Il était une fois,
Il y a bien, bien longtemps,
Un vieillard qui avait
À la joue droite
Une grosse et encombrante bosse…
Ce vieillard vivait sur l’île de Shikoku, au pied du mont Tsurugi, dans la province d’Awa. C’est du moins ce dont je me souviens car je ne dispose d’aucune source sur laquelle me fonder. À l’origine, il me semble bien que ce conte des Deux Bossus est rapporté dans le Supplément aux contes d’Uji, mais, me trouvant dans un abri antiaérien, il m’est impossible d’aller vérifier dans les textes originaux. Hormis Les Deux Bossus, d’ailleurs, un conte comme celui d’Urashima Tarô, que j’envisage de raconter ensuite, nous a été transmis d’abord par les Chroniques du Japon, où son histoire est attestée une première fois, puis par un « poème long » qui lui est consacré dans le Recueil des dix mille feuilles, et en outre, il me semble bien, par le biais d’autres ouvrages comme l’Almanach de Tango ou les Vies des immortels de notre pays. Du reste, beaucoup plus récemment, Mori Ôgai en a donné une adaptation théâtrale, et je me demande si Tsubouchi Shôyô n’en a pas tiré un ballet. Quoi qu’il en soit, le personnage d’Urashima a été porté à la scène un nombre de fois considérable, que ce soit pour le nô, le kabuki et même les danses de geisha.
J’ai pris la manie de me débarrasser de mes livres sitôt que j’ai fini de les lire, en les donnant ou en les revendant, aussi il y a bien longtemps que je n’ai plus de bibliothèque digne de ce nom. C’est pourquoi, en pareille circonstance, je n’ai d’autre recours que ma mémoire défaillante pour parcourir le chemin qui mène aux ouvrages que je dois avoir lus autrefois. Et ce n’est certes pas chose simple pour l’heure, accroupi comme je le suis dans un abri antiaérien, avec en tout et pour tout ce livre d’images grand ouvert sur les genoux… Dans ces conditions, ne suis-je pas bel et bien contraint de renoncer à toute investigation savante, pour laisser libre cours à ma seule fantaisie ? Bah ! après tout, c’est peut-être là au contraire un bon moyen de rendre vivante et attrayante une histoire…
Tel est le genre de propos que se tient à lui-même cet étrange père de famille, comme s’il se cherchait des excuses. Et tandis que, dans un coin d’un abri, il lit un livre d’images :
Il était une fois,
Il y a bien, bien longtemps…
c’est à une autre histoire, entièrement nouvelle, qu’il commence à donner forme au fond de son cœur.
Ce vieillard était grand amateur de saké. Un buveur, en général, vit isolé dans sa propre maison. Se met-il à boire parce qu’il se sent seul ? Ou bien, méprisé par sa famille, est-ce son penchant qui l’accule à la solitude ? C’est là sans doute le genre de question spécieuse à laquelle il serait vain de tenter de répondre – autant se demander laquelle des deux mains produit un bruit lorsqu’on les frappe ensemble. Toujours est-il que, dans sa propre maison, le vieillard faisait toujours grise mine. Non que sa famille fût particulièrement mauvaise. Sa femme avait encore une belle santé. À près de soixante-dix ans, son dos n’était pas voûté et son regard demeurait limpide. D’aucuns disaient même qu’elle avait été une vraie beauté en son temps. Simplement, d’une nature taciturne depuis l’enfance, elle n’avait de goût que pour les travaux domestiques. Le vieillard, tout excité, lui disait-il : « Ça y est ! Le printemps est arrivé ! Les cerisiers sont en fleur ! » elle répondait sans entrain : « Ah bon ?… Pousse-toi un peu d’ici, s’il te plaît, je vais passer un coup de balai. »
Aussi le vieillard était-il devenu morose.
