en doutez encore ? Je ne vous mens pas. Pourquoi ne me croyez-vous pas ? Vous allez me faire perdre patience ! Un homme de goût se contente-t-il donc de rêver indéfiniment, en soupirant, sans jamais rien réaliser ? C’est agaçant !

L’aimable Urashima ne pouvait se laisser injurier de la sorte sans réagir.

— Bon, s’il le faut, fit-il avec un sourire forcé, je vais me conformer à tes instructions et, pour voir, m’asseoir sur ta carapace.

— Tout ce que vous dites me déplaît, répliqua la tortue avec mauvaise humeur. Qu’entendez-vous par « m’asseoir pour voir » ? « S’asseoir pour voir » et « s’asseoir », ça n’est pas la même chose peut-être, quant au résultat ? Les destins de celui qui, sceptique, tourne à droite pour voir et de celui qui, confiant, tourne à droite résolument, sont identiques. Aucun des deux ne peut faire demi-tour. Une fois engagés, leurs destins sont scellés. Dans la vie, il n’y a pas de tentative qui tienne. « Essayer » et « faire », c’est la même chose. Vous ne vous résignez donc jamais, vous autres. Vous croyez qu’il est toujours possible de rebrousser chemin.

— D’accord ! d’accord ! J’ai compris. Je vais m’asseoir avec confiance.

— Très bien !

À peine avait-il pris place sur la carapace que celle-ci s’élargit jusqu’à former une surface d’environ deux tatamis. Ils pénétrèrent dans l’eau avec un léger cahotement. Quand ils furent arrivés à environ cent mètres au large, la tortue lui enjoignit de fermer les yeux. Urashima obéit docilement ; il entendit alors comme le bruit d’une averse, une légère sensation de chaleur l’enveloppa et un vent semblable à une brise printanière, quoiqu’un peu plus fort, lui tourmenta les oreilles.

— Mille brasses de profondeur, fit bientôt la tortue.

Urashima ressentait un poids sur la poitrine, comme s’il avait le mal de mer.

— Je peux vomir ? demanda-t-il, les yeux toujours fermés.

— Quoi ? Vous allez vomir ? s’exclama la tortue, retrouvant son ton facétieux. Quel dégoûtant passager vous faites ! Mais vous avez encore les yeux fermés ! Quel benêt ! C’est pour ça que je vous aime bien. Vous pouvez les rouvrir ! Vous verrez le paysage qui nous entoure et votre poids sur la poitrine va disparaître aussitôt.

Il ouvrit les yeux : tout alentour n’était qu’une étrange lueur vert pâle, vastes ténèbres ambiguës sans aucune ombre nulle part, simple immensité des étendues infinies.

— C’est le palais du Dragon ? dit Urashima de la voix entrecoupée de quelqu’un qui se réveillerait à peine.

— Qu’est-ce que vous racontez ! Nous ne sommes encore qu’à mille brasses de profondeur, vous ai-je dit. Le palais du Dragon se trouve à dix mille brasses au fond de la mer.

— Ah… fit-il d’une voix étrange. La mer, c’est vaste…

— Vous avez grandi au bord de la mer mais, à vous entendre, on croirait un singe du cœur de la montagne. C’est un peu plus grand que le bassin de votre maison, en effet.

Où qu’il portât son regard, il ne distinguait qu’une immensité obscure ; sous ses pieds, cette lueur vert pâle qui s’étendait à l’infini ; et, au-dessus de lui, une vaste caverne abyssale que l’azur ne perçait pas. Pas d’autre bruit que celui de leurs deux voix, sinon, dans les oreilles d’Urashima, comme le chatouillement d’une brise un peu plus persistante qu’auparavant.

Urashima aperçut bientôt au loin, sur sa droite, une tache semblable à une poignée de cendres répandue.

— Qu’est-ce que c’est, là-bas ? Un nuage ? demanda-t-il à la tortue.

— Cessez donc de plaisanter. Il n’y a pas de nuage dans la mer.

— C’est quoi alors ? On dirait une goutte d’encre de Chine. À moins que ce ne soient des ordures ?

— Vous êtes vraiment stupide ! Il suffit de regarder pour comprendre. Vous ne voyez pas que c’est un banc de dorades ?

— Ah ? Il est bien petit. Il doit y avoir deux ou trois cents dorades, guère plus.

— Quel idiot ! se moqua la tortue. Vous parlez sérieusement ?

— Deux ou trois mille alors ?

— Allons, faites un effort. Il y en a, au bas mot, cinq ou six millions.

— Cinq ou six millions ? ! Tu veux m’impressionner.

La tortue sourit moqueusement :

— Ce n’est pas un banc de dorades, mais un incendie de mer. Ça fume terriblement. Avec une fumée pareille, c’est au moins une superficie de vingt fois le Japon qui brûle.

— Tu mens ! Il ne peut pas y avoir de feu dans la mer.

— Légèreté ! Légèreté ! Car l’eau aussi renferme de l’oxygène. Elle peut très bien brûler.

— N’essaie pas de m’abuser avec tes arguties stupides. Trêve de plaisanteries, c’est quoi cette chose qui ressemble à un tas d’ordures ? Des dorades ? En tout cas, ça n’est sûrement pas un incendie.

— C’est un incendie, je vous dis ! Vous vous êtes déjà demandé pourquoi la quantité d’eau des mers n’augmente ni ne diminue jamais, pourquoi leur niveau est toujours le même, alors que les innombrables fleuves et rivières de la terre s’y déversent jour et nuit sans discontinuer ? Pour la mer, c’est un sacré problème ! Toute cette eau qui se déverse, elle ne sait pas quoi en faire ! Alors, de temps en temps, comme vous pouvez le voir maintenant, elle la brûle. Un grand incendie qui brûle, qui brûle !

— Mais ça ne dégage pas la moindre fumée ! Je me demande vraiment ce que c’est. Depuis tout à l’heure j’observe cet endroit où rien ne bouge. Ça n’a pas l’air d’un banc de poissons. Allez ! Cesse tes méchantes blagues et dis-moi ce que c’est vraiment.

— Bon, d’accord, je vais vous expliquer. Ce que vous voyez là-bas, c’est l’ombre de la lune.

— Tu me fais encore marcher ?

— Pas du tout. Si les ombres terrestres ne se projettent pas sur le fond de la mer, les ombres des astres, au contraire, parce qu’elles tombent verticalement, le font. Il n’y a pas que l’ombre de la lune, mais aussi celles de toutes les étoiles. Ainsi, au palais du Dragon, on a établi un calendrier à l’aide de ces ombres et fixé les quatre saisons. Aujourd’hui, comme il manque un tout petit bout pour que l’ombre de la lune soit parfaitement ronde, nous devons être aux alentours de la treizième nuit.

