Le lapin du conte du Mont Crépitant est une jeune fille, et le raton, qui essuie ces lamentables avanies, un homme repoussant, épris d’elle. Voici une évidence qui, selon moi, ne saurait être remise en question. Les faits se sont produits, dit-on, dans la province de Kôshû, au bord du lac Kawaguchi, l’un des cinq lacs du mont Fuji, c’est-à-dire dans les environs de la montagne qui domine l’actuel Funatsu. Les habitants du Kôshû ont un tempérament, disons, rustique. C’est pourquoi, sans doute, ce conte est quelque peu rude comparé aux autres. Il est d’abord, et dès le début, d’une grande cruauté. Une « soupe à la vieille », en effet, c’est ignoble. On trouverait difficilement matière à plaisanterie avec une chose pareille. D’ordinaire, le raton est un animal qui joue des tours stupides, mais dans ce conte, quand il en vient à disperser les ossements de la vieille sous l’engawa{14}, il dépasse les limites de l’horreur. Ce passage est certainement à l’origine de la censure qui, à mon grand regret, n’a pas manqué de frapper une œuvre « destinée à la jeunesse ». La version illustrée disponible de nos jours dans le commerce est, pour cette raison, prudemment édulcorée : le raton s’y contente d’égratigner la vieille au moment où il prend la fuite. Ce procédé permet certes de contourner la censure, et je n’y verrais rien à redire si, cependant, en représailles de ce moindre mal, la conduite du lapin ne devenait alors par trop acharnée. Car ce dernier n’abat pas sa victime d’un soufflet, en fringant vengeur qu’il serait. Il la tourne en ridicule, la bafoue encore et encore, pour finalement l’abandonner, plus morte que vive, à une noyade certaine dans une barque d’argile. Ces procédés, tous machiavéliques, ne sont guère dans les usages du code de l’honneur des samouraïs. Si encore le raton commettait le vilain tour de la « soupe à la vieille », alors il n’y aurait rien qui pût étonner dans le traitement que le lapin lui inflige en représailles. Mais dès lors que, dans cette version du conte, par crainte tant de l’impact sur les âmes innocentes que de l’interdiction de vente, le raton se contente de blesser la vieille au moment où il prend la fuite, les humiliations et les souffrances que le lapin lui fait subir, culminant dans l’outrance de la noyade, me semblent quelque peu injustifiées.
À l’origine, le raton vivait paisiblement dans la montagne et n’était nullement enclin au crime.
Capturé par le vieillard, il se vit pour tout destin d’être servi en soupe ; alors il chercha un moyen de s’enfuir, n’importe lequel, se débattit désespérément, mais ne parvint en dernière instance à échapper à la mort qu’aux dépens de la vieille. Il serait ignoble d’avoir prémédité la « soupe à la vieille ». Sans doute, à la manière décrite dans la version disponible de nos jours, est-ce dans l’inévitable tension du moment, lorsqu’il se débat comme dans un délire, qu’involontairement et pour ainsi dire par légitime défense, il l’a blessée. Je n’y vois pas un crime si terrible.
Ma fille de cinq ans est très laide ; c’est le portrait de son père. Il semble malheureusement qu’elle ait aussi parfois les mêmes idées farfelues que lui. Comme je lui lisais Le Mont Crépitant dans l’abri antiaérien, elle a lâché inopinément :
— Pauvre raton…
« Pauvre… », c’est une expression qu’elle a entendue récemment et qu’elle répète à qui mieux mieux avec l’évidente arrière-pensée d’obtenir les louanges de sa mère trop indulgente. Aussi cela ne m’a pas surpris outre mesure. À moins que ce ne soit depuis que son papa l’a emmenée au parc zoologique d’Inokashira, pas très loin d’ici, où elle a contemplé un moment toute une bande de ratons qui arpentaient leur cage de long en large. Elle s’est probablement convaincue que les ratons sont des animaux adorables et, sans plus de raisons, donne sa préférence à celui du conte. Quoi qu’il en soit, ma petite compatissante parle un peu à tort et à travers. Les fondements de sa pensée sont encore fragiles et les causes de sa compassion embrumées. Rien, au demeurant, qui vaille qu’on s’y attarde. Et pourtant, ces mots lancés à la légère par cette enfant m’ont donné à réfléchir. Cette petite, qui ignore tout, ne fait que répéter à tort et à travers ce qu’elle vient d’entendre. Ce sont néanmoins ces mots qui font comprendre à son père qu’en effet la vengeance du lapin est un peu trop cruelle. Pour une enfant de cet âge, il pourra toujours trouver un subterfuge et lui raconter quelque chose, mais un enfant plus grand, possédant déjà des notions sur le code de l’honneur des samouraïs ou sur la loyauté, ne constatera-t-il pas que les méthodes punitives employées par le lapin sont « sales » ? Et là est tout le problème…
Arrivé à cette conclusion, ce père stupide fronça les sourcils.
Il est évident qu’un élève du niveau de l’école publique concevrait quelques doutes à propos de cette histoire telle qu’elle est racontée dans sa version récente : pour quelques coups de patte à la vieille, un raton devient le jouet d’un lapin impitoyable qui met le feu à son dos, puis applique du piment rouge sur sa plaie à vif et, en fin de compte, le condamne à une mort lamentable dans une barque d’argile… Et même en admettant que le raton ait voulu goûter à de la « soupe à la vieille », pourquoi le lapin ne commence-t-il pas par se nommer loyalement, avant de le pourfendre de l’épée du châtiment ? L’excuse de sa faiblesse n’est pas recevable dans ce cas. Une vengeance doit être exécutée loyalement, car les dieux sont les alliés de la justice. Même avec un adversaire supérieur, il faut s’écrier : « Les dieux le veulent ! » et fondre sur lui. Et si, malgré tout, la balance a pesé en sa faveur, il ne reste qu’à se retirer sur le mont Kurama pour s’y adonner avec ardeur au maniement de l’épée, aiguillonnant sa rancune par de grandes privations. C’est depuis toujours ce que font les grands hommes du Japon.
La littérature japonaise n’a pas encore produit, me semble-t-il, de récit de vengeance dans lequel un héros, pour quelque raison que ce soit, recourt à des stratagèmes et en vient à torturer sa victime jusqu’à la mort. Il n’y a guère que dans Le Mont Crépitant, mais le procédé n’y est pas glorieux. « Vraiment, ça n’est pas viril ! » Enfant comme adulte, quiconque un tant soit peu épris de justice n’éprouvera-t-il pas un léger malaise à la lecture de ce conte ?