Il avait également un fils qui, bien qu’approchant la quarantaine – la chose, là encore, est assez rare –, était d’une grande austérité de mœurs. Ne touchant ni à l’alcool ni au tabac, il ne riait jamais, ne s’irritait jamais, ne se réjouissait jamais de quoi que ce fût. Il n’était occupé que de son travail aux champs, qu’il accomplissait sans prononcer un mot. Cela ne manquait pas d’inspirer un profond respect aux gens des environs ; et son surnom de « saint d’Awa » était célèbre, tant et si bien que, comme il n’avait pas pris femme et ne rasait pas sa barbe, on finissait même par se demander s’il n’était pas fait de bois.
En somme, la famille du vieillard était de celles dont on ne peut que dire qu’elles sont vraiment formidables.
Le vieillard cependant avait du vague à l’âme et, bien qu’il ne se sentît pas à son aise avec les membres de sa propre famille, il finit par ne plus pouvoir s’abstenir de boire devant eux. Mais boire à la maison ne faisait que le rendre encore plus sombre. Qu’il fût ivre, ni la vieille ni leur fils ne le lui reprochaient. Ils prenaient leur repas dans un silence pesant, tandis que le vieillard sirotait sa ration du soir à côté d’eux.
— Au fait, vous avez vu… lançait-il subitement, lorsque l’alcool lui montait à la tête et que l’envie le prenait de bavarder, fût-ce pour dire des banalités. Le printemps est enfin arrivé, et les hirondelles sont de retour !
Il eût tout aussi bien fait de se taire. Mais, comme ni l’un ni l’autre ne daignaient ouvrir la bouche, il se croyait obligé d’ajouter à voix basse :
— Une heure du soir au printemps vaut son pesant d’or, n’est-ce pas ?
Puis le saint, ayant achevé son dîner, s’inclinait avec componction face à son plateau, disant : « Merci pour cet excellent repas », et il disposait.
— Bon, ben… je vais dîner, moi aussi, faisait alors le vieillard, en retournant piteusement sa coupe.
Ce genre de situation était coutume lorsqu’il buvait à la maison.
Un jour que te soleil
Brillait depuis le matin,
Il partit dans la montagne
Ramasser des branchages…
Les jours de beau temps, le vieillard aimait en effet, une calebasse à saké suspendue à sa ceinture, aller sur le mont Tsurugi pour y faire des fagots. Lorsqu’il avait amassé suffisamment de branchages, fourbu, il s’asseyait en tailleur sur un rocher et, après s’être raclé la gorge à grand bruit, il s’exclamait : « Quelle vue splendide ! » Puis il savourait à petites gorgées le contenu de sa calebasse. Son visage était vraiment radieux. Sitôt qu’il se trouvait en dehors de chez lui, il semblait un autre homme. La seule chose qui restait inchangée, c’était l’espèce de grosse bosse qu’il avait à la joue droite. Celle-ci était apparue une vingtaine d’années auparavant, à l’automne de l’année où il avait franchi le cap des cinquante ans : d’abord sa joue, devenue étrangement chaude, l’avait démangé, puis elle avait enflé peu à peu et, à force d’y toucher, une grosseur y était apparue.
— Ça, c’est un bon petit-fils qui m’est venu ! s’était-il exclamé dans un rire triste.
Mais son saint de fils, prenant un air grave, lui avait répliqué sur un ton rabat-joie : « Les enfants ne naissent pas par les joues », la vieille se contentant de quelques mots : « Ça n’est sûrement pas mortel », rien de plus, sans même un sourire. Depuis lors, ni l’un ni l’autre n’y avaient plus jamais fait allusion. En revanche, les gens du voisinage s’étaient montrés chaleureux ; les uns lui demandant comment une pareille bosse avait bien pu lui pousser, les autres si ça ne lui faisait pas mal ou si ça ne le gênait pas, ils lui avaient offert de nombreux témoignages de sympathie. Cependant le vieillard s’était contenté de rire en hochant la tête. Loin d’être une gêne, cette bosse représentait maintenant pour lui le seul interlocuteur capable de le consoler de sa solitude. Il la chérissait comme un vrai petit-fils et, lorsque le matin il faisait sa toilette, il prenait un soin tout particulier à la laver avec de l’eau de source très pure. Elle était le compagnon privilégié et irremplaçable des bons jours comme celui-ci, quand, seul dans la montagne, il buvait sans retenue.