Son ton étant des plus sérieux, Urashima se demanda si cela n’était pas vrai, puis il se dit que c’était quand même bizarre. Pourtant, dans un coin de la vaste caverne où, aussi loin qu’il put porter son regard, il ne distinguait qu’une immense étendue vert pâle, demeurait ce point légèrement plus sombre, qui pour l’homme de goût qu’était Urashima se revêtait d’un charme beaucoup plus grand et suffisait à éveiller sa nostalgie si, comme on le lui avait dit – et même si cela n’était pas vrai –, c’était bien l’ombre de la lune plutôt qu’un banc de dorades ou un incendie.

Bientôt tout devint étrangement sombre aux alentours, et quelque chose comme une bourrasque déferla sur eux dans un bruit formidable, manquant de peu faire dégringoler Urashima du dos de la tortue.

— Fermez encore les yeux quelques instants, lui dit-elle gravement. Nous nous trouvons juste à l’entrée du palais du Dragon. Les hommes qui explorent les fonds marins considèrent généralement que c’est ici le fin fond de la mer et s’en retournent. Vous êtes le premier homme à aller plus profond, et, qui sait, peut-être le dernier.

Urashima eut l’impression que la tortue se retournait sur elle-même et qu’elle nageait ainsi, les pattes en l’air ; puis, qu’agrippé à la carapace dans cette position de looping inachevé, mais sans jamais tomber, il progressait rapidement vers le haut. C’était une sensation vraiment étrange.

Pourtant, quand la tortue l’autorisa à rouvrir les yeux, cette sensation d’avoir la tête à l’envers disparut entièrement. Il se trouvait assis normalement sur la carapace de la tortue qui avançait toujours plus avant dans les abysses.

Sous eux, dans la pénombre aurorale qui les enveloppait, une chose blanche aux contours indécis se dessinait. Qu’était-ce donc ? Cela ressemblait à une montagne, ou bien à un alignement de tours, mais alors de tours d’une hauteur vertigineuse.

— C’est quoi ? Une montagne ?

— Oui.

— La montagne du palais du Dragon ?

Il était tellement excité que sa voix s’éraillait.

— Oui, répondit la tortue sans ralentir son allure.

— C’est tout blanc. Est-ce qu’il y neige ?

— Vraiment, vous autres, hommes voués à une haute destinée, vous avez de drôles d’idées. C’est remarquable de croire qu’il neige au fond de la mer.

— Mais tu disais toi-même qu’il y avait des incendies au fond de la mer, répliqua Urashima pour se venger de sa récente humiliation. Alors il pourrait bien neiger aussi. Après tout, il y a de l’oxygène.

— Je ne vois pas quel rapport il y a entre la neige et l’oxygène. Ou alors, s’il y en a un, c’est du même ordre qu’entre le vent et le tonnelier. C’est ridicule. Si vous croyez me la tenir haute avec ça, vous faites fausse route. Décidément, Messieurs les distingués, vous n’êtes pas doués pour les plaisanteries. L’aller est plein d’entrain, le retour se fait contraint. Ça veut dire quoi, hein ? Ce n’est pas très amusant. Et pourtant c’est quand même plus drôle que votre histoire d’oxygène. Où il y a de l’oxygène, il n’y a pas de plaisir ! C’est nul ! Vous n’arriverez à rien avec votre oxygène !

Quant à la faconde, la tortue était imbattable. Urashima grimaça un sourire :

— À propos, cette montagne… commença-t-il, mais il fut interrompu aussitôt par le rire moqueur de la tortue :

— Vous n’avez pas l’impression d’y aller un peu fort avec votre « à propos » ? À propos, cette montagne, il n’y neige pas. C’est une montagne de perles.

— De perles ? s’étonna Urashima. Tu plaisantes ? Même si on amassait cent ou deux cent mille perles, cela ne ferait pas une montagne de cette hauteur.

— Qui vous parle de cent ou deux cent mille perles ? Quelle mesquinerie ! Au palais du Dragon, on ne s’amuse pas à compter les perles une à une. C’est par montagne de perles que l’on compte. Une montagne équivaut, paraît-il, à environ trois cents milliards de perles, mais personne ne les a jamais comptées précisément. Et pour un pic comme celui-ci, il faut bien compter cent millions de montagnes. On ne sait pas où s’en débarrasser de ces perles car, en fait, ce sont les excréments des poissons.

Sur ces entrefaites, ils arrivèrent devant l’entrée principale du palais du Dragon. Contre toute attente, il était de petites dimensions. Il se dressait modestement dans un rayonnement fluorescent au pied de la montagne. Urashima descendit du dos de la tortue et, guidé par elle, franchit l’entrée principale en se courbant un peu. Une faible lumière aurorale les enveloppait, ainsi qu’un profond silence.

— Comme c’est calme ! Ça m’en donne le frisson. Ce n’est pourtant pas l’enfer.

— Un peu de courage, Jeune Maître ! fit la tortue en lui donnant une tape dans le dos avec l’une de ses nageoires. Les palais royaux sont toujours très silencieux. Vous aviez sans doute en tête ce vieux cliché d’un palais du Dragon où l’on donne tout au long de l’année des fêtes tapageuses, comme la fête de la Grande Pêche des côtes de Tango. Mon pauvre ami ! « Le dépouillement d’un lieu calme et retiré », n’est-ce pas cela le fin du fin pour vous autres, les hommes de goût ? L’enfer vous est odieux. Une fois habitué, vous verrez que cette pénombre est reposante pour l’esprit. Faites attention à vos pieds ! Quelle honte si vous tombiez en glissant ! Hé ! mais vous avez encore vos sandales de paille aux pieds ! Retirez-les, c’est impoli.

Rouge de honte, Urashima retira ses sandales. Le sol sous ses pieds nus était désagréablement glissant.

— Qu’est-ce que c’est que ce chemin ? C’est très désagréable.

— D’abord, ce n’est pas un chemin, mais un couloir. Nous sommes déjà à l’intérieur du palais.

— Ah bon ? fit-il, étonné. Il promena ses regards autour de lui sans apercevoir la moindre paroi ni la moindre colonne. Une obscurité mouvante les enveloppait.

— Au palais du Dragon il ne tombe ni pluie ni neige, lui apprit la tortue sur un ton bizarrement affectueux. Alors on n’a pas besoin de construire de toit ni de murs astreignants comme on en voit pour les habitations de la surface.

— Mais à l’entrée, il y avait bien un toit, non ?

— Ça, c’est un repère. Les appartements d’Otohime{10} sont aussi équipés de murs et d’un toit. Mais, là encore, cela a été construit à seule fin de préserver sa dignité, et non pas pour la protéger de la pluie ou de la rosée.

— Ah, vraiment ? fit Urashima, de plus en plus incrédule. Et où se trouvent-ils, les appartements d’Otohime ? Je ne vois qu’un royaume des ombres, un endroit reculé et loin de tout. Il n’y a ni arbres ni plantes !