Mais rassurez-vous. Moi aussi j’ai médité cette question, et j’ai compris pourquoi la conduite du lapin était si peu virile. Ce lapin n’est pas un homme, j’en suis convaincu, mais une jeune fille de quinze ans. Belle mais ne connaissant pas encore le désir, elle appartient précisément à cette catégorie de femmes parmi lesquelles se recrutent les natures les plus cruelles de l’humanité.
On trouve dans la mythologie grecque nombre de déesses d’une grande beauté. D’entre elles, si l’on excepte Aphrodite, la déesse vierge Artémis est probablement celle qui a le plus d’attraits. Comme chacun sait, Artémis est la déesse lunaire ; sur son front brillent les rayons pâles de la nouvelle lune. Fière et astucieuse, elle est en un mot le pendant féminin d’Apollon. Tous les animaux sauvages de la terre lui sont soumis. Mais elle n’est pas pour autant une femme brutale, au physique robuste et hommasse. Petite, élancée, ses membres sont graciles et son visage est empreint d’une beauté étrange à vous en donner le frisson. Ses seins, menus, n’ont pas la féminité de ceux d’Aphrodite. Elle châtie avec indifférence tous ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. L’aspergeant d’eau, elle métamorphosa en daim un homme qui la contemplait furtivement en train de prendre son bain. Si la simple indiscrétion d’un regard a provoqué sa fureur, je me demande quel traitement elle aurait infligé à l’homme qui se serait risqué à prendre sa main. L’homme amoureux d’une telle femme est voué aux pires avanies. Et pourtant c’est précisément ce genre de femmes redoutables dont les hommes, et les hommes stupides d’autant mieux, s’amourachent le plus facilement. Les conséquences sont généralement sans surprise.
Que ceux qui en douteraient observent le pauvre raton. Il soupire depuis déjà longtemps après le lapin-jeune fille. Mais que son crime soit la « soupe à la vieille » ou des coups de patte, le châtiment qui lui est infligé, à la fois pervers et si peu viril, n’est plausible que si ce lapin est bien, tel que je l’ai défini, une jeune fille du type artémisien. Il faut bon gré mal gré s’y résoudre.
Qui plus est, comme tous ceux qui s’éprennent de ce genre de femmes, ce raton-là faisait pâle figure parmi ses propres congénères. C’était un cul-terreux, un demeuré qui ne pensait qu’à s’empiffrer. Aussi n’y avait-il pas grand jeu à pronostiquer le tour lamentable qu’allaient prendre les événements.
Capturé par le vieillard, le raton aurait fini servi en soupe si, désespérant de revoir le lapin-jeune fille, il ne s’était débattu comme un beau diable. Il parvint à s’enfuir, retourna dans la montagne et erra à sa recherche en marmonnant des choses inaudibles.
— Réjouis-toi ! s’exclama-t-il, tout rayonnant, quand enfin il le trouva. Je l’ai échappé belle ! J’ai guetté le départ du vieux et, dès qu’il est sorti, la vieille n’a pas eu le temps de crier gare que je lui faisais son affaire. Et me voilà ! Je suis un veinard, moi !
Puis, postillonnant de tous côtés, il se mit à lui raconter tous les détails de sa victoire sur l’infortune. Le lapin fit un bond en arrière pour éviter les postillons, et, pendant que l’autre racontait son histoire, il lui dardait un regard qui en un mot signifiait : « Peuh ! »
— Et de quoi je devrais me réjouir, tu peux me le dire ? C’est immonde de postillonner comme ça ! En plus, je te signale que ces deux vieillards sont mes amis, au cas où tu ne le saurais pas !
— Ah bon ? fit le raton, stupéfait. Je n’étais pas au courant. Excuse-moi. Si je l’avais su, ils auraient bien pu faire de moi de la soupe ou ce qu’ils voulaient… ajouta-t-il, déconfit.
— Tu peux bien dire ça maintenant qu’il est trop tard ! Figure-toi que j’allais souvent dans leur jardin et qu’ils m’offraient des fèves dont je me faisais un régal ! Ne me dis pas que tu ne le savais pas ! C’est affreux de mentir à ce point ! Je te déteste !
L’arrêt était sans appel et, à cet instant déjà, le lapin devait nourrir en son cœur le désir d’une sorte de vengeance à l’endroit du raton. La colère d’une vierge est toujours mordante, mais elle devient implacable quand celui contre qui elle se déchaîne est à la fois hideux et stupide.
— Pardonne-moi ! Je t’assure que je n’en savais rien. Je ne mens pas, tu peux me croire ! s’obstinait-il, sa voix prenant des inflexions suppliantes. Il allongea le cou et s’inclina mais, ayant aperçu un fruit tombé, il s’en saisit prestement et le dévora. Puis, tout en jetant des regards de droite et de gauche pour voir si par hasard il n’y en avait pas d’autres, il dit : Vraiment, tu sais, de te voir aussi furieuse par ma faute, ça me donne envie de mourir.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne penses qu’à te remplir l’estomac !
Et pour lui manifester son mépris, le lapin lui tourna le dos.
— Non seulement tu es vicieux, mais tu te goinfres comme un porc !
— N’y fais pas attention ! J’ai l’estomac dans les talons, fit-il, jetant toujours des regards aux alentours. Vraiment, j’aimerais que tu saches combien je suis confus…
— Et je t’interdis de t’approcher de moi ! Il pue, l’animal ! Écarte-toi encore par là. Il paraît que tu manges les lézards. On me l’a dit ! Et, je n’en ai pas cru mes oreilles, des crottes aussi !
— Certainement pas, répondit le raton avec un sourire forcé. Il semblait être toutefois incapable d’exprimer une dénégation plus forte et ajouta encore plus faiblement, en tordant la bouche : Certainement pas, non.
— Cesse donc de te donner des airs ! Ta puanteur, là, ce n’est pas une puanteur normale, fit le lapin, lui ôtant tout espoir avec indifférence. Puis, comme si une idée lui avait traversé l’esprit, les yeux brillants, il se tourna vers le raton en se mordant les lèvres pour ne pas rire : Bon, pour cette fois, je te pardonne. Eh ! Je t’ai déjà dit de ne pas approcher ! Faut toujours t’avoir à l’œil ! Tu devrais essuyer cette bave, ça te dégouline partout sur le menton… Calme-toi et écoute. Pour cette fois, exceptionnellement, je veux bien te pardonner, mais à une condition. Le vieillard est certainement très abattu en ce moment et il n’a probablement plus le courage d’aller dans la montagne ramasser des branchages, aussi je propose que nous y allions tous les deux à sa place.
— Tous les deux ? Toi et moi ?
Les petits yeux troubles du raton s’enflammèrent de joie.