Assis en tailleur sur un rocher, la calebasse à la main, il flatta sa bosse et lui murmura, railleur :
— Hé ! Il n’y a là rien de si terrible ! À quoi bon s’en priver ! Un homme se doit de boire, oui ! Car il y a une mesure à toute chose, même à la sobriété. Ah ! mais c’est qu’il m’épate le saint d’Awa ! Je me suis complètement mépris sur son compte ! C’est un type formidable !
Puis il se racla la gorge à grand bruit.
Soudain le ciel s’assombrit,
Le vent se mit à gronder,
La pluie tomba à verse…
Les averses de soirée sont plutôt rares au printemps, mais n’oublions pas que ces soudaines variations climatiques sont plus fréquentes en haute altitude. Sous la pluie, les flancs du mont Tsurugi se couvrirent de brume et, d’un peu partout, les faisans et autres oiseaux des montagnes, s’ébattant bruyamment, s’enfuirent à tire-d’aile trouver refuge dans la forêt. Le vieillard, lui, ne bougeait pas.
— Le contact de la pluie froide est sûrement bénéfique à ma bosse, se disait-il, un sourire aux lèvres ; aussi demeurait-il encore un peu sur son rocher à contempler le paysage sous la pluie. Mais comme elle se faisait plus forte et ne semblait pas devoir s’apaiser :
— Bien. Point trop s’en faut. Sinon elle va attraper froid.
Il se leva, éternua un grand coup, chargea les fagots sur son dos et, d’un pas lourd et silencieux, il pénétra dans la forêt. Celle-ci était encombrée par tous les animaux venus s’y abriter.
— Pardon ! Attention ! Pardon ! s’excusait le vieillard d’extrêmement bonne humeur, tandis qu’il se frayait un chemin parmi les singes, les lapins et les pigeons ramiers jusqu’au cœur de la forêt. Là, il trouva un grand cerisier sauvage au pied duquel s’ouvrait une large cavité.
— Ah ! mais voilà un salon confortable ! s’exclama-t-il, emporté par la gaieté, et, comme il se glissait à l’intérieur, il ajouta à l’intention des animaux : Je vous en prie, entrez donc ! Il n’y a ici ni vieille ni saint admirables, alors je vous en prie, sans façon, prenez place !
Il ne tarda pas à sombrer dans le sommeil, avec des ronflements sourds et réguliers.
Les ivrognes sont d’ennuyeux bavards mais, comme on vient de le voir, leurs propos sont généralement bien innocents.
Avant que la pluie n’eût cessé,
Le vieillard, sans doute épuisé,
S’endormit profondément,
Les nuages disparurent alors,
Et la montagne
Resplendit sous le clair de lune…
La lune en question était à son dernier quartier du printemps. Dans le ciel couleur « vert-de-gué », si je puis dire, elle semblait flotter en eau peu profonde et sa clarté, perçant même les ténèbres de la forêt, s’y était répandue avec la profusion des aiguilles de pin. Le vieillard dormait à poings fermés. Au bruit que fit une chauve-souris en s’envolant de la cavité, il s’éveilla en sursaut :
— C’est bien embêtant, se dit-il, tout surpris qu’il fît déjà nuit noire, et aussitôt le visage sévère de la vieille et celui, austère, du saint apparurent à ses yeux. Ouais, c’est vraiment trop bête ! Ces deux-là ne m’ont jamais fait de remarque jusqu’à aujourd’hui, mais cette fois-ci, il est vraiment bien tard pour rentrer. Oui, me voilà dans de beaux draps ! fit-il encore, avant d’ajouter, comme il agitait la calebasse : Hé ! Il en reste peut-être une goutte ?
Le fond émit un léger clapotis.