— Quels phénomènes, ces gens de la campagne ! Ils restent bouche bée de stupéfaction devant des bâtiments imposants ou des ornements chamarrés, mais le dépouillement d’un lieu calme et retiré comme celui-ci, ça les laisse complètement indifférents. Permettez-moi de vous faire remarquer, Monsieur Urashima, que votre raffinement n’est pas très sûr. C’est compréhensible toutefois, car vous êtes originaire des côtes sauvages de Tango. Mais alors, avec votre soi-disant culture traditionnelle, vous me donnez des sueurs froides ! Et puis cette orthodoxie de votre goût dont vous me rebattez les oreilles ! Voyez comme à peine confronté à la réalité, vous êtes un vrai cul-terreux ! Je n’en reviens pas ! Aussi, votre petit jeu et vos affectations d’homme de goût, vous voudrez bien m’en dispenser désormais.

Depuis qu’ils étaient arrivés au palais du Dragon, la causticité de la tortue était devenue encore plus mordante. L’abattement d’Urashima ne connaissait plus de limites :

— Mais on n’y voit rien ici ! s’écria-t-il, au bord des larmes.

— Est-ce que je ne vous ai pas déjà dit de faire attention où vous mettez les pieds ? Ce couloir n’est pas un couloir ordinaire. C’est la passerelle des poissons. Regardez et vous verrez. Des centaines de millions de poissons sont tellement serrés qu’on les confond avec le plancher du couloir.

Dans un mouvement de frayeur, Urashima se dressa sur la pointe des pieds. Il comprenait maintenant pourquoi depuis tout à l’heure il avait cette impression de glissant sous ses pieds. Il regarda et vit en effet un nombre incalculable de poissons de toutes sortes formant des lignes compactes et parfaitement immobiles.

— Mais c’est affreux ! s’écria-t-il, levant chaque pied comme s’il marchait sur des œufs. Quel mauvais goût ! C’est ça que tu appelles la « beauté dépouillée d’un lieu calme et retiré » ? Fouler aux pieds des poissons, moi j’appelle ça le comble de la barbarie. Pauvres bêtes ! Un raffinement aussi tordu, le paysan que je suis ne peut certainement pas le comprendre.

Ayant ainsi tiré vengeance d’avoir été traité de paysan peu avant, il se sentit quelque peu rasséréné. Une voix fluette se fit alors entendre à ses pieds :

— C’est pour le plaisir d’écouter Otohime jouer du koto{11} que nous nous rassemblons ici tous les jours. Ce n’est pas par raffinement que la passerelle a été construite. Vous pouvez avancer sans crainte, cela ne nous dérange pas.

— Vraiment ? fit Urashima, dissimulant un sourire amer. Je croyais que c’était encore un des ornements du palais du Dragon.

— Il n’y a pas que cela, intervint aussitôt la tortue. Il se pourrait bien que ce soit suivant les instructions d’Otohime, afin de vous faire bon accueil, Jeune Maître, que la passerelle…

— Comment ? ! s’écria Urashima, démonté et tout rouge. Je n’ai pas si bonne opinion de moi-même qu’il faille… Comme tu as dit comme ça, sans préciser : « Les poissons remplacent le plancher du couloir », alors j’ai pensé que ça devait être douloureux pour eux d’être piétinés…

— Dans le monde des poissons, un plancher n’est d’aucun usage. Je vous ai expliqué que, si l’on comparait à une maison terrestre, on pouvait dire que cela correspondait au plancher d’un couloir, mais je n’ai pas parlé à la légère. Vous croyez que c’est douloureux pour les poissons ? Au fond de la mer vous ne pesez guère plus lourd qu’une feuille de papier. Est-ce que vous ne sentez pas comme votre corps est porté par les flots ?

Maintenant que la tortue le lui faisait remarquer, Urashima avait en effet l’impression de flotter légèrement. Il lui semblait d’autre part que les vexations superflues de la tortue à son égard se multipliaient, et il en était exaspéré.

— Je n’ai plus cœur à croire quoi que ce soit. J’en ai assez de l’aventure. Car même quand on me trompe, je n’ai aucun moyen de le deviner. Je suis contraint d’écouter ce que me dit le guide, et c’est tout. Quel attrape-nigaud ! Je ne l’entends pas, moi, le son du koto, ni rien du tout d’ailleurs !

Urashima avait finalement renoncé à toute argumentation pour déverser sa colère sans retenue. Sans perdre son calme, la tortue lui répondit :

— N’ayant vécu qu’à la surface de la terre, vous ne pensez à vous orienter que selon les quatre points cardinaux. Il faut que vous sachiez que dans la mer, il existe deux directions supplémentaires : le haut et le bas. Depuis tout à l’heure vous cherchez devant vous les appartements d’Otohime. C’est sur ce point que vous faites grandement erreur. Pourquoi ne regardez-vous pas au-dessus de votre tête ou sous vos pieds ? Le monde de la mer est un monde flottant. L’entrée principale que nous avons franchie, comme la montagne de perles, tout est en suspension et se déplace. Étant vous-même porté par les flots, vous ne vous rendez pas compte que ce qui vous entoure est en mouvement. Vous croyez probablement que, depuis tout à l’heure, vous avez beaucoup avancé, mais en fait vous êtes toujours à la même place. Il se peut même que vous ayez reculé. En ce moment, à cause de la marée, les courants nous entraînent vers l’arrière à belle vitesse. Et puis, comparé à tout à l’heure, tout a remonté vers la surface d’une centaine de brasses. Mais peu importe, allons plus avant sur la passerelle. Holà ! On dirait que le plancher de poissons s’est clairsemé. Prenez garde à ne pas faire un faux pas. Remarquez, même si vous en faisiez un, vous ne risqueriez guère de faire une chute. Vous pesez le poids d’une feuille de papier, n’oubliez pas ! Ce pont est en fait un pont rompu. On ne trouvera rien au bout. Mais prenez garde à vos pieds ! Allez, les poissons ! Écartez-vous un peu ! Le Jeune Maître va à la rencontre d’Otohime. Ces poissons forment pour ainsi dire le baldaquin du bâtiment principal du palais du Dragon. « Baldaquin flottant semblable à une méduse{12} », si j’ose dire, pour réjouir l’homme de goût que vous êtes.

Les poissons se dispersèrent en silence. Il distingua sous ses pieds le son à peine perceptible du koto. C’était un son très proche de celui du koto japonais, mais moins fort, plus doux, avec un je ne sais quoi de fugitif, de ténu, et des résonances étranges. La rosée des chrysanthèmes. Un vêtement léger. Le ciel du soir. Le billot. Le sommeil agité. Le faisan versicolore… Ce n’était aucun de ces morceaux. Pour l’homme de goût qu’était Urashima, la tristesse qui régnait dans ces profondeurs était émouvante à un point insoupçonné, et fragile, mais cependant d’une noblesse inconcevable sur terre.

— Quelle étrange mélodie ! Comment s’appelle-t-elle ?

La tortue tendit l’oreille un instant et lui répondit :

— Renoncement à la sainteté.

— Comment ?

— Renoncement à la sainteté.

— Renoncement à la sainteté, murmura Urashima qui, pour la première fois depuis son arrivée, percevait dans la différence de leur goût le sublime de la vie au palais du Dragon. Assurément sa noblesse était discutable, et les sueurs froides de la tortue à l’entendre discourir de culture traditionnelle ou de légitimité de la distinction, bien compréhensibles. Sa soi-disant distinction n’était qu’affectation et lui-même n’était sans aucun doute qu’un paysan mal dégrossi.