— Tu ne veux pas ?
— Si, bien sûr. Allons-y dès maintenant !
Sa voix s’éraillait de bonheur.
— Nous irons plutôt demain. Demain de bonne heure. Tu dois être fatigué aujourd’hui, et puis ton ventre est vide, dit le lapin d’une voix doucereuse.
— Formidable ! Je vais préparer plein de provisions pour demain. Je travaillerai d’arrache-pied à faire des fagots et je les livrerai à la maison du vieillard. Et alors, tu me pardonneras, hein ? Nous redeviendrons bons amis, hein ?
— Eh ! Doucement ! Tout dépendra du résultat. S’il me satisfait, alors peut-être pourrons-nous redevenir bons amis.
Le raton eut un rire dégoûtant.
— Hé, hé, hé ! C’est pas gentil ce que tu me dis là ! Tu vas me faire souffrir, la vache ! Je suis déjà… il s’interrompit, d’un geste attrapa une grosse araignée qui s’approchait et la dévora, puis il reprit : Je suis déjà tellement heureux que j’en pleurerais.
Il se mit à renifler et feignit de sangloter.
En été, l’aube est fraîche et agréable. Couverte par le brouillard matinal, la surface du lac Kawaguchi semblait noyée dans une fumée blanche. Au sommet de la montagne, entièrement enveloppés par le brouillard, le raton et le lapin ramassaient des brindilles sans relâche.
Déployant une activité plus proche de la frénésie que de l’ardeur, le raton faisait pitié à voir. Agitant sa faucille en tous sens, il ahanait avec exagération et, de temps à autre, poussait un cri de douleur ostentatoire. Il s’échinait à la tâche de telle sorte que le lapin ne pût ignorer le mal qu’il se donnait. Cette cadence infernale dura un moment au bout duquel, son visage montrant tous les signes de l’épuisement, il jeta sa faucille.
— Regarde ça ! Ces grosses ampoules que j’ai aux mains ! Ça me picote. Et puis j’ai soif. Et faim. C’est qu’on s’en est donné de la peine ! Si on faisait une petite pause ? On déballerait les provisions ? Hé, hé, hé !
Riant pour dissimuler son embarras, le raton ouvrit une grande boîte à déjeuner qui avait bien les dimensions d’un jerrican, y plongea son museau et se mit à manger avidement, croquant, mâchant et dévorant à grand bruit. Effaré, le lapin lâcha les branchages qu’il avait à la main et jeta un œil dans la boîte. Un petit cri lui échappa aussitôt, et il se cacha le visage des deux pattes. J’ignore ce que contenait cette boîte mais c’était visiblement quelque chose d’horrible. Pourtant – était-ce quelque plan qu’il ourdissait en secret ? – le lapin, ce jour-là, ne lui crachait pas son mépris au visage, comme à son habitude ; silencieux depuis un moment, il s’affairait à la confection de son fagot, un sourire esquissé finement aux coins des lèvres, et il feignait d’ignorer le comportement frénétique du raton. Le regard qu’il avait jeté dans la grande boîte l’avait fait frémir d’horreur, mais il n’avait rien dit, avait haussé les épaules et s’était remis à l’ouvrage. Le raton ne se tenait plus de joie d’être ainsi rentré dans ses bonnes grâces. L’autre avait donc fini par succomber de nouveau ? C’est aussi qu’il avait fïère allure en ramasseur de branchages ! Quelle femme aurait pu résister à cette – comment dire ? – virilité ? Ah… il avait mangé son content ! Il se sentait las maintenant. Un petit somme, pourquoi pas ? La nature reprenant le dessus, le raton n’en faisait plus qu’à sa tête. Il s’endormit tout à fait et se mit à ronfler comme un orgue. À quelles stupidités rêvait-il donc ? Dans son sommeil même, il disait tout haut des absurdités : « Les philtres d’amour, c’est nul ! Ça ne marche pas du tout… » Quand il se réveilla, il était près de midi.
— Tu as fait un joli somme, dis donc, lui dit gentiment le lapin. Moi aussi, j’ai terminé mon fagot. Il ne nous reste plus qu’à les charger sur nos dos et à les apporter au vieillard.
— Hmm… Allons-y. Le raton bâilla à s’en décrocher la mâchoire et se gratta le dos. Je meurs de faim. Et quand j’ai faim comme ça, impossible de dormir ! C’est que je suis un gars sensible ! ajouta-t-il le plus sérieusement du monde. Bien, je me dépêche de mettre en fagot tous mes branchages et on y va ! Je n’ai plus de provisions, alors je dois en finir rapidement avec ce travail pour chercher de quoi manger après.
Les fagots sur le dos, ils prirent le chemin du retour.
— Passe devant. Il y a des serpents par ici, et je ne suis pas rassuré.
— Des serpents ? T’as peur des serpents ? Moi, quand j’en trouve un, je l’attrape et je le… Il allait dire « mange » mais se retint in extremis et reprit : Je le ramasse et je le tue. Bon, alors suis-moi.
— C’est dans les moments comme ça qu’on a besoin d’un homme.
— Pas de flatteries, s’il te plaît, fit le raton, rayonnant d’orgueil. Ce que tu es gentille avec moi aujourd’hui ! Ça en devient scabreux. Sûr que c’est pas pour faire de la « soupe au raton » que tu m’entraînes chez le vieillard ? Ah, ah, ah ! Le pauvre vieux !
— Quoi ! Si tu t’imagines ce genre de chose, j’y vais tout seul !
— Non, non ! C’est pas du tout ce que je voulais dire. On y va ensemble. Je n’ai peur ni des serpents ni de quoi que ce soit au monde, mais ce vieillard, vois-tu, je ne le sens pas. Ses histoires de « soupe au raton », je n’aime pas ça. C’est dégoûtant, tu ne trouves pas ? Et pas du meilleur goût, à mon avis. Aussi je t’accompagne jusqu’à l’entrée de son jardin ; là, je dépose les brindilles au pied du micocoulier, mais après, c’est toi qui t’en charges. Moi, je disparais. Quand je le vois, ce vieux, les mots me restent dans la gorge et je me sens mal à l’aise. Eh ! qu’est-ce que c’est ? Tu entends ce drôle de bruit ? Qu’est-ce que ça peut bien être ? T’entends pas ? On dirait une espèce de crépitement…
— Évidemment. C’est le mont Crépitant ici.
— Le mont Crépitant ? Ici ?
— Ben, tu ne le savais pas ?
— Non, je n’en savais rien. C’est la première fois que j’entends appeler cette montagne le mont Crépitant. Drôle de nom. C’est bien vrai ?