— Il en reste ! s’écria-t-il, soudain ravigoté, et il vida la calebasse jusqu’à la dernière goutte. Puis, un peu ivre, il se traîna hors de la cavité en marmottant des idioties :
— La lune brille !… Une heure du soir au printemps…
Oh ! qu’est-ce donc que ces cris ?
Quel étrange spectacle !
Serait-ce un rêve ?…
Regardez. Dans une clairière herbeuse au cœur de la forêt, une scène étrange, inconcevable en ce monde, se déroule sous vos yeux.
J’avoue, pour ma part, ne pas savoir ce qu’est un démon, car je n’en ai jamais vu. Bien sûr, depuis mon enfance, j’ai eu maintes fois l’occasion d’en contempler des représentations dans les livres, et cela jusqu’à satiété même, mais je dois dire que je n’ai encore jamais eu l’honneur d’en approcher un véritable. Il en existe des espèces très différentes, paraît-il. Pourtant si l’on part du principe que les noms de « meurtrier démoniaque », « vampire{1} », etc. sont donnés à des êtres tous méprisables, alors, pour autant que je puisse en juger, un démon est une créature dotée d’une nature abominable. Néanmoins, lorsque dans le journal, à la rubrique des publications nouvelles, je tombe sur une phrase telle que : « Le chef-d’œuvre de M. Untel, talent démoniaque de la scène littéraire », je ne sais plus que penser. Certes, ce terme étrange et équivoque n’est pas employé dans ces colonnes dans l’intention de faire des révélations sur l’auteur en question, lequel aurait un talent véritablement diabolique, digne d’un démon – et ce faisant d’en avertir le public. Pour comble, il peut arriver que ces mêmes colonnes le sacrent « démon littéraire », expression affreuse, grossière, qui cette fois, la coupe étant pleine, s’imagine-t-on, va provoquer le courroux dudit auteur. Mais il n’en est rien : qu’on l’affuble d’un sobriquet pareil, combien irrespectueux, M. Untel ne semble pas y entendre malice et bien au contraire, la rumeur court qu’il l’approuve en secret. Voilà qui dépasse l’entendement d’un esprit simple comme le mien.
Je ne peux me faire à cette idée qu’un démon à figure rouge, portant un fundoshi{2} en peau de tigre et une espèce de grosse barre de fer, représente le dieu des Arts. Aussi me disais-je qu’il serait peut-être préférable de ne pas abuser d’expressions aussi ambiguës que « talent démoniaque » ou « démon littéraire » ; mais ma culture est fort limitée, voilà tout, et sans doute existe-t-il des démons de toutes sortes. Sur ce point, du reste, il me suffirait de consulter une encyclopédie du Japon pour me métamorphoser aussitôt en un érudit admiré de tous et, prenant un air important (comme font la plupart des savants), pour être en mesure de faire un exposé détaillé de démonologie. Malheureusement, me trouvant accroupi dans cet abri avec pour tout livre ce livre d’images grand ouvert sur les genoux, je ne dispose guère que des illustrations qui y figurent pour argumenter…
Regardez. Dans une vaste clairière herbeuse au cœur de la forêt, une dizaine d’hommes, ou de créatures, je ne sais trop, en tout cas d’êtres gigantesques, à figures rouges et vêtus de fundoshi en peau de tigre, font ripaille, assis en cercle sous le clair de lune.
Quand il les vit, le vieillard fut d’abord saisi de terreur. Mais un buveur, tout poltron et bon à rien qu’il soit à jeun, peut dans les moments d’ébriété se révéler d’un courage hors du commun. Le vieillard, un peu gris, se sentit l’âme d’un brave. Qu’avait-il donc à redouter de la vieille austère et du saint irréprochable ? Il n’aurait pas le ridicule de se montrer effrayé devant la scène saugrenue qu’il avait sous les yeux.
À quatre pattes à la sortie de la cavité, il observait les curieux convives :
— Comme ils ont l’air heureux, tous ivres ! murmura-t-il, et une étrange sensation de joie, venant de sa poitrine, l’envahit tout entier.