— Dorénavant je croirai tout ce que tu me diras. Renoncement à la sainteté, mais bien sûr !

Planté là, bouche bée, il écoutait plus attentivement l’étrange mélodie.

— Bien, on va sauter d’ici. C’est sans danger. Ouvrez grand les bras, comme ça, et avancez d’un pas. En sautant du bord de la passerelle, vous allez descendre lentement, comme porté par les flots, et vous arriverez pile au pied des escaliers du bâtiment central du palais du Dragon. Allez ! Cessez de rêvasser. Il faut sauter. Vous êtes prêt ?

La tortue sombra dans les profondeurs. Urashima se ressaisit, étendit les bras, fit un pas en dehors de la passerelle et se sentit agréablement aspiré vers le bas, les joues caressées par une brise rafraîchissante. Tout autour de lui se colora bientôt en un vert d’ombrage, et à peine eut-il le temps de se rendre compte que la mélodie du koto parvenait à ses oreilles plus distinctement qu’il se retrouva près de la tortue au pied des escaliers. Ceux-ci n’avaient en fait pas de degrés clairement dessinés ; c’était une espèce de côte de faible déclivité, parsemée de petites boules aux reflets de cendre étincelants.

— Ce sont aussi des perles ? demanda Urashima à voix basse.

La tortue lui jeta un regard compatissant.

— Pour vous, tout ce qui est cylindrique est une perle. Ne vous ai-je pas déjà dit que les perles, une fois jetées, formaient de hautes montagnes. Ramassez quelques-unes de ces boules pour voir.

Urashima se pencha en avant pour en recueillir des deux mains. Elles étaient froides au toucher.

— Ce sont des grêlons !

— Je ne plaisante pas. Maintenant, mettez-les dans votre bouche.

Docilement, il enfourna cinq ou six de ces boules froides comme de la glace.

— C’est délicieux.

— N’est-ce pas ? Ce sont des cerises de mer. Ceux qui en mangent vivent trois cents ans sans prendre une ride.

— Ah oui ? Quelle que soit la quantité ? fit Urashima qui, tout homme de goût qu’il était, perdait toute retenue et s’agitait à l’idée d’en manger davantage. Moi, tu sais, les ravages de la vieillesse me font horreur. Mourir ne m’effraie pas tant, mais vieillir, vraiment, ça me répugne. Puis-je en manger encore ?

— Elle sourit ! Levez la tête ! Otohime est sortie pour vous accueillir. Oh ! elle est encore plus belle aujourd’hui.

Une femme de petite taille, drapée d’une fine étoffe bleue, se tenait debout au sommet de la côte aux cerises, un léger sourire aux lèvres. On devinait sous la transparence de l’étoffe la blancheur immaculée de sa peau. De trouble, Urashima détourna les yeux.

— C’est Otohime ? chuchota-t-il à la tortue.

Il était tout rouge.

— Qui voulez-vous que ce soit ? Qu’est-ce qui vous trouble ? Allez ! Dépêchez-vous de la saluer.

— Que dois-je lui dire ? fit Urashima, au comble de l’embarras. À quoi bon me nommer, c’est parfaitement inutile ! Et puis, notre visite est tellement inopinée. Ça n’a aucun sens ! Partons !

Si haute que fût sa destinée, Urashima se révélait en cet instant un vrai poltron et s’apprêtait à prendre la fuite.

— Otohime vous connaît depuis fort longtemps. Le perron du palais s’étend à dix mille lieues, comme on dit. Alors, résignez-vous et saluez-la au moins poliment. Même si elle ne vous connaissait pas du tout, apprenez qu’elle ignore tout de la méfiance et autres mesquineries, alors vous n’avez pas besoin de faire des manières. Dites-lui tout simplement que vous êtes venu faire une visite d’agrément.

— Comment ! Quelle grossièreté ! Oh ! elle sourit. Bon, je vais la saluer.

Urashima s’inclina si respectueusement que ses mains touchèrent le bout de ses pieds. La tortue tremblait d’inquiétude.

— Vous en faites trop. C’est répugnant. Vous m’avez sauvé la vie, non ? Prenez un air un peu plus digne, je vous prie. Il n’y a rien de distingué à s’incliner aussi bas que vous le faites. Vous êtes l’hôte d’Otohime. Bien, allons-y. Gonflez la poitrine et pavanez-vous comme si vous étiez le plus bel homme du Japon et ce qu’il y a de mieux en fait d’homme de goût du haut du panier. Pour nous autres, vous avez tout l’air d’un dandy infatué, mais pour une femme vous êtes tout à fait mou.

— Mais non, il me faut saluer comme il se doit une dame de cette qualité, répondit Urashima, dont la voix s’éraillait sous le coup d’une trop grande émotion. S’emmêlant les jambes, il gravit les escaliers en chancelant. À l’étage, un salon s’étendait à perte de vue, si vaste qu’on aurait pu l’appeler le « salon aux deux mille tatamis ». Et même le terme de « parc » eût sans doute été plus approprié. Des rayons d’un vert d’ombrage y pénétraient d’on ne sait où dans un voile brumeux ; le sol, recouvert lui aussi de petites boules granuleuses pareilles à des grêlons, était parsemé çà et là de roches noires ; et c’était tout. Pas de toiture, bien sûr, ni de piliers. C’était une grande place déserte qui s’étendait à perte de vue, comme un champ de décombres. Toutefois, à y regarder de près, on pouvait distinguer des petites fleurs violettes qui dressaient la tête de place en place entre les boules granuleuses, mais cela ne faisait qu’accroître encore la tristesse du lieu. On n’aurait trouvé nulle part sans doute un lieu aussi calme et retiré. « Comment peut-on vivre dans un tel endroit ? » se demanda-t-il. Une espèce de soupir admiratif lui échappa, et comme cette pensée, loin de le quitter, l’occupait davantage, il jeta un regard furtif à Otohime.

Celle-ci se retourna, silencieuse, et s’éloigna lentement. Il aperçut alors une quantité innombrable de petits poissons dorés qui ondoyaient dans son dos, la suivant à mesure de sa progression. Cette pluie d’or qui tombait sans interruption autour d’elle, ainsi qu’il se l’imaginait, était pour lui la manifestation insigne d’une noblesse inconcevable sur terre.

Otohime marchait pieds nus, son vêtement ondulant autour d’elle. L’observant mieux, il vit que ses petits pieds blêmes ne touchaient pas les boules granuleuses. Il y avait un espace infime entre celles-ci et la plante de ses pieds. Peut-être ses pieds n’avaient-ils jamais foulé quoi que ce fût ? La plante devait en être aussi moelleuse et jolie que celle d’un nouveau-né, songea-t-il, et il se prit à penser qu’Otohime, qui n’usait d’aucun artifice pour s’embellir, était à la fois modeste et raffinée, comme l’incarnation même de la noblesse. Son état d’esprit avait changé peu à peu, il avait envie à présent d’exprimer sa gratitude pour cette aventure, de dire combien il était heureux d’être venu au palais du Dragon, et d’un air extasié, il se lança sur les pas d’Otohime.