— Si je te le dis. Toutes les montagnes ont un nom. Il y a le mont Fuji, le mont Nagao, le mont Ômuro… Elles ont toutes un nom. Et celle-ci, c’est le mont Crépitant. Tiens, tu l’entends, ce crépitement ?
— Oui, je l’entends. Mais c’est bizarre tout de même. Je n’avais jamais entendu ce bruit-là dans cette montagne. Et pourtant j’y suis né, ça fait plus de trente ans, mais ce…
— Quoi ! Tu es si vieux que ça ! Mais tu me disais l’autre jour que tu avais dix-sept ans. C’est pas croyable ça ! T’es tout ridé et tes hanches sont voûtées, alors je me disais bien que c’était bizarre. Mais je n’imaginais pas que tu trichais de plus de vingt ans. Donc t’as près de quarante ans, et encore, au moins !
— Non, dix-sept, c’est dix-sept ans que j’ai. J’ai dix-sept ans. Si ma démarche est un peu voûtée, ça n’a rien à voir avec l’âge. C’est quand j’ai un creux à l’estomac que mon dos se courbe tout seul. Celui qui a plus de trente ans, c’est mon frère. Je répète toujours ce que dit mon frère, c’est pourquoi, par inadvertance, ça m’a échappé. C’est un peu comme une contagion, tu vois. Oui, c’est ça, comme une contagion, très chère.
Le « très chère » lui avait échappé de confusion.
— Ah bon ? fit le lapin, impassiblement. Mais je ne savais pas que tu avais un frère. Tu m’as dit un jour que tu te sentais triste, tout seul, sans parents ni frère et sœur. Et que je devrais comprendre, moi, la tristesse de cette situation. Pourquoi tu m’as raconté ça, alors ?
— Oui, oui… fit le raton à bout de ressources. Vois-tu, les choses sont beaucoup plus complexes qu’on l’imagine… C’est loin d’être aussi simple que ça… Alors j’ai un frère ou je n’en ai pas…
— Ça ne veut rien dire, ce que tu me chantes là ! s’exclama le lapin à bout de patience. C’est complètement incohérent !
— Oui, en fait, j’ai un frère. Ça m’est pénible à dire mais c’est un ivrogne, un bon à rien toujours entre deux verres, voilà ! Je suis tout honteux et confus car, en plus de trente ans, euh, mon frère, c’est mon frère qui depuis plus de trente ans ne cesse de me causer des ennuis.
— Ça non plus, ça ne veut rien dire. Quelqu’un de dix-sept ans ennuyé depuis plus de trente ans…
Le raton feignit de n’avoir pas entendu.
— Vois-tu, il y a tout un tas de choses qui ne peuvent s’exprimer en un mot. Aujourd’hui, il n’est plus rien pour moi. Je l’ai chassé de ma mémoire… Tiens !… C’est bizarre… Ça sent le brûlé… Tu ne sens rien ?
— Non.
— Vraiment ?
Le raton, ayant l’habitude de se nourrir de choses malodorantes, n’avait pas confiance en son odorat. Il hocha la tête d’un air incrédule.
— C’est peut-être un effet de mon imagination… Là ! Ce bruit ! Tu ne l’entends pas, ce bruit ? Comme quelque chose qui craque et qui flambe.
— Ça, c’est normal. Nous sommes sur le mont Craquant-et-Flambant.
— Tu mens. Tu me disais à l’instant que c’était le mont Crépitant.
— Bien sûr, mais selon les endroits, une même montagne porte des noms différents. Le versant du mont Fuji s’appelle le Petit-Fuji, et les monts Ômuro et Nagao font également partie du mont Fuji. Tu ne savais pas ?
— Non, je savais pas. Alors ici, ce serait le mont Craquant-et-Flambant ? Pendant plus de trente ans, j’ai… euh, mon frère, pardon, mon frère a toujours appelé cet endroit l’arrière-montagne. Dis donc, il fait drôlement chaud tout à coup. C’est un tremblement de terre qui se prépare ou quoi ? Quelle journée lugubre !… Un vrai four !… Aah ! Ça brûle ! Au secours ! Les fagots sont en feu ! Ça brûle !
Le lendemain, le raton, perclus au fond de sa tanière, gémissait de douleur.
— Aah ! je souffre ! Je vais mourir ! Il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi. Les femmes n’osent pas m’approcher, tout ça parce que la nature m’a un peu favorisé au départ. Ayez l’air un peu distingué, et voilà ce qui arrive. Elles s’imaginent sans doute que je ne les aime pas. Pourtant, bon sang ! je ne suis pas un saint ! J’aime les femmes. Mais elles ont l’air de croire que je suis une espèce d’idéaliste supérieur, alors aucune ne cherche à me séduire. Puisque c’est comme ça, j’ai envie de courir partout et de crier que je les adore, moi, les femmes ! Aïe ! J’ai mal… J’ai mal… Quel malheur, cette brûlure. Ça m’élance sans arrêt. J’ai à peine eu le temps de me sortir de cette « soupe au raton » qu’il a fallu que je tombe sur le mont Flambant ou je ne sais quoi. Quelle déveine ! Elle est nulle cette montagne ! Les fagots s’y enflamment, c’est terrible ! En plus de trente ans…
Là, le raton s’interrompit et jeta des regards autour de lui.
— Bah ! À quoi bon le cacher ? reprit-il. J’aurai trente-sept ans cette année. Hé, hé ! Et alors ? Plus que trois ans et j’en aurai quarante. C’est évident. Logique. Il suffit de me regarder pour le comprendre. Aah ! j’ai mal ! J’y suis né et j’y ai toujours vécu dans cette montagne mais, en trente-sept ans, il ne m’est jamais arrivé un truc pareil. Mont Crépitant, mont Flambant, c’est des noms vraiment bizarres… Hmm, étranges !…
À ce point de ses réflexions, le raton se frappait la tête de perplexité. C’est alors qu’il entendit au dehors la voix d’un colporteur.
— « Onguent doré des sages » ! Quelqu’un souffre-t-il de brûlures, de coupures ou d’une complexion sombre ?
À « complexion sombre », le raton sursauta.
— Ohé ! Colporteur !
— Oui. Où êtes-vous, Monsieur ?
— Ici, dans le trou ! C’est efficace pour les complexions sombres ?
— Une journée suffit, Monsieur.
— Ho ho ! fit-il de contentement et il se traîna hors de sa tanière. Mais, tu es un lapin !
— Oui, pas d’erreur possible, je suis un lapin et, qui plus est, un lapin apothicaire. Cela fait bien trente ans que j’arpente les environs.