Un buveur, semble-t-il, éprouve une sorte de plaisir à contempler d’autres personnes s’enivrer. Autrement dit, il n’est pas égoïste. Et un sentiment de bienveillance naturelle, peut-être, le pousse à trinquer au bonheur de ses voisins. Lui aussi a envie de boire, mais son plaisir sera plus grand s’il peut s’enivrer joyeusement avec eux. Ce sentiment, le vieillard ne l’ignorait pas. Il n’avait pas mis longtemps à comprendre que les êtres gigantesques, à figures rouges, qui se tenaient devant ses yeux n’étaient ni hommes ni bêtes, mais appartenaient à la race terrifiante des démons. Leurs fundoshi en peau de tigre ne lui laissaient aucun doute à ce sujet. Pourtant ces démons étaient ivres, tout comme lui, et qui plus est d’excellente humeur. Cela ne pouvait que les lui rendre sympathiques.
Toujours à quatre pattes, il les considérait plus attentivement. Il pressentait que, si démons ils étaient, ce n’était pas de cette race vicieuse des meurtriers et des vampires, et que, quoique leurs figures rouges fussent effrayantes, ils étaient extrêmement joviaux et sans malice. Or il voyait à peu près juste. Ces démons, d’une tout autre race que les démons de l’enfer, étaient si pacifiques qu’ils auraient mérité le nom d’« ermites du mont Tsurugi ». D’abord, ils ne portaient sur eux ni barre de fer ni aucune sorte d’arme dangereuse, ce qui témoignait, en un sens, de leur absence de désir de nuire. Mais ils n’étaient pas ermites comme on l’entend pour les sept sages chinois, que leur trop grande sagesse avait poussés à fuir le monde pour trouver refuge dans un bois de bambous ; en vérité, les ermites du mont Tsurugi étaient profondément stupides.
Selon une théorie des plus simples, le caractère chinois pour « sage » représente un homme et une montagne, et donc tout homme qui vit dans les profondeurs de la montagne est sage. Si l’on fait sienne cette théorie, alors le titre de « sage » peut être conféré aux ermites du mont Tsurugi, aussi stupides soient-ils. Quoi qu’il en soit, ces géants rouges qui font ripaille au clair de lune, je pense qu’il vaudrait mieux, par un genre de compromis, les appeler « ermites » ou « sages des montagnes » plutôt que « démons ».
Je viens de parler de leur stupidité, mais il suffisait d’observer leur banquet pour comprendre sans peine que ces êtres qui poussaient des cris étranges et sans signification, lâchaient de gros rires en se tapant sur les cuisses, sautillaient çà et là à tout propos, et, voûtant leur carcasse colossale, faisaient des roulades d’un bout à l’autre du cercle – cela figurant selon toute apparence quelque danse – n’étaient pas d’une grande intelligence et d’autre part étaient dépourvus de tout talent. Constatations dont on pourrait induire que les expressions de « talent démoniaque » ou de « démon littéraire » n’ont aucun sens. Jamais, décidément, je ne pourrai admettre que l’on donne les traits de tels stupides lourdauds au dieu des Arts.
Stupéfait lui aussi, le vieillard, étouffant un rire, murmura à part lui :
— Qu’est-ce que c’est que ces danses de balourds ? Je m’en vais leur montrer ce que je sais faire !
Le vieillard, amateur de danse,
D’un bond surgit et se mit à danser.
Sa bosse oscillait au gré du rythme
D’une manière singulière
Et amusante…
L’ivresse lui donnait du courage. Et puis il s’était pris de sympathie pour les démons. Plus du tout effrayé, il sauta au beau milieu de leur cercle, se mit à exécuter la danse d’Awa dont il était si fier et à chanter d’une belle voix une vieille chanson du pays :
Les filles coiffées à la shimada{3}
et les vieilles en perruque !
Leurs cordons{4} rouges me rendent fou,
non sans raisons !
Ma belle, sous ton chapeau de paille,
voudrais-tu m’épouser ?