— Alors, elle n’est pas mal, hein ? lui glissa à l’oreille la tortue, en lui chatouillant les côtes avec ses nageoires.

— Comment ?… Ces fleurs, fit Urashima qui, troublé, répondait à côté, ces fleurs violettes sont magnifiques.

— Celles-ci ? fit la tortue d’un air indifférent. Ce sont les fleurs des cerisiers de mer. Elles ressemblent un peu aux violettes, n’est-ce pas ? Mangez leurs pétales et vous serez ivre. C’est l’alcool du palais du Dragon. Et puis, ces choses qui ressemblent à des roches, ce sont des algues. Comme elles sont âgées de plusieurs dizaines de milliers d’années, elles ont l’air dures comme des rocs, mais en fait elles sont encore plus moelleuses que de la pâte de haricot sucrée et meilleures que n’importe quel bon plat terrestre. Chacune a un goût différent. C’est ça, la vie au palais du Dragon : se nourrir d’algues, s’enivrer de pétales de fleurs, se désaltérer de cerises, charmer ses oreilles au son du koto d’Otohime et contempler les danses pareilles à des tempêtes de fleurs qu’exécutent les petits poissons. Qu’en dites-vous ? Je vous avais bien prévenu, quand je vous ai invité, que le palais du Dragon était le pays du chant et de la danse, des repas fins et du bon vin ; alors, qu’en pensez-vous ? Vous l’imaginiez différemment ?

Urashima, sans répondre, sourit gravement.

— Je sais bien. Vous vous attendiez à un grand tintamarre, avec des grands plats de sashimi de dorade ou de thon, des danseuses vêtues de rouge, et puis des brocarts historiés de corail, d’or et d’argent.

— Pas du tout, rétorqua Urashima, légèrement agacé. Je ne suis pas si vulgaire. J’ai cru quelquefois que j’étais un homme seul, mais depuis que je suis venu ici et que j’ai vu sa solitude, j’ai honte de la vie de poseur que j’ai menée jusqu’à présent.

— Vous voulez parler d’elle ? dit tout bas la tortue et, d’un mouvement indélicat, elle leva la tête en direction d’Otohime. Elle ne ressent pas le poids de la solitude. Cela lui est totalement indifférent. C’est lorsqu’on est ambitieux que l’on souffre de la solitude. Quand on ne se fait pas le moindre souci de ces choses d’un autre monde, on peut vivre seul pendant cent, mille ans. Je veux dire, les gens qui ne se préoccupent pas des critiques. Bien, où souhaitez-vous aller ?

— Euh, je ne sais pas… répondit Urashima, surpris par cette question inopinée. C’est que, toi… Elle ne…

— Otohime n’a pas exprimé le souhait que je vous emmène dans tel ou tel endroit en particulier. Elle vous a déjà oublié ! Elle s’en retourne à ses appartements. Cessez de rêvasser ! Vous êtes au palais du Dragon ! N’y a-t-il aucun endroit où vous souhaiteriez aller ? Vous pouvez faire ici tout ce que bon vous semble. Cela ne vous satisfait pas ?

— Arrête de me tourmenter ! Je ne sais plus quoi faire ! s’écria Urashima au bord des larmes. Je ne veux pas me prévaloir de quoi que ce soit mais je pensais que c’était la moindre des choses que d’accompagner Otohime ! Oh ! je ne songe pas un instant à me plaindre, mais tu as l’air d’insinuer que j’aurais des arrière-pensées dégoûtantes ! En fait, tu es vraiment malveillant ! C’est méchant ! Jamais je n’ai eu de telles pensées ! C’est vraiment méchant !

— Ne vous en faites donc pas tant ! Otohime est une personne très sereine. Vous êtes un hôte de marque, ayant fait un long voyage de la terre ferme jusqu’ici, et qui plus est, vous êtes mon sauveur. Il est donc naturel qu’elle soit venue vous accueillir. Et puis, comme vous êtes un homme ouvert et bien fait de sa personne – non, pardon, je plaisante –, vous ne supportez pas d’être aussi bizarrement dédaigné… Quoi qu’il en soit, Otohime est sortie jusqu’aux marches du palais accueillir une personne de qualité venue lui rendre visite. Ensuite, la conscience tranquille, elle fait en sorte que vous passiez quelques jours ici à faire selon vos désirs ce que bon vous semblera et, comme si elle ne vous connaissait plus, comme ça, elle se retire dans ses appartements. Je vous avouerai que, nous non plus, nous ne comprenons pas toujours très bien le comportement d’Otohime. Elle est toujours, en toutes circonstances, d’une telle sérénité !

— Ah ! Avec ce que tu viens de me dire, j’ai l’impression de comprendre un peu mieux. Je pense que tes suppositions sont globalement justes. En somme, c’est peut-être ainsi que les vrais aristocrates reçoivent. Accueillir, puis oublier son hôte. Et faire en sorte qu’il dispose sans cérémonie des mets les plus délicats et des alcools les plus fins. Les danses ne sont pas exécutées et la musique n’est pas jouée dans l’intention grossière de lui faire bon accueil. Otohime ne joue pas du koto pour qu’on l’écoute. Les poissons s’amusent gaiement et en toute liberté à des danses qu’ils n’ont pas la prétention de montrer à qui que ce soit. On n’escompte pas les compliments de l’hôte et celui-ci n’est aucunement obligé d’y prêter une attention particulière, de se composer un visage ravi, car peu importe qu’il se vautre quelque part et feigne de les ignorer : le maître des lieux a oublié son existence même et lui a donné l’autorisation d’agir à sa guise. Qu’il mange ou ne mange pas selon les caprices de son appétit ; qu’ivre, il écoute le koto à demi endormi, rien n’est discourtois. Ah ! c’est toujours de cette façon qu’il faudrait traiter ses hôtes ! Je voudrais leur montrer avec quelle générosité sont accueillis les invités au palais du Dragon, à tous ces fieffés coquins de pingres qui déploient tant de ruse et d’artifice quand ils reçoivent un prestigieux invité ! Ils fondent toutes leurs relations sociales sur le mensonge et vous font servir avec ostentation des plats sans saveur, vous retournent des compliments oiseux, s’esclaffent de rire quand il n’y a pas lieu de le faire ou font montre de leur étonnement aux histoires les plus banalement plates ! Ces gens-là n’ont qu’une seule crainte, qui jamais ne les quitte : rabaisser leur propre dignité. Aussi, toujours en alerte, ils tournent sans jamais s’avancer et n’ont pas plus de sincérité que de crasse sous les ongles ! Non, mais ! Qu’est-ce que ça signifie ? Devoir signer un acte notarié pour un verre qu’on m’a offert et que j’ai bu ! C’est insupportable !