— Ouf ! soupira le raton en baissant la tête. C’est qu’il y a un autre lapin tout comme toi. Mais si tu viens depuis plus de trente ans… C’est donc pas toi… Bah, laissons tomber ces histoires d’âge. Ça n’a aucun intérêt, bon sang !… Et puis, c’est agaçant, non ?… Ouais, c’est ça…
Ayant brouillé les cartes par ses propos sans queue ni tête, le raton reprit :
— Dis donc, tu pourrais m’en céder un peu de ton remède ? J’ai justement quelques soucis physiques…
— Oh là là ! Dites-moi, c’est une brûlure terrible que vous avez là ! Faut pas laisser ça sans soins ! Vous en mourriez !
— Bah ! Ça ne serait pas plus mal. Je ne m’en soucie pas de cette brûlure. En fait, ce qui me préoccuperait plutôt actuellement, c’est… mon apparence…
— Que me dites-vous là ! Vous êtes à deux doigts d’y passer, oui ! Ah là, là ! C’est le dos le plus affreux. Mais qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé ?
— C’est que…, commença le raton en grimaçant, cette partie de la montagne appelée mont Craquant-et-Flambant ou je ne sais quel nom ridicule, il m’y est arrivé des trucs insensés… J’ai été surpris, quoi !
Le lapin étouffa un rire et le raton, sans comprendre pourquoi, se mit à rire avec lui.
— Parfaitement ! Je ne raconte pas d’histoires ! Et je tiens à te prévenir : ne t’approche pas de cette montagne ! Elle s’appelle d’abord « crépitante », mais après, c’est « craquante et flambante » qu’elle devient ! Et là, il n’y a pas pire ! Ça tourne à l’horreur ! Bon, si tu y tiens, dans les environs du mont Crépitant, tu peux y aller, mais si par malheur tu pénètres dans le mont Flambant, tu finiras dans le même état que moi ! Aïe ! J’ai mal ! T’as compris ? Je t’aurai prévenu ! Tu m’as l’air d’être encore jeune, alors tu peux croire ce que dit un ancien comme moi… Enfin, je ne suis pas si vieux que ça, mais en tout cas, ne le prends pas à la légère. C’est un ami qui te le dit. Et un ami qui a de l’expérience. Aïe ! Aïe !
— Je vous remercie. Je me tiendrai sur mes gardes. Pour le remède, comment faisons-nous ?
En remerciement de vos généreux conseils, je ne vous demanderai rien. Laissez-moi en enduire votre brûlure. Je suis arrivé pile au bon moment, sans quoi vous seriez peut-être déjà passé dans l’autre monde. Quelque chose m’aura guidé jusqu’à vous… Le destin…
— Oui, le destin, qui sait ? gémit le raton. Mets-m’en puisque c’est gratuit. Je ne suis pas riche ces derniers temps. Il en faut de l’argent quand on est amoureux… Pourrais-tu par la même occasion m’en verser une goutte dans la main ?
— Pour quoi faire ? fit le lapin, soudain soucieux.
— Oh, rien en particulier. Je veux juste y jeter un œil… Voir de quelle couleur c’est…
— La couleur n’est pas différente de celle des autres onguents. Voilà, regardez.
Et le lapin déposa une quantité infime d’onguent dans la main tendue du raton. Ce dernier fit aussitôt le geste de se l’appliquer sur la figure, mais le lapin, quoique surpris, redoutant qu’il ne découvrît la vraie nature du remède, parvint à l’arrêter à temps.
— Ne faites pas ça ! Ce remède est un peu trop fort pour le visage. Ne faites surtout pas ça.
— Non, laisse-moi faire ! s’écria le raton avec la voix du désespoir. Je t’en supplie ! Laisse-moi faire ! Tu ne sais pas tout ce que j’ai dû endurer depuis plus de trente ans à cause de mon teint noiraud. Laisse-moi. Lâche ma main. Je t’en supplie, laisse-moi m’en mettre !
Le raton repoussa le lapin d’un coup de patte et, avant que celui-ci n’ait eu le temps de réagir, il se barbouilla la figure.
— Les traits de mon visage sont plutôt fins, je crois, mais à cause de mon teint noiraud, je suis complexé. Ceci arrangera tout. Ouah ! C’est terrible ! Ça me picote partout. Ce qu’il est fort ce remède ! Mais j’ai l’impression qu’il faut bien ça pour corriger mon teint. Ah ! C’est terrible ! Mais je tiendrai bon. Bon sang ! La prochaine fois qu’elle me verra, elle va être épatée ! Hé, hé ! Mais elle pourra bien se languir d’amour, moi, je ne suis pas au courant ! Ce ne sera pas ma faute. Ah là là ! Ça pique. Ce remède est efficace, c’est sûr. Allez, tant qu’on y est, tu n’as qu’à m’en mettre dans le dos et partout, enduis-m’en le corps entier. Ça m’est bien égal de mourir. Ça m’est égal si j’ai le teint clair. Allez ! Enduis-m’en. N’aie pas peur d’y aller franchement, mets-en une bonne couche.
La scène était vraiment pathétique. Mais la cruauté d’une jeune fille belle et hautaine ne connaît pas de limites ; en l’occurrence elle tenait même de la diablerie. Sans sourciller, le lapin appliqua une couche épaisse d’emplâtre au piment rouge sur la brûlure du raton. Ce dernier se tordit de douleur.
— Aah ! C’est rien. Ce remède est sûrement très efficace. Ouah ! C’est terrible ! De l’eau ! C’est où, ici ? L’enfer ? Il faut me pardonner. Je n’ai pas souvenir d’être tombé en enfer. Je ne voulais pas finir en soupe, c’est pour ça que j’ai réglé son compte à la vieille. Je suis innocent. À cause de mon teint, en plus de trente ans, jamais une femme n’a posé un regard sur moi. Et puis il y a mon appétit. Que d’embarras à cause de ça !… Personne ne s’intéresse à moi ! Je suis tout seul ! Pourtant je suis un type bien ! Et pas si laid que ça !
La douleur le faisant délirer, le raton se répandait en jérémiades. Bientôt épuisé, il perdit connaissance.