Viens ! Viens !…
Les démons, ravis, poussaient des cris saugrenus et se tordaient de rire en bavant et en pleurant. Le vieillard, entraîné par son succès, se mit à chanter de plus belle :
À travers la grande vallée,
rien que des cailloux.
À travers la montagne,
rien que des bambous…
Sa danse, simple et gracieuse, était exécutée à la perfection.
Les démons, ne se tenant plus
De joie, lui dirent :
— Chaque soir que la lune brillera,
Tu viendras danser pour nous.
En gage de cette promesse,
Nous conserverons quelque objet
Qui t’est cher…
Ils tinrent conciliabule. Cette bosse qui jetait des feux avait tout l’air d’un bijou rarissime. S’ils la lui prenaient, le vieillard reviendrait à coup sûr, s’imaginaient-ils bêtement, et, sans crier gare, ils lui arrachèrent sa bosse. Ce n’était pas très intelligent mais, habitant depuis si longtemps le cœur de la montagne, peut-être avaient-ils cru se souvenir de quelque ancienne pratique magique. Et ils lui prirent sa bosse d’un coup, sans le moindre effort.
— Hé ! Ne faites pas ça ! C’est mon petit-fils ! s’écria le vieillard. Les démons lui répondirent par des cris triomphants.
Le matin venu, le vieillard.
Redescendit
Le chemin étincelant de rosée,
En caressant d’un air ennuyé
Sa joue d’où la bosse
Avait été arrachée…
Maintenant qu’ils lui avaient pris sa bosse, le seul compagnon à qui il pouvait se confier, il se sentait un peu abandonné. Pourtant, la brise matinale caressait sa joue allégée et cette sensation n’était pas désagréable. Au fond, ni gain ni perte, la disparition de sa bosse présentait autant d’avantages que d’inconvénients. Il avait dansé et chanté tout son soûl, comme il ne l’avait pas fait depuis des années, et cela seul ne lui était-il pas profitable ?
Ses pensées avaient pris ce tour insouciant tandis qu’il redescendait le chemin de montagne, quand il tomba sur son fils en route pour les champs. Celui-ci, se découvrant, le salua gravement d’un « Bonjour, père », auquel le vieillard répondit par un « Hé ! ? » embarrassé. Et sur ce, chacun reprit son chemin. Le fils avait bien vu que la bosse de son père avait disparu en une nuit et, tout saint qu’il fût, il en avait été quelque peu surpris ; mais il s’était dit qu’émettre des considérations sur une chose aussi futile que la physionomie paternelle allait à l'encontre de la voie de la sainteté, aussi s’était-il tu et avait-il passé son chemin en feignant de ne s’être aperçu de rien.
— Ah ! te voilà, fit la vieille, imperturbable, quand le vieillard arriva chez lui.
Elle ne s’informait aucunement de ce qui lui était arrivé pendant la nuit mais, au moment de préparer son petit-déjeuner, elle ajouta plus bas :
— Ta soupe a refroidi…
— Oh ! peu importe. Pas la peine de la réchauffer, répondit le vieillard qui, extrêmement confus, se mettait à table dans ses petits souliers.
Tout en mangeant ce qu’elle lui avait servi, il mourait d’envie de lui raconter les événements étranges qui s’étaient produits au cours de la nuit. Mais la vieille l’intimidait par son attitude imposante. Les mots s’étranglaient dans sa gorge et il ne pouvait parler. Abattu, il mangeait la tête penchée sur son bol.
— Ta bosse s’est ratatinée, on dirait, lança-t-elle subitement.
— Hmm, fit le vieillard qui avait perdu toute envie de parler.
— Elle s’est percée et l’eau s’est vidée, c’est ça ? ajouta-t-elle par pure forme, impassible.
— Hmm…
— Peut-être que ça va se reboucher et gonfler à nouveau.
— Peut-être bien…
En somme, personne dans sa famille ne se souciait de sa bosse ni de quoi que ce fût le concernant.