— Dites-moi, comme vous y allez ! fit la tortue, transportée de joie. Prenez garde, à vous exalter à ce point, vous allez nous faire une attaque. Allez, asseyons-nous sur ces rochers d’algues et buvons quelques gorgées d’alcool de cerise. Le parfum des pétales de cerisier peut sembler un peu fort la première fois. Aussi, mélangez-les avec cinq ou six cerises que vous placez sous votre langue. Cela donne en fondant un alcool rafraîchissant. Le goût est différent selon la manière dont on les mélange. Élaborez un mélange à votre idée et buvons !

Urashima était d’humeur à boire quelque chose d’un peu corsé. Il prit trois pétales et deux cerises qu’il déposa sur le bout de sa langue. En un instant sa bouche se trouva pleine d’un alcool savoureux. Il était ravi. L’alcool coula en un instant dans son estomac, lui chatouillant la gorge au passage, et il se sentit joyeux comme si une lumière illuminait subitement l’intérieur de son corps.

— C’est agréable. On a raison de dire que l’alcool balaie les soucis.

— Les soucis ? releva aussitôt la tortue. Seriez-vous d’humeur mélancolique ?

— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répondit-il, et il se força à rire pour dissimuler son embarras. Puis, ayant poussé un petit soupir de soulagement, il jeta furtivement un regard à la silhouette d’Otohime.

Elle marchait, seule et silencieuse. Baignant dans la lumière vert pâle, on eût dit une algue transparente et parfumée, qui avançait en oscillant lentement au rythme des mouvements marins.

— Où s’en va-t-elle ainsi ? murmura-t-il sans s’en rendre compte.

— À ses appartements, répondit la tortue avec indifférence, faisant une moue d’évidence.

— Ses appartements, ses appartements, tu n’as que ce mot à la bouche depuis tout à l’heure, mais ils sont où, ses appartements ? Il n’y a rien ici, nulle part !

Dans cette salle immense, baignée d’une lumière sans éclat, qui s’étendait, uniforme comme un désert, au-delà de la portée du regard, aucune ombre ne signalait l’existence d’un palais.

— Tout là-bas, dans la direction qu’Otohime a empruntée, tout là-bas, vous ne voyez rien ?

Urashima plissa les yeux et braqua son regard dans la direction que lui indiquait la tortue.

— Ah ! Maintenant que tu me le dis, il me semble apercevoir quelque chose.

Fort loin, à près d’une lieue de distance, pour autant qu’il pouvait en juger, à proximité d’une zone mouvante et indistincte, pareille aux fonds abyssaux, il crut distinguer comme une petite fleur aquatique toute blanche.

— C’est ça, là-bas ? Cette petite chose ?

— Pour se reposer seule, Otohime n’a guère besoin d’un vaste palais.

— Vu sous cette angle, certes, mais… fit Urashima, occupé à boire un cocktail de cerises qu’il s’était préparé. Est-elle toujours – comment dire ? – aussi taciturne ?

— Oui. La parole ne naît-elle pas de l’angoisse de vivre ? Tel le sol en décomposition qui engendre un champignon rouge vénéneux, l’angoisse de vivre n’est-elle pas le ferment des mots ? Les paroles d’allégresse, certes, existent, mais ne sont-elles pas elles-mêmes le produit d’un calcul répugnant ? L’homme, au sein même de son allégresse, ressent l’angoisse. Ses paroles ne sont que calcul. Affectation. Où l’angoisse n’existe pas, les bas calculs sont superflus. Pour ma part, je n’ai jamais entendu Otohime parler. Et je ne crois pas non plus qu’elle pratique au fond de son cœur, à l’instar de beaucoup de gens taciturnes, cette espèce d’observation acerbe de tous ceux qui l’entourent. Otohime ne pense à rien. Elle passe son temps comme ça, un sourire esquissé aux lèvres, à pincer son koto ou à arpenter cette vaste salle, la bouche pleine de pétales de cerisiers. Elle ne s’en fait vraiment pas.

— Vraiment ? Otohime aussi boit de l’alcool de cerise ? C’est tellement bon aussi. Comparé à ça, tout le reste devient superflu. Puis-je me permettre d’en prendre encore un peu ?

— Je vous en prie. Vous seriez bien bête de vous en priver. Tout vous est permis ici, sans restriction aucune. Voulez-vous manger quelque chose ? Tous les rochers que vous voyez ici sont des mets succulents. Que préférez-vous ? Manger gras ? Léger ? Un peu aigre ? Il y en a pour tous les goûts.

— Ah ! le son du koto. Je peux m’étendre pour l’écouter ?

À vrai dire, c’était la première fois de sa vie que tout lui était permis. À cette pensée, oubliant tout de la correction des hommes de goût, Urashima s’allongea de tout son long.

— Quel bonheur de se vautrer comme ça quand on a bien bu ! Je mangerais bien quelque chose. Y a-t-il une algue qui a goût de faisan grillé ?

— Bien sûr.

— Et puis, une algue à la mûre ?

— Oui, certainement. Mais je m’aperçois que, vous aussi, vous aimez la nourriture rustique.

— Je dévoile ma vraie nature. C’est que je suis un paysan ! C’est ça, paraît-il, le comble de la distinction !

Sa façon de parler même avait changé.

Au-dessus d’eux, au loin, le grand dais formé par les poissons qui ondoyaient paisiblement semblait un voile de brume bleuté. Une bande de ces poissons s’en échappa brusquement et se mit à danser en tous sens. Leurs écailles argentées luisaient comme si dans le ciel la neige tombait en tourbillonnant.

Il n’y avait ni jour ni nuit au palais du Dragon. On y baignait perpétuellement dans une lumière d’un vert d’ombrage et dans une fraîcheur de matin de mai. Combien de jours avait-il passé ici ? Urashima n’en avait aucune idée. Tout, pendant son séjour, lui avait été permis. Il avait même pénétré dans les appartements d’Otohime sans qu’elle manifestât la moindre répugnance. Seul un sourire s’était dessiné sur ses lèvres.

Et puis Urashima finit par se lasser. Peut-être se lassa-t-il que tout lui fût permis. Il en vint à regretter sa misérable vie d’avant. Sur la terre ferme, les gens s’inquiétaient des critiques d’autrui, menaient des vies sans éclat, mesquines, faites de larmes et de colères, se disait-il, accablé de compassion. Il allait même jusqu’à leur trouver une certaine beauté.

Urashima fit ses adieux à Otohime. Un sourire fut sa seule réponse. On lui pardonnait même la précipitation de son départ. Bref, on lui pardonnait n’importe quoi. Du début à la fin. Elle le raccompagna jusqu’aux marches du palais et, toujours sans parler, lui tendit un petit coquillage. C’était un coquillage bivalve, hermétiquement clos, d’où s’échappaient des rayons multicolores et éblouissants. C’était le fameux écrin du palais du Dragon.

L’aller est plein d’entrain, le retour se fait contraint. Assis de nouveau sur le dos de la tortue, Urashima quitta le palais du Dragon dans un état second. Une étrange mélancolie lui serrait le cœur.