Ses malheurs n’en avaient pas pour autant pris fin. Tandis que j’écris ces lignes, j’en suis moi-même, l’auteur, tout retourné. On trouverait probablement peu d’exemples, dans toute l’histoire du Japon, d’hommes ayant subi pareil marasme dans la seconde moitié de leur vie. Le pauvre raton n’a guère le temps de se réjouir d’être réchappé à la soupe auquel on le vouait, qu’un feu incompréhensible s’embrase dans son dos sur le mont Flambant et le laisse pour mort. Parvient-il ensuite, grimaçant et gémissant de douleur, à se hisser hors de sa tanière, que sa plaie à vif est enduite de piment rouge, lui faisant souffrir le martyre au point qu’il en perd connaissance. Et maintenant, embarqué dans un esquif d’argile, il va sombrer bel et bien au fond du lac Kawaguchi. Rien ne lui aura été épargné. Seule la vengeance d’une femme peut être à l’origine de tous ces malheurs. Et même une vengeance particulièrement vile, sans aucune part de distinction.
Trois jours durant, il demeura entre la vie et la mort, avec une respiration d’insecte, prostré dans son repaire. Le quatrième jour, tiraillé par la faim, il se hissa péniblement hors de son trou et, s’aidant d’une canne, marmonnant, il partit tant bien que mal en quête de nourriture. Son état était plus lamentable que jamais. Néanmoins, sa constitution étant robuste, il se rétablit avant que dix jours ne se fussent écoulés. Son appétit reprit le dessus et la concupiscence, à son tour, commença à se manifester de nouveau. Inconscient du danger, il prit tranquillement le chemin du terrier du lapin.
— Je viens te faire une petite visite. Hé, hé ! s’annonça-t-il, embarrassé et riant d’une façon répugnante.
— Quoi ! s’écria le lapin, avec sur le visage une expression qui trahissait ouvertement son dégoût. « Comment ! C’est toi ! » semblait-il dire, à moins que ce ne fût : « Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu ne manques pas de culot, dis donc ! » C’était même plus méchant : « Je ne le supporterai pas ! Cette calamité ! » Et même bien pire : « T’es sale ! Tu pues ! Va crever ailleurs ! » Pourtant, cette aversion extrême qui transparaissait clairement dans le regard du lapin, le visiteur importun n’en avait pas conscience. Voilà qui, sur le plan psychologique, est tout à fait mystérieux. Le lecteur aussi devrait s’y arrêter. Parti à regret de chez vous pour une visite fastidieuse, vous arrivez dans une maison où, contre toute attente, l’on vous accueille à bras ouverts avec des manifestations de joie. À l’inverse, parti dans les meilleures dispositions pour une visite dont, à l’avance, vous vous faites une joie, car c’est autant dire chez vous que vous vous rendez, et même mieux que cela, comme dans votre unique havre de paix, vous arrivez dans une maison où visiblement vous dérangez, où l’on vous évite, vous craint et dans laquelle vous apercevez un balai dans l’ombre d’un fusuma{15}. Sans doute est-il stupide de s’attendre à trouver un havre de paix dans une maison autre que la sienne. En tout cas, une simple visite peut provoquer d’étonnants malentendus. C’est avec plus de circonspection, me semble-t-il, et dans un but précis que nous devrions rendre visite à nos amis, si proches soient-ils. Ceux qui ne me croient pas n’ont qu’à observer le raton. Il était manifestement en train de commettre cette redoutable bévue. Il n’avait pas tiré les conséquences du cri et de la grimace du lapin. Pour lui, ce cri était l’expression de la surprise causée par sa visite inopinée et de la joie que l’innocente jeune fille n’avait pu réprimer en le voyant ; il en frémit de bonheur et interpréta le froncement de sourcils comme une manifestation de l’inquiétude pour ses malheurs sur le mont Flambant.
— Merci, dit-il, bien que le lapin ne se fût pas inquiété de son état. Ne t’inquiète pas. Ça va mieux. Les dieux sont avec moi. Je suis un veinard. Ce mont Flambant, il ne vaut pas un pet de kappa{16}. D’ailleurs, il paraît que c’est pas mauvais, la viande de kappa. Faudra que j’en attrape un, un de ces jours, pour y goûter. Mais c’est une autre histoire. J’ai vraiment été surpris à ce moment-là ! Faut dire que c’était un incendie terrible, hein ? T’as rien eu, toi ? Apparemment t’es pas blessée et t’as pu t’en tirer sans dommages, hein ?
— Sûrement pas sans dommages ! répondit le lapin, affectant la bouderie. T’es vraiment un sale type ! T’as déguerpi en vitesse en me laissant tout seul au milieu de cet incendie. J’ai failli mourir asphyxié par la fumée ! Je te déteste ! C’est ton vrai fonds qui est apparu à ce moment-là. J’ai bien compris qui tu étais vraiment.
— Excuse. Faut me pardonner. J’ai été gravement brûlé. Peut-être bien que les dieux m’avaient abandonné. J’en ai vu de belles là-bas. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? C’est pas que je t’avais oublié, oh non ! Mon dos s’est mis à me brûler tout à coup. Je n’ai pas eu le temps de te venir en aide. Faut que tu me comprennes. Je ne suis pas de ces types à qui on ne peut pas faire confiance. Avec une brûlure pareille, je ne pouvais rien faire. Et puis cet onguent, cette pom-made-là, c’est nul. C’est un remède épouvantable. Ça ne marche pas pour les teints noirauds.
— Les teints noirauds ?
— Euh, non… C’est une pommade épaisse et noirâtre. Un truc très fort. Le type qui me l’a donnée, il était petit et bizarre. Il te ressemblait beaucoup, d’ailleurs ; il m’a dit qu’il ne me faisait pas payer, alors je me suis dit que je pouvais toujours essayer, ça ne coûtait rien. Je lui ai dit de m’en mettre. Mais, bon sang ! Oh là là ! Je te le dis, fais gaffe à ces médicaments gratis. On n’est jamais trop prudent ! C’était comme une trombe qui, partant du crâne, m’a traversé tout le corps. Je n’ai pas eu le temps de réagir que j’étais déjà par terre.
— Peuh ! fit le lapin avec mépris. Tu ne l’as pas cherché, peut-être ? C’est le châtiment des pingres ! Essayer un médicament parce qu’il est gratis… Tu devrais avoir honte de dire des choses pareilles !
— Ne sois pas méchante avec moi, murmura le raton, bien qu’il ne parût guère, en fait, très affecté par ces propos.
Installé à son aise aux côtés de sa belle, il semblait tout simplement baigner dans un tiède et réconfortant sentiment de bonheur. Tandis que ses yeux troubles de poisson mort cherchaient aux alentours des bestioles qu’il dévorait à peine attrapées, il ajouta :
— Mais je suis un veinard, moi ! Malgré tous ces malheurs, je suis encore en vie. Peut-être bien que les dieux sont avec moi. Toi non plus, heureusement, tu n’as rien eu. Et ma brûlure s’est guérie sans problème. On va pouvoir reprendre tranquillement nos petites conversations tous les deux. Ah ! C’est comme dans un rêve !