Or, il se trouvait dans le voisinage un second vieillard qui, lui, avait une grosse bosse à la joue gauche. Mais ce voisin l’avait prise en horreur, son encombrante bosse. N’était-elle pas le fardeau qui avait compromis sa percée dans le monde ? À cause d’elle, de quel mépris, de combien de railleries avait-il été l’objet ! Plusieurs fois par jour il jetait un regard dans un miroir, mais c’était toujours pour pousser un soupir de désespoir. Il avait bien songé à l’enfouir sous de longs favoris afin que plus personne ne la vît, mais hélas ! l’extrémité en était demeurée visible, pointant, avec l’éclat du premier lever de soleil de l’année, d’entre les flots de sa barbe blanche, ce qui avait offert, pour son désespoir, le spectacle d’une des merveilles du monde.
Avec son physique imposant, son nez long, son regard perçant, ce vieillard était un homme distingué. Montrant de la dignité dans ses actes et paroles, il faisait preuve également d’un jugement assez sûr. Son habillement même était superbe. On racontait qu’il était lettré, et que sa fortune, sans comparaison possible avec celle du vieil ivrogne, était immense. Tout le monde dans le voisinage le considérait comme un homme supérieur et, par respect pour cette personnalité si remarquable, si admirable, lui donnait du « Maître » ou du « Monsieur ». Cependant, tourmenté nuit après jour par sa difformité, le « maître » n’avait plus goût à rien.
Sa femme, quoique fort jeune – trente-six ans –, n’était pas d’une grande beauté, mais sur son visage pâle, aux traits pleins, se lisait de la gaieté ; elle était toujours d’excellente humeur et riait à tout propos, un peu à la manière d’une coquette. Leur fille unique, âgée d’une douzaine d’années, était très jolie, avec quelque chose d’effronté qui se dessinait dans le caractère. Les deux femmes s’entendaient à merveille, toujours à s’esclaffer bruyamment pour un quelconque prétexte, ce qui laissait au visiteur l’impression d’une famille joyeuse, malgré la grise mine du vieillard.
— Maman, pourquoi la bosse de papa est-elle aussi rouge ? On dirait la tête d’une pieuvre ! demanda l’impertinente jeune fille qui exprimait ses pensées sans retenue.
— C’est vrai, renchérit la mère qui pouffait de rire sans relever l’insolence de sa fille. Mais, pour moi, c’est plutôt comme si on lui avait suspendu un mokugyo{5} à la joue.
— Taisez-vous ! s’écria le père furieux. Leur lançant un regard terrible, il se leva d’un bond et battit en retraite dans une pièce sombre à l’autre bout de la maison. Là, son reflet dans le miroir le plongea dans la détresse la plus noire.
— C’est désespéré, marmonna-t-il.
« Je m’en débarrasserai avec un couteau. Quitte à en mourir. » Cette solution radicale avait fini par rouler sous son crâne quand la rumeur lui parvint que la bosse du vieillard alcoolique avait subitement disparu. Le soir venu, il se rendit subrepticement à la chaumière du vieil ivrogne, qui lui raconta la singulière histoire du banquet sous la lune.
L’histoire achevée, le vieillard.
S’écria de joie :
— Moi aussi ! Moi aussi !
Ma vilaine bosse,
Je vais me la faire enlever…
Par chance, la lune brillait cette nuit-là. Tel un guerrier partant au combat, le maître lançait des regards farouches, la bouche pincée en une grimace. Ce soir, il allait leur exécuter une danse qui leur couperait le souffle d’admiration. Mais si jamais ils restaient indifférents, alors il les tuerait tous à coups d’éventail{6}. Des démons abrutis par l’alcool, ça ne serait pas bien compliqué.
Allait-il danser devant les démons, ou simplement les exterminer ? En tout cas, c’est plein de fougue, la poitrine bombée et son éventail dans la main droite, qu’il s’engagea d’un pas résolu dans les profondeurs du mont Tsurugi.