— Ah ! j’ai oublié de les remercier. Ce palais est unique. Je regrette de ne pas y être resté à jamais. Mais je suis un homme de la surface. Aussi agréable que la vie soit ici, je ne peux pas abandonner la maison, le village qui sont miens et demeurent toujours dans un coin de ma mémoire. Quand je m’assoupis, ivre de cet alcool délicieux, c’est à mon pays natal que je rêve. Quelle tristesse ! Je ne méritais pas de vivre dans un endroit aussi merveilleux.

Ainsi, s’abandonnant au désespoir, Urashima se mit à crier à tue-tête :

— Oh là là ! Ça ne va pas du tout ! Je suis malheureux !

Puis, s’adressant à la tortue :

— Je ne sais pas pourquoi mais ça ne va pas du tout. Hé ! la tortue ! Dis-moi quelque chose, n’importe quoi, même des méchancetés. Tu n’as pas ouvert la bouche depuis tout à l’heure.

La tortue, depuis un moment, en effet, fendait les flots sans dire un mot.

— Tu es fâchée ou quoi ? C’est parce que je suis parti sans payer, comme un voleur ?

— Cessez donc de toujours interpréter les choses en mauvaise part ! Voilà bien un des travers des gens de la surface qui les rendent insupportables. Partir quand on n’en a pas envie. Combien de fois vous ai-je répété depuis le début : faites comme bon vous semble !

— Dis donc, toi non plus, ça n’a pas l’air d’aller très fort.

— Regardez-vous plutôt, vous êtes complètement abattu. Moi, pour ce qui est d’accueillir les gens, pas de problème, mais les raccompagner, c’est pas mon truc.

— L’aller est plein d’entrain… c’est ça.

— C’est pas le moment de plaisanter. Si vous croyez que c’est amusant de raccompagner les gens. On ne fait que se lamenter, dire des choses dont personne n’est dupe… Ça me donne plutôt envie de couper court et de vous planter là.

— Ma parole, tu es triste aussi, n’est-ce pas ? fit Urashima, tout ému. Je te suis extrêmement reconnaissant de ce que tu as fait pour moi. Sincèrement, merci.

Sans répondre, la tortue secoua sa carapace de l’air de dire : « Qu’est-ce qu’il me raconte là ? » puis se remit à nager à bonne allure.

— Otohime, finalement, elle est toute seule, n’est-ce pas ? fit Urashima en poussant un soupir langoureux. Il est joli, le coquillage qu’elle m’a donné, mais on ne peut pas le manger, hein ?

La tortue étouffa un rire :

— Ce séjour au palais du Dragon a fait de vous un sacré goinfre, dites donc. Je ne crois pas que ce coquillage soit comestible. Je n’en sais rien, mais est-ce qu’il ne renferme pas quelque chose ?

Tel le serpent du jardin d’Eden, la tortue venait de tenir à l’instant des propos propres à exciter la curiosité humaine. C’est là probablement le destin commun à tous les reptiles. Non, on ne peut pas dire ça, ce serait trop injuste envers cette pauvre tortue. N’avait-elle pas déclaré auparavant sur un ton solennel : « Je ne suis pas le serpent du jardin d’Eden, mais, ne vous en déplaise, une tortue du Japon. » Il serait injuste de ne pas la croire. Et puis, à en juger par son attitude envers Urashima jusqu’à ce moment, rien ne laisse entendre qu’elle ait été portée, par esprit de vice, à susurrer des tentations mortifères à la manière du serpent du jardin d’Eden. Elle donne l’impression, au contraire, de n’être rien d’autre qu’une aimable bavarde dont la verve moqueuse ondule comme un koi no fukinagashi{13} au vent. Autrement dit, elle n’avait pas la moindre mauvaise intention. Voilà comment j’entends l’interpréter.

La tortue poursuivit :

— Mais, ce coquillage, il est peut-être préférable que vous ne l’ouvriez pas. Parce qu’il contient certainement quelque chose comme l’âme du palais du Dragon. Si une fois arrivé sur terre vous l’ouvriez, il se pourrait qu’un mirage étrange s’en élève et, qui sait, vous fasse perdre la raison, ou bien qu’un raz de marée provoque d’immenses inondations. En tout cas, j’ai l’impression qu’il n’arriverait rien de bon si vous laissiez s’échapper à la surface de la terre de l’oxygène provenant du fond des mers.

Urashima prit au sérieux les paroles bienveillantes de la tortue :

— C’est probable, en effet. À supposer que l’atmosphère si noble du palais du Dragon se trouve scellée dans ce coquillage, il est fort possible qu’au contact de l’air vil de la surface cela provoque, dans la confusion, une explosion gigantesque. Alors je le conserverai tel quel comme le trésor de ma maison.

Ils émergèrent. Les rayons du soleil éblouirent Urashima. Il reconnut la côte de son village. Sans perdre un instant, il allait se précipiter chez lui, rassembler ses parents, ses frères et sœurs, ainsi que tous les domestiques, et leur raconter par le menu son séjour au palais du Dragon. « La force de croire, voilà l’aventure ! Le soi-disant raffinement de ce monde n’est qu’une singerie mesquine ! Et la soi-disant légitimité qu’un autre nom de la vulgarité ! Vous comprenez ? La vraie distinction, c’est le renoncement à la sainteté ! Pas seulement se résigner ! Vous comprenez ? Les critiques et toutes ces choses assommantes n’existent pas, tout est permis, sans restriction ! Alors, un sourire suffit ! Vous comprenez ? On oublie son hôte ! Vous ne comprenez pas ? » Il allait étaler tel quel devant eux tout le savoir qu’il venait d’acquérir. Et si l’ombre d’un doute apparaissait sur le visage de son frère, le rationaliste, alors il lui mettrait sous le nez le magnifique présent qu’il avait reçu, de manière à lui fermer son clapet.

Et, dans l’emportement de son exaltation, il sauta sur la grève, oubliant même de saluer la tortue, et se rua à toutes jambes en direction de sa maison natale.

Qu’est-il arrivé à l’ancien village ?

Qu’est-il arrivé

À l’ancienne maison ?

À perte de vue s’étend

Une lande déserte,

Sans l’ombre d’un homme,

Ni la trace d’un chemin.

Mais, seul dans les pins,

Le souffle du vent…

Voilà ce qui était advenu. Après avoir erré longtemps sans rien trouver, Urashima eut envie d’ouvrir le coquillage du palais du Dragon. Il n’est guère nécessaire d’en imputer la responsabilité à la tortue. Cette faiblesse qui pousse d’autant plus un homme à ouvrir quelque chose qu’on lui a dit de ne pas le faire, ressortit à une psychologie qui, outre le conte d’Urashima, se retrouve également dans le mythe grec de la boîte de Pandore. Certain que l’interdiction d’ouvrir la boîte piquerait sa curiosité et qu’à coup sûr elle l’ouvrirait tôt ou tard, c’est dans une intention maligne que cet ordre avait été notifié à Pandore. Au contraire, notre brave tortue n’a averti Urashima que par pure bonté. On peut ajouter foi à ses paroles, me semble-t-il, car à ce moment-là elle parlait sérieusement. C’est une tortue honnête. Elle ne porte pas cette responsabilité. Je pourrais en témoigner avec toute la conviction nécessaire.