Le lapin, qui depuis un moment n’attendait plus que son départ, n’y tenait plus. Ce raton le ferait mourir de dégoût ! pensait-il. Et pour qu’il n’approchât plus jamais de son terrier, il ourdissait de nouveau un plan diabolique.
— Dis donc, lui dit-il, tu savais que le lac Kawaguchi pullule de délicieux carassins ?
— Non, je savais pas. C’est vrai ? répondit le raton, les yeux soudain ranimés. Quand j’avais trois ans, ma mère en a attrapé un et me l’a donné à manger. C’était pas mauvais. C’est pas que je sois maladroit, bien au contraire, mais les carassins et toutes les choses qui vivent dans l’eau, je ne peux pas les attraper. Alors, bien que je sache que c’est très bon, depuis ce temps-là, ça fait plus de trente ans… Euh, ah, ah, ah, ah ! C’est encore la contagion de mon frère. Lui aussi, il aime les carassins.
— Ah oui ? fit le lapin en hochant la tête. Pour ma part, je n’ai pas du tout envie d’en manger, mais si toi, tu les aimes tant que ça, je veux bien aller avec toi en pêcher.
— Vraiment ? répondit le raton, tout joyeux. Mais tu sais, le carassin, c’est une bestiole rapide. En essayant d’en attraper un, une fois, j’ai failli me noyer. Tu ne connaîtrais pas un bon moyen pour les avoir ?
— Avec un filet, c’est facile. En ce moment, il y en a de très gros près des côtes d’Ugashima. On pourrait y aller ? Tu as un bateau ? Tu sais ramer ?
Le raton fit entendre un petit soupir :
— C’est pas que je ne sache pas ramer. Si je m’y mets… Eh ben… fit-il, se vantant péniblement.
— Tu sais ramer ? insista le lapin qui, ayant compris qu’il se vantait, faisait mine de le croire. Parfait ! Je possède bien une embarcation, mais elle est trop petite, on ne peut pas y monter à deux. En plus, comme elle a été construite à la hâte avec des bouts de planche, l’eau s’infiltre et c’est dangereux. Je ne dis pas ça pour moi, je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose. Si on s’y mettait ensemble, on pourrait te construire une barque ! Avec des planches, c’est trop dangereux, mais avec de l’argile, on peut en construire une solide !
— Excuse-moi… J’ai les larmes aux yeux… Excuse-moi de pleurer… Je ne sais pas pourquoi j’ai la larme si facile.
Fort des larmes hypocrites qu’il versait, le raton, toujours en éveil, avança un autre pion :
— Tu ne pourrais pas la construire, cette barque solide, hein ? S’il te plaît ! Je te devrai une fière chandelle. Pendant que tu la construiras, moi, je préparerai les provisions. Tu sais que je pourrais faire un chef excellent !
— Certainement, acquiesça le lapin pour lui laisser croire qu’il approuvait son attitude égoïste.
Le raton laissa affleurer un sourire de contentement – le monde était tellement indulgent avec lui –, sourire qui s’effaça au bout d’un instant mais qui scella son destin. Il ignorait, cet imbécile, que celui qui dit amen à tout ce qu’on lui raconte ourdit bien souvent dans son cœur d’horribles desseins. S’imaginant que tout se passait pour le mieux, il souriait bêtement de satisfaction.
Ils arrivèrent tous les deux au bord du lac Kawaguchi. Aucune vague ne ridait sa surface blanche. Le lapin se mit aussitôt à travailler l’argile pour construire un solide et bon bateau, tandis que le raton, tout en se confondant en excuses, courait de droite et de gauche, affairé à la préparation de son seul repas. À l’heure où une brise vespérale agite de vaguelettes la surface du lac, la petite embarcation d’argile, rutilante comme l’acier, fut mise à l’eau.
— Ouais, pas mal ! fit le raton, tout excité, tandis qu’il chargeait en priorité sa boîte à repas grande comme un jerrican, et il ajouta cette flatterie grossière : Tu es une fille très habile, dis donc. Construire comme ça, en un clin d’œil, un aussi joli bateau, c’est tout simplement prodigieux !
Dans son esprit, la concupiscence cédait maintenant le pas à une irrésistible avidité. S’il prenait pour épouse une femelle aussi travailleuse et habile, il pourrait se permettre de vivre dans l’oisiveté. Oui, il fallait d’une manière ou d’une autre qu’il s’accroche à cette femelle et ne la quitte jamais. Cette ferme résolution prise, il monta dans la barque d’argile.
— Je suis certain que tu sais aussi très bien ramer. Moi, ce n’est pas que je ne sache pas comment manœuvrer un bateau, loin de là, vraiment, ce n’est pas que je ne sache pas, mais aujourd’hui j’aimerais contempler la dextérité de ma femme.
Quoiqu’il fût déjà d’une impudence énorme, il poursuivit sur un ton encore plus odieux et affecté :
— Moi aussi, autrefois, on me considérait comme un virtuose, un as de la rame. Mais, aujourd’hui, j’ai envie de m’allonger et de te regarder faire. Comme je n’y vois pas d’inconvénient, tu n’as qu’à attacher la proue de mon bateau à la poupe du tien. Comme ça, coque contre coque, s’il faut mourir, mourons ensemble ! On ne se laissera pas tomber, hein !
Puis il se vautra au fond de sa barque.
Lorsque le raton lui avait demandé d’attacher les deux bateaux ensemble, le lapin avait tressailli. Cet imbécile se doutait-il de quelque chose ? Un regard furtivement jeté sur lui l’avait rassuré : crédule, un sourire de satisfaction aux lèvres, le raton avait déjà pris le chemin des rêves. Il pensait à voix haute à des absurdités : « Réveille-moi quand tu auras péché un carassin. C’est que c’est drôlement bon, ces machins-là… J’ai trente-sept ans, moi !… »
Éclatant d’un rire méprisant, le lapin attacha la barque d’argile à la sienne et plongea vigoureusement les rames dans l’eau qui gicla. Les deux embarcations glissèrent sur l’onde et s’éloignèrent de la grève.