Une représentation artistique dont l’exécutant est à ce point pénétré de son succès tourne souvent mal. La danse du vieillard, beaucoup trop ardente, fut un échec complet. Il pénétra dans le cercle formé par les démons d’un pas solennel, empreint de respect, et, arrivé au centre, s’inclina légèrement :
— Pardonnez par avance la maladresse…
Il déploya son éventail, leva les yeux vers la lune qu’il fixa un moment, parfaitement immobile, planté là comme un arbre. Puis ses pieds se mirent en mouvement et sa voix, lente et plaintive, s’éleva :
Je suis un moine en retraite close d’été près du détroit de Naruto en Awa.
Pourtant, affecté par le souvenir du clan Heike qui tout entier s’est éteint dans cette baie,
Je sors chaque soir pour lire des soutras près du rivage.
Tandis que je médite sur un rocher de la dune,
Tandis que je médite assis sur un rocher.
Le bruit du gouvernail d’un bateau inconnu passe sur l’écume blanche dans la nuit.
Si calme est la baie ce soir !
Si calme est la baie ce soir !
Hier déjà n’est plus, aujourd’hui aussi s’achève, et ainsi sera demain…
Ses gestes étaient lents et posés ; il leva à nouveau les yeux vers la lune, exprimant une concentration extrême.
Les démons étaient consternés.
Ils se levèrent un à un
Et s’enfuirent
Dans les profondeurs
De la montagne…
— Attendez ! s’écria le maître d’une voix déchirante. Vous ne pouvez pas me laisser tomber maintenant !
Et il se lança à leur poursuite.
— Fuyons ! Fuyons ! C’est peut-être le dieu chasseur de démons !
— Non ! Je ne suis pas ce que vous croyez ! criait le vieillard qui, parvenant à rattraper l’un des démons, s’agrippa à lui désespérément. Je vous en supplie, aidez-moi. Cette bosse, je vous en prie, il faut que vous me l’enleviez.
— Cette bosse… Quelle bosse ? répondit le démon, qui dans l’affolement avait compris de travers. Ah oui ! je vois. C’est cette chose précieuse que nous conservons de l’autre vieillard. Mais bon, si vous la désirez tant, je peux vous la donner. À la condition toutefois que vous nous dispensiez de vos danses. On s’amusait bien avant que vous n’arriviez. Vous nous avez complètement dessoûlés. Et puis, lâchez-moi, je vous prie. Nous voilà obligés d’aller boire ailleurs maintenant. S’il vous plaît, lâchez-moi. Hé ! Vous autres ! Rendez à ce drôle de type la bosse de l’autre nuit. Il dit qu’il la veut.
Les démons accrochèrent
À sa joue droite
La bosse qu’ils conservaient
Du vieil ivrogne.
Le pauvre vieillard
Avait maintenant à ses joues
Deux bosses pendantes
Et encombrantes.
Tout honteux, il s’en retourna
Au village.
C’est une fin bien triste, vraiment. Ce genre de conte s’achève généralement par le châtiment de celui qui a commis les mauvaises actions. Or, en l’occurrence, le vieillard n’a rien à se reprocher. Trop tendu, sans doute a-t-il dansé d’une manière saugrenue, mais à part cela ? Du reste, sa famille non plus n’est guère blâmable. Et ni le vieil ivrogne, ni sa propre famille, ni même les démons du mont Tsurugi, personne en définitive n’a commis la moindre mauvaise action. Autrement dit, bien qu’aucun « crime » n’ait été commis dans cette histoire, il n’en reste pas moins qu’un des protagonistes est frappé par l’infortune. En conséquence, le lecteur qui voudra tirer une leçon de morale courante du conte des Deux Bossus se heurtera à de grandes difficultés. Et s’il est irascible, il me demandera :
— Mais alors, dans quel but l’avez-vous donc écrit ?
Ce à quoi, si jamais il me pressait de répondre, je ne vois guère d’autre réponse que celle-ci :
Il s’agit des aspects tragique et comique du caractère de chacun. Ce problème est toujours présent au cœur de la vie de l’homme.