Cependant, il n’en demeure pas moins une question bizarre. Le conte d’Urashima Tarô, tel qu’il est rapporté généralement, se poursuit comme suit : Urashima ouvrit le coquillage, une fumée blanche s’en échappa et il se retrouva métamorphosé en un vieillard de trois cents ans ; ce qui entraîne, pour conclure, des considérations du genre : il aurait mieux fait de ne pas ouvrir le coquillage, car il n’en serait pas réduit à ça, le pauvre, etc. Or, à ce niveau du texte, je suis saisi d’un doute profond. De même que la boîte de Pandore était remplie de tous les maux du genre humain, le présent du palais du Dragon ne recelait-il pas l’horrible vengeance ou bien le châtiment d’Otohime ? Cependant qu’elle demeurait si parfaitement silencieuse, ce simple sourire affiché sur son visage, et qu’elle se donnait l’air de tout permettre sans restriction, Otohime ne gardait-elle pas en son for intérieur une intransigeance implacable ? Et n’est-ce pas pour infliger à Urashima une cruelle punition de son comportement capricieux, à ses yeux impardonnable, qu’elle lui a offert ce coquillage ? À moins, pour ne pas faire preuve d’un pessimisme aussi radical, que ce soit avec une intention tout à fait innocente – on sait que ces nobles personnages se livrent souvent à des railleries cruelles avec une froide indifférence – qu’elle ait commis cette méchante plaisanterie ? Quoi qu’il en soit, qu’une princesse censée représenter la distinction même ait offert un présent de la sorte, voilà qui est inexplicable.

Lorsque Pandore ouvrit la boîte, la Maladie, la Terreur, la Rancune, la Mélancolie, le Doute, la Jalousie, la Haine, l’Imprécation, le Remords, la Servilité, l’Avidité, le Mensonge, l’Indolence, la Violence, etc., tous les maux imaginables qu’elle renfermait s’échappèrent en même temps comme une nuée de fourmis ailées et se répandirent d’un bout à l’autre du monde. Mais quand Pandore, pétrifiée, baissa la tête pour regarder au fond de la boîte vide, elle y trouva une petite pierre précieuse qui dans ces ténèbres scintillait comme une étoile. Sur cette pierre était gravé le mot « Espoir ». Elle le lut et le sang monta à ses joues d’albâtre qui rosirent un peu. C’est depuis lors, dit-on, que, puisant courage et ténacité dans l’espoir, l’homme peut faire face à ces maux, aussi violents que soient leurs assauts. Tel est rapporté le mythe de la boîte de Pandore, et l’on voit que, comparativement, le présent du palais du Dragon n’a rien d’attrayant. De la fumée, un point c’est tout. Et puis, aussitôt, un vieillard de trois cents ans. À supposer même que cette étoile d’« espoir » se fût trouvée déposée à l’intérieur du coquillage, Urashima était d’ores et déjà métamorphosé en un vieillard tricentenaire. Et donner l’« espoir » à une personne de cet âge, cela ressemble vraiment trop à une mauvaise blague. Non, c’est impossible. Alors, dans ce cas, pourquoi ne lui aurait-on pas donné un peu de « renoncement à la sainteté » ? Mais, là encore, n’oublions pas son âge. Il n’est plus guère nécessaire d’offrir un présent si prétentieux, si affecté, à un tricentenaire qui est certainement déjà pas mal résigné ! Finalement, tout est parfaitement inutile. Il n’y a aucun moyen de lui venir en aide. C’est vraiment un cadeau empoisonné qu’on lui a fait.

Pourtant, si je m’arrêtais ici, il se pourrait bien que des étrangers me disent : « Les contes japonais sont bien plus cruels que les mythes grecs. » Et cela serait très regrettable. Pour l’honneur de ce palais du Dragon qui m’est si cher, il me faut d’une manière ou d’une autre découvrir une signification noble à ce mystérieux présent. Quelles que soient les centaines d’années terrestres auxquelles correspondent les quelques jours passés au palais du Dragon, il n’était en rien nécessaire de faire porter à Urashima, sous la forme de ce présent encombrant, le poids de ces années. Le conte serait encore compréhensible s’il s’était métamorphosé en un vieillard chenu de trois cents ans à l’instant même où il émergeait. D’autre part, si l’intention d’Otohime était d’accorder à Urashima une jeunesse éternelle, il n’était pas besoin de lui faire emporter cet article dangereux portant la mention « Interdit d’ouvrir ». Il suffisait de s’en débarrasser dans un coin du palais, non ? À moins que cela signifiât : « Tes excréments, tu devrais les emporter avec toi » ? Et alors, il y a comme une insinuation extrêmement grossière. Je ne pouvais admettre qu’Otohime, cette adepte du « renoncement à la sainteté », eût pu ourdir un projet aussi bas, guère plus noble qu’une scène de ménage dans les baraquements. Vraiment, je ne comprenais pas. J’y ai réfléchi longtemps et je crois que j’ai fini par y voir un peu plus clair. Somme toute, nous nous sommes mépris en croyant que c’était pour Urashima un grand malheur d’avoir trois cents ans. Il n’est pas écrit dans le livre d’images, après sa métamorphose : « Vraiment, quelle situation misérable ! Le pauvre ! »

Aussitôt, il fut métamorphosé

En un vieillard chenu.

C’est sur ces mots que le conte s’achève. Il n’y a que des profanes comme nous pour juger arbitrairement qu’Urashima est malheureux ou stupide. Pour lui, ce n’était absolument pas un malheur.

J’ai essayé d’imaginer que l’étoile « Espoir » se fût trouvée dans le coquillage et qu’elle eût secouru Urashima, mais cela m’a semblé d’un goût un peu puéril, avec de surcroît un arrière-goût de factice. Urashima a été sauvé par la seule fumée qui s’est échappée. Il n’est pas nécessaire que quelque chose ait été déposé à l’intérieur du coquillage. Là n’est pas le problème.

Il est dit :

Le temps est le salut de l’homme.

L’oubli est le salut de l’homme.

L’accueil sublime du palais du Dragon atteint la perfection grâce à ce superbe présent. Ne dit-on pas que le souvenir est d’autant plus beau qu’il est lointain ? En outre, ce sont les propres dispositions d’Urashima qui sont à l’origine de ses trois cents ans. Il conservait encore la permission sans restriction d’Otohime. S’il n’avait pas été triste, Urashima n’aurait pas ouvert le coquillage. C’est peut-être en désespoir de cause, pour y trouver un réconfort, qu’il l’a ouvert. Il obtint aussitôt trois cents ans – et l’oubli. Ne cherchons pas d’autre explication. Une compassion aussi profonde est un élément des contes japonais.

On dit qu’Urashima vécut ensuite dix années d’une vieillesse heureuse.