Les pinèdes d’Ugashima, baignant dans le soleil déclinant, semblaient la proie des flammes. Quitte à paraître pédant, j’aimerais m’arrêter un moment sur ce point : c’est sur les paquets de cigarettes Shikishima que l’on trouve la représentation stylisée des pinèdes d’Ugashima telle qu’on la lit ici. En tout cas, c’est ce qu’on m’a raconté. Je crois cependant que le lecteur peut y ajouter foi, car c’est une personne de confiance qui me l’a rapporté. De toute façon, les Shikishima n’étant plus en vente depuis longtemps, cette histoire ne présente aucun intérêt pour les jeunes lecteurs. À leurs yeux, je fais parade de connaissances oiseuses. D’ailleurs, étalez votre savoir et ça se termine toujours plus ou moins de cette manière stupide. Encore que les lecteurs âgés de plus de trente ans en conservent peut-être un vague souvenir, de ces pins, confusément mêlé dans leur mémoire avec les divertissements de geisha ? Au mieux, c’est certainement l’ennui qui se lit sur leur visage…
Le lapin s’absorbait dans la contemplation du crépuscule d’Ugashima.
— Quel spectacle ! murmurait-il.
Or, voilà qui est étrange. Un criminel achevé, s’apprêtant à commettre un crime atroce, n’a guère le loisir, me semble-t-il, de s’extasier devant les beautés de la nature. Et pourtant cette ravissante jeune fille de seize ans plissait les yeux pour admirer le crépuscule. D’où l’on voit que, entre le mal et l’innocence, il n’y a qu’un fil. Certains hommes, loin de soupçonner l’affectation écœurante de ces jeunes femmes insoucieuses et égoïstes, envient au contraire la « merveilleuse pureté de la jeunesse ». Ils feraient bien de se tenir sur leurs gardes. Cette prétendue « pureté de la jeunesse » dont ils parlent se révèle bien souvent, à l’exemple du lapin de ce conte, impassible malgré le meurtre et l’ivresse qui coexistent dans son cœur, comme une danse folle des sens déchaînés. Dans la bière, c’est la mousse qui est à redouter. Que la sensation prenne le pas sur la morale et l’on obtient l’idiotie ou le diabolique. À une époque, les films américains qui faisaient le tour de la planète mettaient en scène de ces jeunes gens « innocents ». Embarrassés par la surabondance de leurs sensations physiques, ils vibrionnaient sous leurs chatouillements et s’agitaient en tous sens, comme mus par des mécanismes à ressort. Sans vouloir donner d’interprétation abusive, je me demande si l’origine de cette expression « innocence de la jeunesse » n’est pas à rechercher dans l’Amérique de cette époque. C’était à peu près dans le genre : « On s’éclate sur nos skis », et puis, d’un autre côté, ils commettaient avec insouciance des crimes imbéciles. C’est plus démoniaque qu’imbécile, à moins qu’à l’origine le démoniaque n’ait été imbécile. Notre lapin-jeune fille, que nous avions comparé à l’Artémis lunaire, petite, élancée et aux membres si fins, vient de se métamorphoser d’un coup en un personnage ennuyeux et profondément décevant. Serait-elle idiote ? Alors, on n’y peut rien…
— Aah !
Un cri étrange se fit entendre ; celui de notre brave raton qui, à trente-sept ans, avait perdu toute innocence depuis belle lurette.
— À l’eau ! À l’eau ! C’est pas possible !
— Tais-toi ! Une barque d’argile, ça coule forcément. Tu ne le savais pas ?
— Je ne savais pas. Je suis un peu long à comprendre. Je manque de logique. C’est pour ça. Tu ne me ferais pas ça, hein ! Ce serait trop cruel ! Ah ! J’y comprends plus rien. Est-ce que tu n’es pas ma femme ? Ah ! je coule ! C’est la seule chose dont je sois sûr : je coule ! Si c’est une blague, elle est un peu forte. C’est presque un crime. Je coule ! Pourquoi tu me fais ça ? Tu vas gâcher les provisions ! Il y a des macaronis de vers de terre saupoudrés de crottes de belette dans cette boîte ! Ce serait vraiment du gâchis. Glou ! Ça y est, j’ai bu la tasse ! Je t’en prie, fais cesser cette plaisanterie. C’est pas gentil. Non ! Ne coupe pas la corde. S’il faut mourir, mourons ensemble ! Mari et femme à jamais ! C’est un lien qu’on ne peut pas rompre ! Ah, non ! tu l’as rompu ! Au secours ! Je sais pas nager ! Je vais tout t’avouer. J’ai su nager autrefois mais un raton, à trente-sept ans, ses muscles se raidissent et je ne peux plus nager du tout. Je vais tout t’avouer. J’ai trente-sept ans. Je suis beaucoup trop vieux pour toi. Faut prendre soin d’un vieillard ! N’oublie pas le respect que tu dois aux personnes âgées ! Glou ! Ah ! tu es une bonne fille ! Tends-moi une des rames que je puisse l’attraper ! Aah ! Qu’est-ce que tu fais ? Ça fait mal ! Taper sur la tête des gens avec une rame ! C’est ça, j’ai compris. Tu veux me tuer ! J’ai compris maintenant…
Arrivé au seuil de la mort, le raton avait enfin pénétré les mauvais desseins du lapin. Mais il était déjà trop tard. La rame impitoyable s’abattait à coups répétés sur sa tête. Il disparaissait et resurgissait tour à tour à la surface du lac qui brasillait sous le soleil couchant.
— Aïe ! Ça fait mal ! Pourquoi t’es si méchante ! Qu’est-ce que j’ai bien pu te faire ? Il n’y a pas de mal à tomber amoureux ! cria-il une dernière fois, avant de sombrer d’un coup pour ne plus reparaître.
Le lapin s’essuya le visage :
— Pouh ! Je suis en sueur…
Alors, ce conte est-il une sorte d’avertissement contre la luxure ? Une histoire grotesque nous insinuant de ne pas approcher les belles jeunes filles de seize ans ? Ou bien un manuel de bonnes manières à l’usage des prétendants trop empressés, leur enseignant à se modérer, afin de ne pas susciter en celles qu’ils importunent la répulsion, voire le désir de meurtre ? À moins que ce ne soit une banale histoire drôle, suggérant qu’au quotidien les gens se couvrent d’injures ou se châtient ou s’admirent ou encore se font des concessions, non selon les principes de la morale mais par simple goût.
Mais non, il ne s’agit pas d’impatienter le lecteur avec des conclusions critiques telles que je viens d’en exposer. Il suffit qu’il s’arrête aux dernières paroles du raton :
« Il n’y a pas de mal à tomber amoureux. »
Ce n’est pas exagéré de dire qu’elles condensent en quelques mots le sujet de toutes les histoires tristes que la littérature a produites dans le monde entier depuis les temps anciens. En toute femme sommeille un lapin impitoyable et en tout homme un brave raton qui se débat pour ne pas périr noyé. Pour autant que je puisse en juger, en plus de trente ans d’une vie monotone, c’est l’évidence même. Tu en conviendras probablement aussi, cher lecteur. (…)